En tant que salarié de l'entreprise française Qosmos, entreprise au statut Confidentiel Défense, j'ai eu l'honneur discutable de travailler dans le cadre de deux contrats. L'un, le programme Eagle, destiné à fournir des moyens de surveillance et d'interception des communications au régime libyen de Kadhafi, du 17 avril 2007 au 31 octobre 2008, en tant que sous-traitant de l'entreprise Amesys ; l'autre, le programme Asfador, destiné à fournir des moyens de surveillance et d'interception des communications au régime syrien de Bachar El-Assad, du 16 novembre 2009 à au moins la fin novembre 2011 (je précise ainsi pour éviter tout ennui judiciaire), via le consortium Area, en collaboration avec l'entreprise allemande Utimaco.
Suite aux événements des "printemps arabes", des informations commençaient à filtrer dans la presse à partir du mois d'août 2011, nous enseignant sur les véritables destinateurs de ces programmes : les régimes dictatoriaux notoires et sanguinaires de la Libye et de la Syrie.
Ebranlé et effondré d'apprendre l'identité des bénéficiaires de nos produits, j'ai glissé vers une dépression réactionelle, et fut arrêté définitivement le 20 avril 2012.
Vivant alors ce drame dans la plus grande solitude, je n'ai pu m'empêcher d'en faire état publiquement sur Mediapart le 4 juillet 2012, dans le cadre d'un commentaire. Alors sous traitement pour dépression, en parler m'enlévait un poids insupportable. Me croyant seul, j'ai appris avec soulagement et joie, le 25 juillet 2012, en écoutant l'avocat de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, Emmanuel DAOUD, sur RTL, que la FIDH et la Ligue des Droits de l'Homme (LDH), avaient porté plainte contre mon employeur Qosmos, pour "complicité de crimes contre l'humanité".
J'ai donc contacté Emmanuel DAOUD dans l'heure par email, ce matin du 25 juillet 2012, démarrant ainsi ma collaboration avec la FIDH.
En raison de mes commentaires sur Mediapart, et ma prise de contact avec la FIDH, je fus licencié par l'entreprise Qosmos le 13 décembre 2012 : pour "faute lourde", pour "manquement" à mon "obligation de loyauté" et mon "obligation de confidentialité" et pour "détention non-autorisée de documents internes à la société Qosmos, avec intention de les divulguer à des tiers". Lors de mon licenciement par le Président du Directoire de Qosmos, Thibaut Bechetoille, celui qui avait signé personnellement ces deux contrats tout à fait condamnables, j'ai évoqué l'exercice de mon "devoir citoyen" et sa primauté sur mes obligations vis-à-vis de mon employeur.
Si je reprends ce récit précis de l'enchainement des événements, c'est pour dire combien l'audience qui a eu lieu aux Prud'hommes le 23 octobre 2013, avaient alimenté pendant si longtemps mon espoir légitime d'un jugement raisonnable qui mettrait fin à ce parcours si peu ordinaire.
Malheureusement, cette audience fut non pas la fin d'un difficile parcours, mais l'occasion de sa prolongation indéfinie.
Le temps de la justice n'est pas le temps humain. J'ai entendu cette phrase au début de ce qui est devenu un combat, mais j'étais loin d'imaginer à quel point cette vérité devient un défi en soi qui recèle des dangers qui lui sont propres.
Ayant été entendu au Pôle Crime contre l'humanité du TGI de Paris, au mois de mai 2013, dans le cadre de l'enquête préliminaire visant mon ancien employeur pour Complicité de crimes contre l'humanité, j'ai accepté à la demande de la FIDH et de mon avocat, qui a organisé le rendez-vous avec la journaliste, de participer au dossier du journal Le Parisien du 18 juin 2013, traitant de l'arrivée à Paris la semaine suivante des victimes libyennes, afin de témoigner de la répression numérique opérée par le régime Kadhafi en Libye. C'était la première fois dans ma vie que je participais à un article de presse.
Cet article, et un entretien dans la foulée à la demande de France24, dont je maintiens les propos tenus par moi, me valent aujourd'hui deux procédures en diffamation, initiées par mon ancien employeur. Convoqué à la Préfecture de Police de Paris le 6 février 2014, j'ai été notifié de mon prochain "mise en examen" pour "diffamation" dans les jours ou semaines qui viennent, la mise en examen étant "automatique" dans le cadre des plaintes en diffamation.
Me trouvant en dépression réactionelle depuis avril 2012, représenté par mon avocat depuis mai 2012, et au chômage depuis décembre 2012, et ne pouvant assumer des frais d'avocat et de psychologue de ce parcours de combattant en même temps que de m'acquitter des impôts sur le revenus payables en 2012 et 2013, je me suis engagé auprès de l'Inspection des impôts, qui reconnaissait le caractère "exceptionnelle" de ma situation, à régler les sommes dues à la fin du mois d'octobre 2013, suite à l'audience aux Prud'hommes. Cet audience étant renvoyée en départage devant un magistrat professionnel, c'est à dire aux calendes grecques, l'inspection des impôts a décidé de mettre fin à leur bienveillance, et prélève sur mon compte à partir du 1er mars 2014 la somme de €500 par mois, somme qui risque de me mettre définitivement à la rue.
Pour motiver cette décision, elle soulève le fait que je n'ai pas réglé le €100 par mois que je m'étais engagé de faire par écrit le 21 juin 2013, pour les mois de septembre et d'octobre 2013. Le devoir d'exemplarité est, en effet, particulièrement sévère pour celui qui se trouverait dans ma situation. N'ayant pas de date d'audience à faire prévaloir auprès de l'Inspection des Impôts, qui signifierait la fin probable de ce parcours difficile, seulement un "pas avant début 2015" communiqué oralement par le Conseil des Prud'hommes, et ne pouvant proposer un échéancier suffisamment élevé, ce prélèvement obligatoire continuera jusqu'à la fin de la récupération de la somme due au titre des impôts sur le revenue.
Il n'y a point de misérabilisme dans ce récit terriblement longue, qui décrit très précisément et avec économie les méandres d'un tel parcours : car ce récit ne décrit pas seulement le parcours d'un seul, et ne m'appartient plus tout à fait : il décrit ce qui attend tout citoyen qui ose dire "Non" dans le cadre de son travail, pour des raisons éthiques, par conscience, ou par devoir citoyen. Des difficultés d'ordre materiel qui s’imbriquent et s'enchainent jusqu'au risque de l'engloutir, jusqu'aux tentatives de délégitimation dont il pourrait faire l'objet.
Comment se relancer et se refaire une vie, quand l'on se trouve empêtré dans une situation pareille, devant sa soif grandissante et légitime de passer à autre chose ? Situation que de surcroît l'on n'a pas cherché mais à laquelle on s'est trouvé confronté avec désarroi et incrédulité.
Je ne peux m'empêcher de constater que, si le Président du Directoire de Qosmos n'avait pas signé ces contrats tout à fait condamnables, dans le cadre des programmes Eagle et Asfador, j'aurais toujours l'emploi que j'aimais, des collègues que j'appréciais, et des projets de vie autre que de survivre ce parcours. Mais c'est moi qui se trouvé licencié pour "faute lourde", qui a perdu son emploi, sa santé, sa carrière, dont le compte est saisie par l'Inspection des impôts, et qui sera prochainement mise en examen deux fois.
Cependant, je dis cela sans le moindre amertume, car ce parcours n'a jamais été pour moi une querelle d'hommes. Mon combat est contre l'injustice, et non pas contre mon ancien employeur.
Les véritables victimes de cette affaire se trouvent, ou se trouvaient, en Libye et en Syrie.
A travers les appels organisés depuis 2013 par l'association CAMedia, les soutiens et la présence des abonnés et des amis de Mediapart m'ont permis de tenir ce cap, particulièrement difficile, et me permettent de lutter encore.
Et dans un tel appel, il n'y a pas que le côté matériel, aussi nécessaire soit-il. Cet appel fut un passage du monde réel au monde virtuel, mais qui a ensuite débordé dans ce réel à nouveau : réel de vies, de visages, de soucis et de joies aussi. J'ai eu l'immense plaisir et l'honneur de rencontrer des nombreuses personnes tout au long de ce parcours, si inhabituel mais toujours d'actualité, dont la générosité de coeur et le soutien amical m'ont surpris et enchanté, et qui à chaque fois me redonnent cœur.
Quand on se trouve broyé par des telles circonstances, il est difficile de faire face à tous les défis en même temps que sont se soigner, se défendre, survivre et se relancer.
Votre générosité et vos soutiens m'ont permis encore de faire face, de tenir le cap, et me permettront de continuer d'y faire face demain.
C'est du fond du cœur je dis à toutes et à tous MERCI.
Merci d'être là.
James
L'appel au soutien lancé par CAMédia est consultable ici.
Le bilan de l'appel est consultable ici.