« Telle est la grande tâche humaniste et historique des opprimés : se libérer soi-même et libérer les oppresseurs » - Paulo Freire, La pédagogie des opprimés (toutes les citations en italiques dans ce texte proviennent de ce même ouvrage)
Il s’agirait de partir de constats difficilement contestables. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Les écarts ne cessent de se creuser. La richesse et la pauvreté ont tout de même un point commun : elles tendent toutes deux à devenir purement héréditaires.
Alors, quel est l’état des consciences de ces différentes catégories de la population ?
La catégorie la plus simple à étudier est celle de la classe dominante, bourgeoise, la classe qui a tout intérêt à ce que les choses ne changent pas, puisqu’elle est actuellement dans une position ultra-favorable. Ses différentes richesses lui permettent d’assurer un avenir confortable à ses descendants sur plusieurs générations, à condition bien sûr que toutes ces générations poursuivent leur lutte pour la conservation du statu quo social. Qu’elles soient donc conscientes de leurs intérêts de classe, comme l’est la génération actuelle ainsi que l’étaient celles passées.
C’est donc cette classe qui est au pouvoir depuis des décennies et qui ne cherche qu’une chose : inculquer aux autres classes sociales une vision du monde, de la réalité dans laquelle nous vivons, qui serait immuable. Où les structures hiérarchiques ne pourraient être abattues. Où les règles économiques ne pourraient être remises en question. Où donc le seul salut envisageable se trouverait dans la lutte pour une meilleure place dans ce système-là. Les classes inférieures, opprimées, n’auraient d’autre choix que de tenter de se s’adapter le mieux possible à ces conditions et de se hisser au-dessus de la mêlée pour tenter de monter dans cette hiérarchie préétablie et a priori naturelle.
Cette classe dominante est celle qui, à travers les voix de ses représentants politiques et médiatiques, nous explique, et à force de nous expliquer nous inocule cette conception du monde qu’on intègre dans la construction même de notre être. Comme l’expliquait Paulo Freire, nous « hébergeons » les oppresseurs à l’intérieur même de notre être. Nous adoptons sa vision du monde ainsi que des limites de celui-ci. D’où certains paradoxes, comme par exemple des gens vivant dans la grande précarité mais qui jugent liberticide le fait de vouloir taxer fortement les grandes fortunes.
La véritable réflexion politique doit donc de toute évidence se pencher sur les classes sociales qui subissent cette situation, les classes opprimées. Les membres de cette classe-là, se trouvent devant un choix. Mais un choix qui, pour pouvoir en être véritablement un, a besoin de quelques éclaircissements.
Evidemment, dans la situation telle qu’elle est, le seul choix qui s’offre aux consciences opprimées est celui à l’intérieur des limites posées par les classes dominantes : à savoir l’adaptation. Or, un autre choix, pas encore parvenu à la conscience de beaucoup, se tapit dans ce réel rendu opaque et nébuleux à dessein par les oppresseurs. « La lutte se livre entre eux-mêmes ou êtres doubles. Entre chasser ou non l’oppresseur de leur intérieur. Suivre des prescriptions ou avoir des choix. Être spectateurs ou acteurs. Jouer ou avoir l’illusion de jouer le rôle des oppresseurs. » Avoir à l’esprit ce « tragique dilemme des opprimés » nous permettra de clarifier quelque peu les enjeux ainsi que les décisions électorales de nombreux de nos compatriotes.
Les trois blocs qui se dessinent clairement dans les résultats électoraux de ces dernières années correspondent à différentes positions dans ce « jeu » entre oppresseurs et opprimés. Le « bloc bourgeois », pour reprendre même les termes de ce concept forgé par Stefano Palombarini et Bruno Amable, correspond bien sûr à la classe dominante, les oppresseurs. Ceux qui luttent pour que rien ne change structurellement. Les représentants politiques de ce bloc sont les membres de la majorité présidentielle ainsi qu’une partie de la droite classique.
Les opprimés, eux, se déchirent en deux blocs que tout oppose et ce déchirement découle directement des « choix » issus de ce « tragique dilemme des opprimés » cité plus haut. Alors, parler de « choix » est quelque part trompeur tant ces choix n’en sont pas. Evidemment, les membres des classes opprimées ne se disent pas un matin au réveil « Tiens, je vais cesser de jouer à l’oppresseur contre plus faible que moi et je vais passer à la lutte contre le véritable oppresseur qui m’impose ses points de vue depuis tant d’années ». Ce que je nomme ici « choix » sont en fait des résultats du travail de conscientisation de la situation d’oppression.
L’acceptation de l’ordre du monde et de ses inégalités, la transformation des contingences historiques en vérités immuables et naturelles est la position adoptée par ceux qui acceptent de continuer à héberger l’oppresseur en eux et qui aiment se donner l’illusion d’être dans le rôle de l’oppresseur en opprimant à leur tour une part de la population. C’est cette dernière qui se retrouve ainsi multi-opprimée. Par exemple, la population racisée subit doublement l’oppression économique et sociale car elle est victime d’une situation générale au sujet de laquelle on l’accuse d’en être la cause. Doublement ostracisée, victime de précarité économique et de racisme, deux oppressions qui ne s’additionnent pas mais se conjuguent, se nourrissant l’une l’autre.
Cette catégorie de la population représente évidemment le bloc d’extrême-droite représenté par le Rassemblement National et ses satellites. Les positions et les propositions défendues par ce courant correspondent parfaitement à cette position d’acceptation de la vision du monde imposée par les classes bourgeoises. D’ailleurs, à l’approche des échéances électorales, ce parti donne des gages de respectabilité et de docilité. Des reculs et revirements quotidiens peuvent être remarqués sur les positions économiques avec toujours pour unique justification : la situation financière défavorable. Le fameuse dette chère au bloc bourgeois qui est censée expliquer tant de politiques d’austérité. Jordan Bardella use des mêmes arguments qu’un Bruno Le Maire : on ne reviendra pas sur la réforme des retraites et on ne baissera pas la TVA sur les biens de première nécessité parce que la situation économique ne le permet pas. Cette fameuse « situation économique » qui, telle une divinité, nous empêcherait d’être véritablement acteurs et nous transformerait en sujets devant s’adapter en permanence à celle-ci est en réalité simplement la permission accordée au capital d’avoir des rendements toujours plus importants. Rien là de naturel ni de divin. Avec un gouvernement d’extrême droite on continuerait ainsi à avoir des salaires de misère, des retraites minables et de plus en plus hypothétiques, des relations au travail de plus en plus dégradées, des services publics saccagés. Bref, la vie réelle serait toujours davantage misérable. Mais en contrepartie, on aurait une vie illusoire dans laquelle on se prendrait donc pour les oppresseurs au détriment de différentes minorités. Bref, toujours seulement du pain et des jeux pour les gueux sauf que là, les jeux en question auraient des conséquences humanitaires dramatiquement réelles en termes de dégâts causés aux personnes racisées et à ceux d’autres minorités sexuelles, religieuses ou politiques. Les oppressions multiples subies par ceux-là seront, elles, bien réelles.
Bref, les travailleurs seront toujours plus pauvres, exploités et opprimés, mais en plus de cela, certains seront déclassés en sous-citoyens, certains expulsés, privés de droits, discriminés, insultés, d’autres bastonnés, parfois même assassinés. Les premiers, simples exploités, devront se contenter de ce sentiment de ne pas appartenir à ces dernières catégories, voire même d’être acteurs de ces humiliations. Lorsque leurs enfants se retrouveront dans des écoles en forme de trieuses sociales et n’ayant plus aucune perspective d’ascension sociale, se rendront-ils compte de la supercherie ? Lorsqu’ils ne pourront plus se soigner du fait de démantèlement des services publics remettront-ils en question cette divinité qu’est la « situation économique » ? Rien n’est moins sûr si un travail de conscientisation n’est pas mené avec eux.
Car, justement, ce travail là constitue la troisième option, le troisième bloc. C’est celui d’une gauche de rupture. Tenir cette position de refus de la vision des oppresseurs. Expulser l’oppresseur de soi et se positionner en tant que sujets de l’histoire et non plus comme de simples objets, victimes d’un milieu tout-puissant.
Se redonner du pouvoir d’agir, briser les frontières que les dominants ont installé dans nos esprits et dont on a tant de mal à nous défaire. Tel est le but d’une force politique émancipatrice. Déclarer, face aux chiens de garde médiatiques que si, il est possible d’augmenter le SMIC et les salaires, oui il est possible d’investir massivement dans les services publics, oui il est possible d’investir dans les luttes environnementales, oui il est possible de redonner de l’espoir et du pouvoir aux classes laborieuses du pays tout en se montrant solidaire de tout opprimé, quel qu’il soit. Et là, les représentants des blocs bourgeois et d’extrême droite de s’exclamer en chœur contre nous : vous êtes des inconscients ! « Immigrationnistes » et « économiquement irresponsables ». On ne sait plus qui emploie quel argument, tant les deux fusionnent au service de la préservation du statu quo que seul un succès du bloc de la gauche de rupture pourrait un tant soit peu ébranler.
Une telle victoire ferait en effet entrevoir le caractère purement contingent de toutes les barrières qui se trouvent dans nos esprits et qui obstruent nos pensées. Une telle victoire nous ferait goûter aux joies d’agir sur nos existences en dehors des injonctions jusque-là omniprésentes. Une telle victoire nous donnerait un aperçu, certes minime et partiel, mais extrêmement alléchant quant au champ de possibles qui pourrait s’ouvrir à nous. Une telle victoire serait un premier pas vers notre transformation en sujets de l’histoire et notre rejet de statut d’objets à opprimer. Une telle victoire nous réconcilierait avec l’autre, notre voisin et notre égal en humanité. Une telle victoire serait ainsi un premier pas vers notre humanisation. Cette humanisation qui, à terme, se diffuserait jusqu’aux oppresseurs eux-mêmes, rendant à ces derniers leur humanité en en faisant… nos égaux.
En attendant, la lutte est acharnée. La victoire est loin d’être acquise. Pour y contribuer, le moment nous offre un geste simple.
« Aucun ordre oppressif ne supporterait que tous les opprimés se mettent à dire : Pourquoi ? »
Dimanche prochain, un seul bulletin sera porteur de cette question. Vous voulez agacer les puissants ? Servez-vous-en !
Donnons-nous de l’espoir, de la puissance et de la joie.
Votons Nouveau Front Populaire !