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Billet de blog 20 août 2025

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Nos monstres ordinaires

Le décès de Jean Pormanove suscite l'indignation et des appels à une justice exemplaire. Mais cela ne suffira malheureusement pas à empêcher la survenue de nouveaux monstres si nous ne nous attaquons pas aux racines profondes qui nourrissent et produisent cette déshumanisation au plus profond de chacun d'entre nous.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le décès de Jean Pormanove et la découverte par un large public de ce à quoi il participait et dont il était victime provoque logiquement une vague d’indignation. Les tortionnaires de celui qui est décédé en direct sont qualifiés de monstres et on se questionne sur la monstruosité de ceux qui regardaient et finançaient ces émissions. On dénonce le cynisme et l’inaction de plusieurs protagonistes : de la plateforme qui hébergeait les contenus jusqu’à la justice en passant par l’ARCOM ou certains ministres.

Au-delà de ces saines et nécessaires indignations, cette affaire et ces pratiques déshumanisantes, dont Mediapart s’était fait lanceur d’alerte dès le mois de décembre 2024, méritent d’être observés et analysées pour ce qu’elles sont : un phénomène social et économique. En tant que telles, elles sont le cruel résultat de multiples contextes. Et ne pas interroger ceux-ci mais se cantonner à une condamnation des protagonistes directs de cette histoire est la meilleure façon de laisser d’autres monstruosités du même genre se reproduire.

Commençons par poser le cœur du problème : cette affaire révèle une nouvelle fois, s'il en était besoin, que le capitalisme en tant que modèle économique et social est un danger pour l'humanité. Et que s'y opposer est une double nécessité anthropologique. Effectivement, il s’agit maintenant de mettre en lumière ces liens plus ou moins directs entre les pratiques inhumaines de quelques individus dénoncées ici ainsi que le voyeurisme morbide de leurs followers et le capitalisme.

L’idée ici n’est pas du tout de dédouaner quelque individu que ce soit de ses responsabilités mais au contraire de rendre l’accusation encore plus accablante et porteuse de la possibilité d’une vraie rédemption collective.

Tout d'abord, le capitalisme est un système basé sur une croissance infinie des capitaux. Et cela prime sur tout le reste. Que l'on soit obligé pour cela de mettre en danger la santé de la population, la vie de certains individus ou de certaines couches de la population ou même les conditions de survie de notre espèce sur la planète, peu importe. On vote quand même la réintroduction des pesticides, on n'interdit pas les pollueurs mais on les fait simplement payer, on se félicite toujours des résultats économiques des industries automobile ou aéronautique, l'agriculture intensive est plus que jamais un modèle protégé et promu... Les lobbys du tabac et de l'alcool empêchent tout frein réel à leur production. La collaboration avec des terroristes de DAESH, pourtant déclarés ennemis numéro 1, est non seulement une chose envisageable mais envisagée et réalisée par Lafarge ! A tout ceci on peut évidemment rajouter le record du cynisme : la perpétuation d'un génocide en direct et notre coopération économique qui continue avec le génocidaire !

Voilà pour ce qui est des priorités. Alors que des types se fassent de l’argent sur la souffrance et des tortures en direct, qui cela peut-il étonner !? L'éthique et la morale n'ont pas leur place dans cette histoire. Le fait est que, d’un point de vue strictement économique, ces pratiques existaient depuis des mois et des années tout simplement parce qu’elles rapportaient de l’argent à leurs différents protagonistes. Le paragraphe précédent nous montre que c’est tout sauf une première si cet aspect économique a primé sur le reste. Les valeurs humanistes, morales ou éthiques ne pèsent pas grand-chose à côté des valeurs monétaires.

Mais le lien entre les pratiques de ces tortionnaires et le capitalisme est encore plus étroit que ce que ce simple constat sur la primauté des valeurs laisse entendre. Ces gens sont le produit de leur époque et ils véhiculent un discours méritocratique et masculiniste qui est au cœur de la gouvernance néolibérale. Ils sont à la fois le produit et les promoteurs des logiques du capitalisme arrivé à son stade néolibéral. Ils sont un concentré chimiquement pur de la méritocratie capitaliste poussé à l’extrême.

Le discours qu’on retrouve dans leurs vidéos ou celui de leur communauté sont explicites de ce point de vue. Au moment de l’article de Mediapart au mois de décembre 2024 et même encore aujourd’hui, les défenseurs des streamers adoptent un discours simple : c’est grâce à ses deux bourreaux que Jean Pormanove, Raphaël Graven de son vrai nom, aurait enfin une vie digne de ce nom. Auparavant inconnu faisant des streams depuis le domicile de sa mère, il aurait été « repéré » et rendu célèbre et riche grâce à l’intervention de ces deux nouveaux « amis ». Pour certains il aurait même été « sauvé » par eux. Et cela leur donnerait donc droit de poursuivre ce qui a permis d’en arriver là.

Selon un principe de base du capitalisme, un salarié est quelqu’un qui vend sa force de travail à un capitaliste qui achète celle-ci. Le prix de cette force de travail est le salaire. Pendant la durée où sa force de travail est achetée par son « employeur », le salarié est quasi-totalement subordonné à celui-ci. Il est censé effectuer ce qu’on lui demande. Les finalités de produits tout comme les méthodes de travail sont des choses sur lesquelles il n’a aucune prise. Certes, et heureusement, en temps ordinaire, il existe encore cette chose que d’aucuns accusent de tous les maux, à savoir le Code du travail. Fruit d’un rapport de forces entre la classe des travailleurs et le patronat, il reste constamment sous la menace d’un allègement.

Dans l’affaire qui nous préoccupe, le rapport entre la victime et ses bourreaux est constitué par cette subordination poussée à l’extrême. Et elle est donc défendue comme telle tout à fait explicitement par la « communauté ». Sans eux il n’aurait jamais été riche, le présenter comme une « victime » de ses « amis » est donc inacceptable pour ces spectateurs. En effet, pour eux, qui ont pleinement intégré les logiques marchandes du capitalisme, la subordination de Jean Pormanove aux scénarios sadiques de ses « employeurs » est juste normale. Ce qu’on doit dire à cette communauté ainsi qu’aux principaux protagonistes qui aiment employer des termes comme « amitié » ou « sauvetage » c’est qu’ils se méprennent. Si un sauvetage donne le droit de torturer et d'humilier et que ces pratiques sont justifiées par la richesse financière qu’elles procurent à leur victime, il ne s’agit aucunement d’un sauvetage. C'est un investissement !

Mais les humiliations et les tortures n’étaient pas uniquement physiques. Elles étaient aussi psychologiques. Et dans le cadre de celles-ci on avait recours, là aussi, à la logique méritocratique dans ce qu’elle a de plus ordinaire et donc de plus déshumanisant. Les deux patrons, appelons-les donc par un terme approprié, tenaient des discours explicitement emprunts à la logique méritocratique mais là aussi, poussé à l’extrême. Dans une vidéo on peut les entendre lui dire : « Mois je te le dis texto. Oublie le fait de te trouver une meuf. Oublie le fait de te marier. Oublie le seul pourcent de chances d’avoir des enfants. Puis, au lieu de remettre ça sur la faute soit des gens soit de nous, remets la faute sur le fait que t’es un immense fils de p… qui n’est pas prêt à faire des efforts. »

La réussite y est mesurée selon trois critères masculinistes et patriarcaux : trouver une « meuf », se marier et avoir des enfants. Puis, surtout, l'échec n'est le résultat de rien d'autre que du manque d'efforts individuels. C'est exactement le discours que le capitalisme néolibéral sert aux victimes actuelles et futures de son système scolaire basé sur le tri et l'exclusion de plus en plus précoces. Vous n'avez pas fait d'efforts, vous n'êtes pas doués ou talentueux, vous êtes l'unique responsable de vos situations professionnelle, sociale, familiale… Margaret Thatcher le disait déjà explicitement : il n'y a pas de société, il n'y a que des individus et leurs familles. Ces deux personnes, ces deux tortionnaires, que nous sommes nombreux à vouloir traiter de monstres ne sont que le produit de la cristallisation capitaliste.

On ne peut vivre dans une société si peu soucieuse de la vie humaine par ailleurs et s'étonner qu'elle produise ce genre de créatures. Car oui, ce sont des monstres, mais des monstres ordinaires fabriqués par chacun de nos renoncements sur notre humanité.

Il est là le double enjeu anthropologique de notre révolution à venir : d'abord sauvegarder les conditions matérielles de survie de notre espèce. Puis, et ce second enjeu est indissociable du premier : renouer avec notre capacité à penser et à agir sur notre milieu. Penser et agir, non pas à la manière d'animaux qui ne cessent de s'adapter mais en reprenant la main sur les actes de notre espèce. Actuellement, une poignée d'experts autoproclamés décident à notre place et on ne peut que constater que leurs décisions vont à l'encontre de nos intérêts. En redevenant une espèce pensant collectivement notre futur au lieu de le laisser délégué à un groupe d'experts dont l'intérêt n'est que celui cité au début, à savoir la croissance des profits financiers, nous sauverons ainsi doublement notre humanité. En luttant pour sauvegarder les conditions d'habitabilité sur la planète mais donc aussi en luttant pour préserver ce qui caractérise notre espèce : cette capacité de pensée et de communication hors du commun. L'un ne peut aller sans l'autre !

Que cette tragédie entraîne le procès de deux individus qui ont nié l'humanité d'un autre est la moindre des choses. Mais qu'elle se transforme en une prise de conscience à propos du caractère ordinaire, prévisible et même inévitable de ces dérives est plus que souhaitable. Qu'on se rende compte que ces dérives sont en fait le résultat attendu de l'évolution anthropologique produite par le capitalisme arrivé à son stade néolibéral.

On peut s'attaquer aux protagonistes dont l'existence est structurelle mais l'identité individuelle contingente. Mais si nous ne nous attaquons pas aux structures déshumanisantes de notre société nous pouvons malheureusement être sûrs que de nouveaux monstres verront le jour, certainement bien pires que ceux-ci. La seule chose que nous ignorons est leur identité mais cela reste une question tout à fait secondaire. D'ailleurs, la société capitaliste rêve de cet environnement décrit dans Minority report où elle se chargerait elle même d'empêcher les dégâts que son fonctionnement propre engendre de survenir. Elle ne cesse de nous servir ces promesses techno-solutionnistes pour mieux préserver le statu quo destructeur. 

Le vrai procès n'est donc pas celui de ces individus, mais celui de notre société dans son ensemble qui produit ses monstres à la chaîne, les nourrit, puis s'étonne de leur monstruosité. Une société où la valeur ultime est le gain financier n'a pas le droit de s'étonner qu'on puisse gagner sa vie en torturant et en mettant à mort l'un d'entre nous alors que c'est le fonctionnement ordinaire de cette société.

Nos cris indignés face à cette déshumanisation filmée font résonner nos silences approbateurs dont nous usons partout ailleurs.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.