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Billet de blog 24 août 2025

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LFI et journalistes : crise perpétuelle ou émancipation pour tous ?

L’affaire de non accréditation par la France Insoumise du journaliste Olivier Pérou du journal le Monde, missionné pour couvrir les AMFIS, événement de rentrée de LFI, suscite des réactions d’indignation et de contre indignation de part et d’autre de la sphère insoumise. Mais elle révèle surtout une difficulté de penser le statut de prolétaires des journalistes ainsi que l’émancipation en actes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’affaire de non accréditation par la France Insoumise du journaliste Olivier Pérou du journal le Monde, missionné pour couvrir les AMFIS, événement de rentrée de LFI, suscite des réactions d’indignation et de contre indignation de part et d’autre de la sphère insoumise. Mais elle révèle surtout une difficulté de penser le statut de prolétaires des journalistes ainsi que l’émancipation en actes.

Tout commence en apparence par le refus de la part de LFI d’accréditer le journaliste Olivier Pérou. Sauf qu’il faut remonter un peu plus en arrière pour bien comprendre de quoi il s’agit.

Olivier Pérou est l’auteur, avec Charlotte Bellaïch de Libération, du livre La Meute. C’est un livre clairement à charge contre LFI et ils y dénoncent des pratiques peu démocratiques du mouvement politique. Or, à la France Insoumise on dénonce un travail sans déontologie journalistique, à savoir sans : « respect du contradictoire, protection de la vie privée, rigueur, sources multiples ». D’après LFI, l’ouvrage en question viole clairement la charte de déontologie de Munich. En vertu d’un tel constat, la direction de LFI aurait informé dès le 30 mai dernier les directions des journaux respectifs des deux journalistes qu’ils ne souhaitaient plus être couverts par ceux-ci. Sauf qu’en l’occurrence, la direction du journal le Monde a de toute évidence décidé de ne pas en tenir compte.

Nous nous retrouvons ainsi dans une situation où les sociétés de journalistes de nombreux médias dénoncent la décision de LFI. Y compris des médias qu’on ne peut, en gardant un tant soit peu d’honnêteté intellectuelle, qualifier d’inféodés au capital ou d’alliés objectifs du macronisme (l’Humanité, Blast, Arrêt sur images…) Ces sociétés de journalistes dénoncent « une atteinte grave au droit d’informer, qui s’inscrit dans un contexte préoccupant de recul de la liberté de la presse, même dans les démocraties ».

De l’autre côté, des militants ou sympathisants de LFI qui accusent à leur tour ces journalistes de réaction corporatiste, rappelant tour à tour la piètre qualité de travail des deux journalistes en question et leur absence totale de déontologie ou les précédents en matière de refus d’accréditations, notamment de la part du parti présidentiel Renaissance vis-à-vis du média Reporterre. La direction et les militants ne cessent également de clamer que ce ne sont pas les médias Le Monde et Libération en tant que tels qui sont indésirables mais uniquement les deux journalistes en question. Bref, à LFI on affirme avoir une haute opinion de ce qu’est, ou devrait être, le journalisme et c’est pour cette raison aussi qu’on agit ainsi.

Le moins que l’on puisse dire c’est que ces réactions épidermiques empêchent de sortir de cette situation par le haut. Elles empêchent d’observer la situation réelle des journalistes et par conséquent d’œuvrer à leur émancipation.

Car il faut poser en premier lieu un constat : les journalistes sont, comme tant d’autres professions, prolétarisés. Dire que les grands médias sont aux mains de grands capitalistes est un fait irréfutable. Et cette possession littérale n’est pas sans effets sur la production journalistique. Les exemples ne manquent pas où la quasi unanimité médiatique s’est opposée à la volonté populaire et a tenté de façonner l’opinion dans un sens toujours prévisible, à savoir celui de préservation du modèle néolibéral. Entre la campagne pour le oui en 2005 jusqu’à la minimisation du génocide colonial en Palestine en passant par les traitements biaisés des campagnes électorales mais aussi par la quasi fascisation des discours sous l’influence pionnière des médias de l’empire Bolloré, oui, le champ médiatique vit dans un « contexte préoccupant de recul de la liberté de la presse, même dans les démocraties ». Et cela n’a rien à voir avec la décision de La France Insoumise mais tout à voir avec ce que dénonce ce mouvement politique depuis des années maintenant : à savoir l’emprise du capitalisme sur toutes nos institutions, tous les champs de notre société ainsi que nos rapports sociaux.

Les seuls qu'on pourrait donc imaginer échapper à cette limitation de la liberté d'expression sont les médias indépendants. Mais pour eux se pose la question de moyens financiers. Evidemment, les recettes publicitaires étant maigres et les investissements massifs absents par définition, puisqu'ils créeraient de fait une dépendance à l'investisseur, ces médias-là sont dans une lutte permanente. Il s'agit du journalisme doublé d'un militantisme en faveur de cette indépendance. C'est souvent ce supplément d'âme de ces journalistes ainsi que de leurs lecteurs (ou auditeurs, spectateurs...) qui fait que ces anomalies continuent d'exister. Difficilement mais courageusement. Par conviction. Mais la structure même de la société capitaliste fait qu’ils ne peuvent se débarrasser de leur statut d’anomalies tolérées. Tolérées parce qu’anomalies. Puis, les journalistes sont souvent prolétarisés même dans des médias indépendants et engagés, pas à l’abri des effets de la structure capitaliste. Les révélations sur les dégâts des rapports de domination au sein des médias comme par exemple Là-bas si j’y suis ou encore Le Média sont tout à fait parlantes.

Mais alors, qui de LFI, qui décide d’évincer ces deux journalistes qui se débarrassent de règles déontologiques et mettent leur pratique au service d’une entreprise de disqualification d’un mouvement qui dénonce la mainmise de ce capitalisme fascisant, ou des rédactions et des sociétés de journalistes, qui dénoncent cette ingérence politique dans la pratique journalistique, a raison ?

Pour répondre à cette question, nous devons en premier lieu savoir quel est notre objectif ? Si c’est défendre une profession ici et maintenant, telle qu’elle est (et elle est mal en point), alors il faut dénoncer le geste de LFI. Non, ce n’est pas aux mouvements ou partis politiques de choisir quel.les journalistes vont couvrir leurs événements. Car, oui, ce geste s’inscrit dans une tendance de réduction de libertés de la presse, même dans les démocraties.

Mais si l’objectif est un peu plus ambitieux, par exemple œuvrer à l’advenue de la liberté de la presse, à l’émancipation des journalistes ainsi que du reste du prolétariat, bref, à une transformation radicale de la société, alors les différents protagonistes de cette affaire devraient élever quelque peu le niveau de leurs argumentaires respectifs.

Du côté des rédactions, la célérité et la détermination de la réaction à l’annonce de ce refus d’accréditation sont à mettre face aux absences de réactions lorsque des journalistes indépendants ou travaillant pour des médias indépendants se retrouvent sans accréditation pour un meeting d’Emmanuel Macron par exemple, normalisant ainsi l’emprise capitaliste sur le champ médiatique où seuls les plus gros sont légitimes dans leur indignation.

Leurs vives réactions sont aussi à mettre face aux atermoiements voire à l’absence de réactions non seulement vis-à-vis des assassinats quotidiens de journalistes palestiniens mais aussi de la négation même de l’existence de ceux-ci (et donc la légitimation de leur désignation comme cibles militaires) par certains de leurs collègues voire des rédactions.

Leurs réactions indignées sont à mettre également face à l’acquiescement lors de l’annonce de la fermeture de RT France ou lors du bombardement de la télévision serbe en 1999 par nos forces armées. Dans ces deux derniers cas, les accusations portées contre ces médias étaient du même type que celles portées par LFI contre les deux auteurs de La Meute : absence de déontologie et œuvre propagandaire.

Tout cela pour dire aux rédactions journalistiques indignées que oui, leurs réactions sont légitimes, mais si l’objectif est réellement celui affiché alors il s’agirait d’être conséquent par ailleurs. Car reprocher à juste titre à LFI de bafouer la liberté journalistique mais approuver l’élimination du paysage, voire l’élimination pure et simple, de certains journalistes ou médias après une condamnation gouvernementale ou militaire c’est totalement inconséquent. Même dans les démocraties.

Car oui, cette précision hérisse. Cette précision pose comme naturelle, comme évidente, une hiérarchisation des journalismes selon les parties du monde où ils exercent. Et c’est cette même hiérarchisation, réduite ici à un niveau individuel, qui est reprochée à LFI. On ne peut entendre sur les plateaux et lire dans les journaux une validation permanente de la hiérarchisation des journalismes puis s’en indigner lorsqu’elle touche certains d’entre nous. La liberté de la presse est soit un principe inconditionnel soit n’est rien du tout.

La liberté de la presse aurait exigé une réaction au moins aussi virulente lors de la suspension d’un journaliste de France Info TV qui aurait qualifié les prisonniers palestiniens détenus par Israël d’otages là où la direction de la chaîne, et certains politiques qui ont fait pression en ce sens, auraient aimé que lesdits otages soient qualifiés de prisonniers. Non, à ce moment-là la société de journalistes de France Télévision n’a pas eu un mot de soutien pour leur collègue ni même pour dénoncer les pressions d’une députée de la majorité.

Mais cette inconditionnalité est à renvoyer aussi à la direction de la France Insoumise ainsi qu’à ses militants. Ils ne cessent de brandir les refus d’accréditations faits par la majorité présidentielle, en plus de ceux faits par le Rassemblement National, pour montrer le deux poids deux mesures de l’indignation journalistique. Mais si les agissements d’Emmanuel Macron sont un modèle à suivre alors il faut le dire clairement. Car la dénonciation, justifiée, du deux poids deux mesures ne répond en rien à la critique de fond sur l’usage d’une pratique problématique.

En effet, tout comme les arguments des Bernard-Henri Lévy ou des Sophia Aram qui tentent de disqualifier la défense du peuple palestinien par l’existence des opprimés soudanais ou yéménites dont personne ne parlerait, de même l’adoption de certaines pratiques douteuses par nos ennemis politiques ne justifie en aucun cas l’adoption de ces pratiques, ou d’autres qui y seraient semblables, par nos mouvements politiques qui prônent l’émancipation.

Pire, en n’accordant pas l’accréditation à deux journalistes seulement mais en précisant que leurs rédactions sont libres d’en envoyer d’autres, on en fait un problème d’individus. La France Insoumise se pose en juge en matière de déontologie journalistique et écarte ce faisant la situation plus globale et d’autant plus alarmante du champ médiatique en général. On fait comme si Le Monde n’était en rien un problème et on se contente de blâmer un de ses salariés.

Poser la liberté de la presse et l’émancipation des journalistes comme un objectif exige un peu plus de nuance. Se mettre en position de dénier le professionnalisme de deux journalistes et ainsi en potentiel gardien de l’éthique journalistique, se mettant en scène délivrant les bons et les mauvais points aux travailleurs médiatiques, alors qu’on est un parti politique prétendant à prendre le pouvoir, il y a de quoi créer de l’inquiétude.

La voie de l’émancipation ne peut passer par de la coercition ou du contrôle de quelque sorte que ce soit mais uniquement par une confiance absolue en l’intelligence collective. Et la favorisation du développement et de l’expression de cette intelligence collective, actuellement étouffée et niée par nos experts guidant la populace avec l’aide plus ou moins cynique de leurs complices du champ journalistique, n’est possible que par un travail de conscientisation à propos de l’état réel d’emprise sous lequel nous nous trouvons actuellement.

Donc, si la décision de LFI est condamnable et condamnée, alors il s’agirait pour la classe journalistique de faire un pas de côté et ainsi pouvoir observer puis dénoncer à sa juste mesure ce qui non seulement met en danger la liberté journalistique mais la nie tout simplement en la subordonnant à la préservation du modèle capitaliste. Dans le cas contraire, si les seules réactions si promptes et épidermiques soient celles adressées au mouvement de M. Mélenchon, alors il n’y a que peu de chances que ses militants abandonnent leurs invectives envers une profession qu’ils continueront de juger corporatiste et défendant ses intérêts étroits et de très court terme.

Quant à LFI, si sa lutte ne se résume pas à la prise de pouvoir mais vise une restructuration radicale de la société alors il s’agit de faire preuve de respect envers la séparation des pouvoirs politique et journalistique. Dans le cas contraire les dérives seront inévitables.

C’est cette position dialectique à première vue intenable qu’il s’agit d’adopter de part et d’autre. Mais celle-ci n’est intenable que dans l’état actuel des choses. L’adopter c’est déjà porter un coup décisif à l’emprise capitaliste car c’est déjà envisager la possibilité d’un actuel inouï.  

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