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Billet de blog 26 avril 2020

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Volontariat ou désengagement? Réintroduire du sens

Le gouvernement envisage le retour à l'école sur la base du volontariat des parents. Cette démarche ne masque-t-elle pas simplement un désengagement de l'Etat en reportant la responsabilité sur les individus et en évacuant ce qui fait société?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Ce sont les parents qui décideront."

Voilà une phrase qui résume la dernière décision de M Macron concernant la réouverture des écoles. Cette décision n'est pas surprenante pour qui prend un peu de recul et essaie de regarder l'évolution de la société ces dernières décennies. Evolution qui va vers toujours plus d'individualisation, de "liberté" pour les individus de choisir eux-mêmes le cours de leur vie. Cette théorie libérale où l'on justifie toujours les pires excès par la valeur suprême du concept "liberté" comme une chose sur laquelle il n'y a pas de discussion possible. Donc liberté pour tous, individus comme entreprises. Bien sûr cela s'accompagne d'une limitation, voire une suppression de toutes les contraintes, qu'elles soient fiscales, légales ou autres. Toutes celles qui viennent de cette chose assez gênante qu'on appelle "l'Etat". C'est le résultat de la rencontre entre ce qu'on appelle "l'esprit de mai 68" et le capitalisme. Le premier alimentant l'idéologie du second et ce au moment où celui-ci arrivait peut être à sec au niveau de son argumentation mais aussi au moment où il prit un virage, celui entamé à la fin des années 1970, consistant à en finir avec sa cohabitation avec l'Etat social et protecteur, l'Etat "providence". Il est d'ailleurs curieux de constater le nombre de protagonistes de mai 68 ayant franchi la barrière pour révéler leur vrai engagement, celui en faveur du capital et de la domination. 

"L'ultralibéralisme est un oxymore"

Pour ses défenseurs, le libéralisme ne peut en effet pas être précédé du préfixe ultra, car comment pourrait-on être trop libre? Mais entre le fait d'être libre et celui d'être livré à soi-même il y a tout de même une sacrée nuance. Les individus ne sont pas des agents neutres placés dans un milieu neutre. Les individus sont des sujets sociaux et historiques. Sociaux car en interaction constante avec ce qui les entoure (leur famille, leurs amis, leur milieu professionnel) et historiques car par leur histoire personnelle, familiale, nationale ou que sais-je encore ils n'ont pas tous la même vie. Donc, sans chercher des exemples extrêmes comme par exemple celui d'un milliardaire et celui d'un paysan malien pour comparer la nature et le degré de leurs libertés respectives, sans même rentrer dans les rapports de subordination au sein de toute entreprise, concentrons-nous sur la décision de M Macron qui laisse la liberté à chacun de choisir s'il met son enfant à l'école le 12 mai prochain ou pas. Dans l'esprit du gouvernement ainsi que celui de ses commentateurs médiatiques, cette décision est la moins mauvaise possible car, concèdent-ils, au moment de la pandémie il n'y a pas vraiment de très bonnes solutions puisque celle-ci nous contraint. Laisser à chacun la liberté de choisir, la liberté d’estimer le risque. Comment pourrait-on être contre cela ? Contre la liberté de chaque individu .

Les sous-entendus de la liberté parentale

A travers sa décision M Macron reconnaît cependant implicitement une chose qu’il faut souligner pour bien comprendre ce qui en découle concernant cette fameuse liberté de choisir pour les parents d’élèves. En temps normal, l’école est obligatoire. M Blanquer fait en ce moment une distinction entre l’instruction (qui serait obligatoire) et l’école (qui ne le serait pas ou plus). Et ceci n’est qu’un essai de déminage de certaines critiques. Mais la chose reconnue implicitement par la décision présidentielle est le fait que nous ne sommes plus dans une situation ordinaire. Puisqu’il permet à chaque parent de décider lui-même si son enfant ira à l’école ou pas, il reconnaît en même temps qu’il existe bien une raison pour laquelle des parents pourraient décider de ne pas mettre leurs enfants à l’école. Et cette raison est bien entendue sanitaire. Le risque est bien celui d’être contaminé par le Covid 19.  Et ce virus est bien plus dangereux qu’une simple grippe. Car peut-on imaginer des parents écrire, tous les ans au mois de décembre, dans le cahier de liaison de leur enfant :

« Cher-e maître-sse, Lucas ne viendra pas à l’école et ce jusqu’au 1er mars car nous estimons que le risque qu’il attrape la grippe est trop important. Veuillez nous communiquer le travail à effectuer (et oui, car l’instruction reste obligatoire) par visioconférence ou bien par mail. Cordialement… »

Libres de creuser

Une fois posé le fait que le danger potentiel est reconnu par le président Macron lui-même à travers cette décision, examinons la vraie signification de ce volontariat des parents, de leur liberté de choisir. La réaction spontanée serait bien sûr de se dire que c’est la moins mauvaise solution. Spontanée car nous vivons dans le monde où nous entendons depuis trop longtemps les experts médiatisés nous dire que l’Etat doit responsabiliser les gens (trop de prestations sociales crée l’assistanat, pour trouver du travail il faut oser traverser la rue  ou bien créer une start-up) et que là, par conséquent, le président et son gouvernement sont dans le bon sens. Ce serait oublier ce que nous avons vu plus haut à propos des individus.

Clint Eastwod disait « Tu vois, le monde se divise en deux catégories: ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses. » Dans notre cas, il s’agit d’une division qui ne repose pas sur la possession d’une arme à feu remplie de munitions mais qui pourrait dans certains cas avoir la même conséquence pour celui qui refuse de creuser.  Ou pour être tout à fait exact notre situation est le négatif de celle imaginée par Sergio Leone. C’est celui qui accepte de creuser, ou d’aller effectuer un quelconque autre travail et qui par la même occasion « décide » de mettre son enfant à l’école, qui pourrait être contaminé par le Covid-19 avec tous les risques que ça entraîne. Bien sûr personne ne tient personne en joue dans notre situation actuelle. Mais le choix, la liberté que le président et son gouvernement laissent aux parents n’en sont pas vraiment pour une catégorie de gens.

Non-choix

C’est vrai qu’il y a un certain nombre de gens pour qui cette liberté de choisir est réelle. Ainsi Lionel et Véronique vont téléphoner à leurs chefs respectifs pour s’arranger et télétravailler chacun une partie de la semaine et ainsi pouvoir garder leurs enfants à la maison. Malheureusement Lionel vient d'apprendre qu'il ne pourra pas télétravailler alors tant pis, ils prendront une nounou pour garder les enfants les jours concernés. Le problème est qu’il y a tout un tas de gens qui ne sont pas dans cette situation. Tout un tas de gens qui ne vivent pas la même vie que Lionel et Véronique. Des gens qui font des métiers où on ne peut pas télétravailler. Des gens qui n’ont jamais imaginé pouvoir se payer une nounou. Ces gens-là n’ont pas de choix à faire. Un enseignant d’ailleurs peut-il envoyer un courrier à son hiérarchie en expliquant :

 « Monsieur l’inspecteur, je vous informe par le présent courrier que je serai absent à partir du 11 mai car, comme me l’a permis le président Macron, j’ai décidé de garder mes enfants à la maison et d’effectuer le travail avec mes élèves par visioconférence comme je le fais depuis le 16 mars. Veuillez agréer… »

Bien sûr qu’il ne le pourra pas, tout comme ne le pourra la vendeuse de chaussures dont le magasin rouvre ni le manutentionnaire qui travaille dans l’usine de pièces détachées pour voitures (si toutefois ce genre d’usines existe toujours en France).

La décision de M Macron s’adresse donc uniquement à une partie de la population. Ceux qui ont un travail permettant de télétravailler ou bien qui ont assez d’argent pour payer une nounou. D’ailleurs, tiens, Cécile est nounou. Enfin pas vraiment. Elle est au chômage et elle a accepté de garder les enfants de Véronique car celle-ci ne souhaite pas les mettre à l’école par peur du coronavirus. Alors Cécile a accepté car elle a vraiment besoin d’un supplément de revenus. Après avoir longuement réfléchi elle a décidé donc de mettre ses enfants à l’école à partir du 12 mai. Même si ça lui fait peur.

L’Etat de la sécurité (de la ceinture)

Nous voyons donc la vraie nature de la liberté accordée par M Macron. Elle est inexistante pour toute une partie de la population (à moins que la liberté de démissionner ou de se faire licencier pour absence non justifiée faisait partie de l’implicite, ou bien il s’agissait d’une incitation à la fraude au moyen de certificat médical douteux pour les enseignants, mais nous ne pouvons prêter de telles intentions au président). Et elle met tous les autres devant un choix qu’ils devront effectuer seuls. Un choix terriblement cruel même dans le cas de Cécile. Ayant en tête le caractère potentiellement dangereux de la situation, jugez vous-même si tel est le rôle de l’Etat.

Imagine-t-on un seul instant que l’on puisse suspendre pour un temps donné le caractère obligatoire de la ceinture de sécurité dans la voiture ? Rouler sans ceinture de sécurité pourrait, dans certains cas, s’avérer dangereux. Il faudrait donc que les gens prennent un certain nombre de précautions. Situation absurde mais qui permet de souligner la cruauté implicite de la décision présidentielle réelle. En ne mettant pas la ceinture de sécurité la seule vie que l’on met en danger est la sienne propre. Ce n’est pas le cas avec le coronavirus. De plus, toutes les voitures étant munies de ceintures de sécurité, personne ne serait dans l’obligation de choisir entre la sécurité sanitaire et son emploi  (ou juste une partie de ses finances dans le cas de Lionel et Véronique). Le non-choix proposé par M Macron est donc profondément inégalitaire, voire cruel pour certains cas particuliers. Il fait écho au désengagement de l’Etat dans tant d’autres domaines.

Vrai discours

Nous pouvons maintenant finir sur les non-dits. Ou les mal-dits. La reprise économique exige que les gens retrouvent le chemin de leur travail. Les écoles doivent donc accueillir les enfants (d’ailleurs les universités restent fermées, ces « enfants » là étant assez grands pour se garder tout seuls et sont accessoirement issus de classes supérieures) pour permettre aux parents de retourner au travail. Alors pourquoi ne pas le dire clairement au lieu de tourner autour du pot depuis des semaines.

« Les entreprises doivent reprendre toutes leurs activités. Il n’y a plus d’argent magique. Au boulot ! Par contre pour ceux qui ont envie et les moyens de limiter les risques de contamination, nous vous informons que vous n’êtes pas tenus d’envoyer vos enfants à l’école. Sachez tout de même que vos employés si vous en avez, n’auront pas d’excuse pour rester à la maison à partir du 12 mai car nous envoyons les enseignants pour garder leurs enfants. Vive la République…. »

Avouez que ça fait rêver.

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