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Billet de blog 30 septembre 2020

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Journalisme: liberté sous contrôle

Un grand nombre de médias a récemment signé une lettre rédigée par Charlie Hebdo dans laquelle nous sommes tous appelés à défendre la liberté d'expression. Plusieurs remarques s'imposent car si la liberté d'informer est réellement un droit fondamental, ainsi que celle d'être informé, il faudra la protéger de ceux qui lui nuisent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Tout d'abord, la liste des signataires est singulière. On peut être surpris d'y trouver certains noms et surtout de chercher en vain la présence d'autres. Une telle lettre, censée s'adresser à tous pour défendre la liberté d'expression de tous, tout en oubliant tout un pan de médias, pose question. Peut être que l'explication est dans la lettre elle-même? Que dit-elle sur les limites de la liberté d'expression? 

"Oui, vous avez le droit d’exprimer vos opinions et de critiquer celles des autres, qu’elles soient politiques, philosophiques ou religieuses, pourvu que cela reste dans les limites fixées par la loi."

Ben non, ça ne doit pas être ça vu que CNews et Le Figaro, employeurs d'un condamné, qui plus est multirécidiviste, font partie des signataires.

Le mystère reste donc entier. 

Autre point qui pose problème est l'identification de la liberté d'expression à la liberté de blasphémer. Or, la liberté d'expression ne pourrait en aucun cas se résumer uniquement à cela. Et heureusement. Et le journalisme français, mais aussi les médias en général sont victimes d'une restriction de leur liberté d'expression beaucoup plus souvent que cette lettre pourrait le laisser croire. Et cette atteinte à la liberté d'expression est permanente même si ses effets ne sont visibles que de temps à autre, lorsqu'un journaliste courageux, ou bien imprudent, ou encore étourdi, quitte les limites de l'acceptable. 

Il s'agit d'une limitation systémique de la liberté d'expression relative au système capitaliste dans lequel nous vivons. Et le capitalisme a mis en place plusieurs leviers pour limiter cette liberté-là :

La publicité comme moyen de subsistance

Quelqu'un comme Bernard Arnault peut menacer la survie d'un journal en le menaçant de retirer les publicités de celui-ci. Et il ne s'en prive pas. 1  Un journal qui se retrouve dans une telle situation ne risque pas de commettre la même erreur deux fois, et risque tout simplement la disparition le cas échéant. Mais il ne s'agit pas de censure bien sûr puisque nous sommes dans un monde libre où le droit de blasphémer existe et est défendu unanimement par nos médias. Ouf. 

Cette situation existe parce que la plupart des médias survivent en grande partie grâce à la publicité des entreprises privées. Celles-ci ont donc des moyens de limitation de la liberté d'expression. Et quand on a les moyens, et bien on s'en sert. A quoi bon sinon en avoir? Et M Arnault n'est certainement pas le seul à user de ce moyen de pression mais seulement le plus puissant d'entre eux.

Rachat

Autre moyen de contrôle des médias est tout simplement leur possession. Lorsqu'on fait parti d'une maison rachetée par quelqu'un comme Patrick Drahi ou Vincent Bolloré, on doit être sacrément rassuré de savoir que la liberté de blasphémer est préservée! Re-ouf. Par contre, il suffira de ne plus traiter certains sujets, ou alors d'une façon bien particulière, avec beaucoup de précautions, pour espérer ne pas être placardisé ou licencié. Tout va bien!

Les indépendants même pas à l'abri

Les seuls qu'on pourrait donc imaginer échapper à cette limitation de la liberté d'expression sont les médias indépendants. Mais pour eux se pose la question de moyens financiers. Evidemment, les recettes publicitaires étant maigres et les investissements massifs absents par définition, puisqu'ils créeraient de fait une dépendance à l'investisseur, ces médias là sont dans une lutte permanente. Il s'agit du journalisme doublé d'un militantisme en faveur de cette indépendance. C'est souvent ce supplément d'âme de ces journalistes ainsi que de leurs lecteurs (ou auditeurs, spectateurs...) qui fait que ces anomalies continuent d'exister. Difficilement mais courageusement. Par conviction. 

Lorsqu'un de ces "petits" médias se retrouve être la cible de quelqu'un comme M Arnault, ils est bon de savoir que le droit de blasphémer est vivant et que la liberté d'expression est donc intacte! Oui, ouf etc. C'est cela qui a dû soulager et donner du courage aux membres du journal Fakir lorsqu'ils ont appris qu'ils étaient espionnés par ce même Arnault. Ou encore lorsque la promotion du film Merci patron! était censurée dans le Parisien, propriété de celui dont on a déjà trop mentionné le nom.

Face à ce constat se dresse la question "que faire?"

L'opinion communément admise voudrait que ce soit le marché qui règle le problème. Si un journal n'a pas assez de lecteurs pour survivre il est censé disparaître et cela n'aurait rien à voir avec la liberté d'expression mais avec les lois dudit marché. C'est d'ailleurs cette même loi qui fait fermer les hôpitaux, les écoles, les bureaux de poste... et tant pis pour ceux qui en étaient les usagers. Sauf qu'ici (comme d'ailleurs dans les autres domaines mais ceci est à relier à la tartufferie du "darwinisme social") ceux qui survivent ne le font pas selon les lois du marché tant prôné puisqu'ils sont renfloués à coups de millions par l'Etat (donc nous) en plus des investissements privés de Vincent, Bernard, Xavier, Patrick et les autres...faute de lecteurs en nombre suffisant. 

Donc cet argument du marché est invalidé par les actions de ceux-là mêmes qui le brandissent. Et d'après tout ce qu'on vient de voir, on s'aperçoit que la liberté d'expression dont on parle ici n'est plus qu'une expression vidée de son contenu réel. 

Une question subsidiaire s'impose donc : faut-il faire quelque chose? A part défendre la liberté de blasphémer bien sûr.

Que nous dit la fameuse lettre?

Elle cite d'abord la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Elle comporte également une phrase forte dans son dernier paragraphe : "Il faut que les ennemis de la liberté comprennent que nous sommes tous ensemble leurs adversaires résolus, quelles que soient par ailleurs nos différences d’opinions ou de croyances."

De deux choses l'une :

- soit on considère, comme les auteurs de cette tribune, que les seuls ennemis de la liberté (d'expression - rajoutons cela pour rester dans le sujet et ne pas offusquer inutilement certaines âmes sensibles) sont les terroristes et qu'il suffit donc de défendre la liberté de blasphémer;

- soit l'état réel de la sphère médiatique actuel et le système selon lequel elle fonctionne tel que décrit ci-dessus représente aussi un frein à la liberté d'expression et qu'il faut donc aller plus loin et agir autrement en prenant les atteintes à cette liberté dans leur globalité et leur diversité.

Si la liberté d'informer est réellement un droit fondamental, ainsi que celle d'être informé, il faudra la protéger de ceux qui lui nuisent. Prendre Emmanuel Macron au mot et placer certains biens et services  "en dehors des lois du marché". 

Ce n'est pas compliqué...si la volonté politique de le faire existe au-delà des belles paroles allocutives. De plus, ce qui est pratique, c'est que d'autres y ont déjà réfléchi et ont même élaboré un plan d'action cohérent, financièrement réalisable et surtout : garantissant la liberté d'expression pour tous.

Chers signataires libertophiles, pensez-y la prochaine fois que vous évoquerez votre "amour indestructible de la Liberté".

1- https://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/lourdes-pertes-publicitaires-pour-liberation-apres-sa-une-sur-bernard-arnault_1759485_3234.html

2- Voir ici :

https://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/RIMBERT/51030

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