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Billet de blog 18 janvier 2024

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Faire société, c'est cesser de financer l'école privée !

La ministre de l'Education Nationale entretient avec la réalité le même rapport que M. Macron avec les citoyens : autoritaire.

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Le réel ne lui convient pas ? Elle a les moyens de le changer. Elle a les moyens de transformer un démantèlement systématique de l'école publique en un argument en faveur de l'école privée. C'est d'ailleurs un argument largement utilisé par beaucoup de familles. Sauf que ce qu'on oublie de dire c'est que ce choix de l'école privée détruit en retour toujours davantage l'école publique en la privant de moyens financiers, matériels et humains. En effet, chaque élève supplémentaire dans l'école privée c'est automatiquement moins de moyens et moins de mixité sociale pour l'école publique. Si l'objectif était de réduire l'école publique à un centre de tri et à un organisme de validation des inégalités sociales, cette position de l'école privée serait une chose tout à fait voulue. 

L'affaire de la ministre Oudéa-Castéra nous offre l'occasion de faire un point sur l'état de l'école publique ainsi que sur ses perspectives. Et le moins que l'on puisse dire c'est que la morosité du réel côtoie les faux-semblants des discours de nos gouvernants. 

L'école publique subit des attaques de plus en plus violentes depuis le début du règne de M. Macron. Il s'agit d'une véritable stratégie du choc permanente où les enseignants ainsi que tous les autres personnels mais aussi et surtout les élèves et leurs familles se trouvent désarmés face au rouleau compresseur qui avance et détruit tout méthodiquement. 

Mme Oudéa-Castéra ne participe donc pas qu'indirectement à cette entreprise destructrice, à l'instar d'autres familles. De par sa position elle attaque l'école publique non seulement par ricochet, en scolarisant ses enfants dans le privé, mais aussi directement, en poursuivant la ligne politique tracée par M. Macron depuis 2017. 

La politique éducative des différents gouvernements macronistes agit sur plusieurs plans : sur les contenus et les formes des apprentissages eux-mêmes, sur les conditions de travail des personnels et des élèves mais aussi sur l'enrobage et le maquillage de ces politiques en des mesures d'un soi-disant bon sens. 

Tout d'abord, sur les contenus eux-mêmes, l'objectif de cette politique est de réduire l'école publique aux fameux "fondamentaux". Sauf qu'en réalité les fondamentaux sont ce qui permet à d'autres apprentissages de venir se poser dessus, tout comme les fondations d'une maison permettent l'existence même de celle-ci. 

Or, il s'agit ici, plutôt que de fondamentaux, d'une falsification. Une véritable fraude intellectuelle est en train de faire passer des techniques et des incarnations particulières pour des capacités et des compétences générales.

Ainsi, en guise de lecture on nous enjoint de pratiquer le déchiffrage et la fluence. Un bon lecteur sera considéré dorénavant l'élève qui déchiffre le plus de mots par minute. Ainsi je pourrais moi-même faire partie des lecteurs experts en italien, sauf que... je n'y comprends pas la moindre phrase. Il aurait été préférable de former des enfants lecteurs qui comprennent les sens des textes lus. Car déchiffrer n'est pas lire. Posséder le "Vidal" ne fait pas de moi un médecin. Déchiffrer un texte permet certes de comprendre des consignes simples et explicites. Mais former de futurs citoyens n'implique-t-il pas d'en faire un peu plus? 

Ne doutons pas que sur cette lancée tout ce qui peut être porteur d'idées subversives sera évacué de l'école des fondamentaux. En Histoire nous aurons le fameux "roman national". En géographie il faudra éviter d'analyser les problèmes engendrés par l'action de l'homme sur l'environnement ou alors seulement à travers les effets de la surpopulation et comme ça les pauvres seront encore les responsables de nos maux. Sinon on se contentera d'apprendre "la grandeur de la France". On gavera ainsi nos enfants et nos jeunes de valeurs rances sans jamais leur permettre d'acquérir des outils intellectuels émancipateurs. 

Parallèlement à ce rabougrissement qualitatif des apprentissages on assiste à une véritable prolétarisation du monde enseignant. Cette prolétarisation ne consiste pas uniquement en une dévalorisation salariale. Celle-ci est bien documentée. Il suffit de rappeler qu'il y a 40 ans un enseignant débutant touchait 2,3 Smic alors qu'aujourd'hui il atteint péniblement 1,2 Smic. 

Le côté caché de la prolétarisation se trouve dans la dépossession que subissent les enseignants concernant le cœur de leur métier. Les différents ministres de l'éducation insistent en effet tous sur les "bonnes pratiques pédagogiques" que les enseignants devront adopter. Le ton est de plus en plus injonctif : il s'agira de pratiquer donc le déchiffrage avec le manuel de "lecture" qui aura été labellisé par le ministère. 

Voilà comment on se débarrasse d'une chose aussi gênante que la liberté pédagogique des enseignants. Les récalcitrants seront soignés au salaire au "mérite" prôné récemment par M. Macron pour toute la fonction publique. Sera fait méritant l'obéissant. 

D'ailleurs avec cette insistance sur le mérite dans la fonction publique M. Macron tente de gommer un aspect du réel avec lequel l'école et les enseignants démontent la validité de la thèse néolibérale selon laquelle on ne travaille vraiment que sous pression (de la hiérarchie, de la concurrence etc.). Or, les enseignants qui sont encore actuellement assez libres car maîtres de leur temps de travail ainsi que de leurs méthodes, travaillent pourtant plus de 43 heures par semaine (selon les données du ministère lui-même). 

D'ailleurs, si les enseignants acceptaient de se transformer en bons soldats du tri social leur temps de travail subirait à coup sûr une forte baisse. Suivre une méthode imposée en haut lieu demande beaucoup moins de préparation que la recherche des situations et des outils les plus adaptés à chacun de nos élèves. C'est pourtant cette première activité qui serait considérée comme méritante. 

Les annonces sur la forme de la scolarité sont en cohérence totale avec cette métamorphose :

  • évaluations à tous les étages (d'ailleurs un autre avantage du travestissement des domaines d'apprentissages en une somme de techniques est la facilité de leur quantification en vue des évaluations : le nombre de mots lus par minute permet un classement rapide des élèves, beaucoup plus qu'une discussion autour de l'interprétation des différents sens d'un texte)
  • orientation de plus en plus précoce 
  • groupes de niveau au collège signifiant ainsi la fin du collège unique et l'officialisation d'un collège à plusieurs vitesses
  • réforme du baccalauréat qui n'a presque plus d'utilité autre que celle d'être un moyen d'élimination (les affectations par Parcoursup ayant lieu bien avant les résultats du bac)
  • Parcoursup et son caractère profondément inégalitaire et opaque
  • réforme du lycée professionnel et sa soumission dorénavant totale aux besoins des entreprises

Car le cœur du problème se situe bien là : la soumission totale du service public de l'éducation dans son intégralité aux besoins de la classe dominante, celle du capital. 

Une telle école sera parfaitement adaptée pour former des consommateurs et une main d'œuvre docile ne remettant pas en cause l'ordre du monde ni ses rapports de domination. C'est certainement cela "l'adaptation aux besoins des entreprises". 

C'est là qu'interviennent les paravents que sont la méritocratie et l'égalité des chances. On investira certes des millions d'euros dans les "cordées de réussite" censées permettre aux jeunes des milieux défavorisés les plus méritants d'accéder à l'enseignement supérieur. La démesure des chiffres pourrait nous ôter l'envie de taxer le président comme étant celui des riches. Mais en mettant en lumière ces transfuges de classes on abandonne définitivement tous les autres. La réussite de quelques uns justifie l'assignation de tous les autres à leur résidence sociale d'origine et fait porter sur leurs seules épaules toute la responsabilité de leur situation. Et tout ce discours en apparence bienveillant est porteur d'une culpabilité que les non-méritants sauront intégrer. Ils ne devront donc s'en prendre qu'à eux-mêmes, leur manque de volonté, de talent, de goût de l'effort. 

Voilà comment on compte faire de l'école publique une école au rabais réservée à la masse qui se contentera de son statut social dont les volontés d'émancipation seront étouffées dans l'œuf par l'idéologie méritocratique et les processus de culpabilisation sous-jacents à celle-ci. Il s'agit d'une stratégie cohérente censée apporter des bénéfices directs au secteur privé mais aussi indirects sous forme de cette docilité fabriquée patiemment.

Ceci est un bref aperçu de l'école prise dans cette lutte de classe que mène la classe bourgeoise dont fait, entre autres, partie Mme Oudéa-Castéra. Cette lutte dont les vainqueurs provisoires tentent d'entériner les résultats en détruisant tous les outils potentiellement subversifs. L'école publique en est assurément un et devient donc ainsi une cible légitime. 

Pour que l'issue puisse être autre chose que la soumission de toute la société aux désirs de quelques-uns, il faut absolument que cette lutte de la classe bourgeoise se transforme en une lutte des classes. Nous devons donc inscrire notre riposte sur ce plan là. 

Demander donc la démission de Mme Oudéa-Castéra est une chose entendue mais cela reste complétement insuffisant. 

Ce qui est nécessaire et urgent, c'est l'exigence de la suppression du financement des écoles privées par de l'argent public. Et c'est là un minimum que nous devrions exiger. Cesser de faire concurrence soi-même à notre service public. Cesser de financer des pratiques pédagogiques obscures et rétrogrades (voir ce qui se passe à Stanislas !) Cesser de financer le séparatisme social des riches et la ségrégation des plus pauvres. 

Au moment même où le pouvoir use et abuse des thématiques d'extrême droite, ce que nous pourrions faire de mieux pour contrer la dérive fascisante de notre société, c'est de pointer les vrais séparatistes. Et cette infographie montre nettement ce dans quoi on dépense 12 milliards (!) d'euros par an : le cloisonnement idéologique et géographique des classes sociales et l'abandon des classes laborieuses à leur sort. 

Illustration 1
Infographie Mixité et IPS © Donatien Huet

L'école publique ne vaut-elle pas mieux que ça? Lorsque la fameuse liberté devient liberté de quelques-uns elle doit être remise en cause. La liberté des plus riches ne peut se faire sur le dos des plus pauvres. Libre à quiconque de se payer l'école de son choix. Mais libre aussi à nous, citoyens, de délibérer de l'emploi de l'argent public. 

Exigeons donc la fin du financement des écoles privées par de l'argent public !

Une fois notre exigence satisfaite, elle pourrait constituer un acquis fondamental (un vrai !) pour la réappropriation pleine et entière de l'école publique par ses acteurs.

 Pour signer la pétition :

https://www.change.org/p/faire-soci%C3%A9t%C3%A9-c-est-cesser-de-financer-l-%C3%A9cole-priv%C3%A9e

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