Les ouvrages du philosophe Baptiste Morizot cherchent à transformer la relation des humains modernes au reste du vivant, en définissant une nouvelle « diplomatie ». « Manières d’être vivant » est son cinquième livre.
En résumé : retisser des liens entre l’humain et les autres êtres vivants implique de changer notre rapport à l’animal, à la fois hors de nous et en nous, pour devenir des diplomates du vivant
Pour Morizot, la crise écologique est avant tout une crise de la sensibilité des humains vis-à-vis du vivant (humains, animaux, végétaux, bactéries). Un symptôme parmi d’autres : un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans serait capable de reconnaitre plus de 1000 logos de marques, mais pas d’identifier les feuilles de 10 plantes de sa région. Le rapport de l’humain moderne au vivant a donc tout l’air d’une relation toxique et dysfonctionnelle, au sein de laquelle animaux et végétaux sont perçus comme de la matière inerte, sans intelligence, avec qui la communication est impossible.
Il s’agit donc de réapprendre à voir, de multiplier les occasions de connaitre et reconnaitre les autres êtres vivants, pour transformer nos manières de vivre ensemble. Le philosophe joint la pratique à sa théorie, et nous entraine avec lui sur la piste des loups du Vercors, pour découvrir les multiples signes - hurlements, traces, mouvements de meute – accessibles aux humains attentifs et curieux.
La reconnaissance de nos vulnérabilités mutuelles serait le point de départ d’un nouveau projet politique, dans lequel l’extinction massive de la biodiversité serait aussi intolérable que l’est devenu une monarchie absolue de droit divin. Saviez-vous que nos besoins en sel sont un héritage de notre lointain passé d’éponges marines ? La biodiversité est en effet un réservoir incroyable d’intelligences actuelles et potentielles. L’espèce humaine n’aurait pas vu le jour si les premiers êtres aquatiques avaient prématurément disparu. Chaque espèce est potentiellement l’ancêtre de formes de vies « plus douées socialement, plus créatives », bref, plus intelligentes que nous.
Mais Morizot ne s’arrête pas là. Il défend l’idée que réinsérer l’humain dans le vivant implique aussi de changer notre rapport à notre propre animalité, souvent associée aux passions qu’il s’agirait de mater, de dompter par la force de la raison. Or les animaux ne sont ni sauvagerie féroce, ni innocence pure, ni moins bons ni meilleurs, juste différents. S’appuyant sur Spinoza, Morizot considère que les passions ne sont pas des bêtes irrationnelles et indociles, mais des animaux sauvages qu’on peut influencer, amadouer. La libération ne consiste donc pas à vaincre une partie de soi, à abolir le désir, mais, dans une expression que je trouve très taoiste, à « chevaucher en soi un autre cheval tout aussi sauvage, un autre flux de désir, qui va en direction inverse », à savoir une direction qui augmente la joie, ascendante, généreuse.
Enfin, Morizot prend la question de la réintroduction du loup comme cas pratique d’approche diplomatique avec le vivant, en adoptant tour à tour les points de vue des bergers, des loups, des chiens, des brebis. Etre diplomate, c’est interpréter, traduire, intercéder, jeter des ponts entre toutes les parties en présence pour trouver des points d’accords. Ainsi, le loup est un élément perturbateur certes, mais perturbateur d’un système pastoral productiviste. Le loup pourrait donc être l’accélérateur d’une transformation des usages du territoire. En effet, le berger soucieux des interdépendances doit être attentif à ce que son troupeau ne détruise pas l’écosystème de la prairie. Pour ce faire, il faut des troupeaux plus petits. Or des troupeaux plus petits sont moins vulnérables au loup. Ainsi, le multi-usage animal, végétal, et humain peut tracer de nouvelles alliances entre les vivants et certains usages humains de la terre (soutenables) contre d’autres usages (industriels).
Analyse : Le réel apport de « Manières d’être vivants » est de remettre fondamentalement en cause les représentations sociales dominantes du monde occidental actuel vis-à-vis du vivant, à savoir la dévalorisation de l’autre, le reste du vivant, qui n’est pas digne d’attention, avec lequel nous n’interagissons donc plus. Il souligne justement qu’une bonne part de nos techniques visent à « se dispenser de l’attention, c’est-à-dire de pouvoir opérer partout, en tout lieu, malgré l’ignorance et en toute insouciance, c’est-à-dire sans connaitre un lieu et ses habitants ». Un monde interchangeable, homogène, qui permet de se mouvoir sans avoir à faire l’effort de connaitre les mœurs des peuples de vivants qui l’habitent. On ne peut s’empêcher d’y retrouver certains traits du touriste moyen, parachuté dans un périmètre à l’exotisme prémâché, un chouette décor pour des photos souvenir. Même entre différentes sociétés humaines, l’humain moderne souhaite souvent se dispenser de l’humilité et de l’ouverture nécessaire à la découverte de nouvelles cultures. S’agissant de manières non-humaines d’être vivants, ce constat ne peut être que plus valable encore.
Un autre point fort du livre est de ne pas trancher sur une « bonne » façon d’interagir avec le vivant, et de mettre plutôt l’accent sur l’intelligence collective, sur le fait que chacun d’entre nous peut (doit ?) devenir diplomate, c’est-à-dire développer sa sensibilité à soi, aux autres humains, aux autres êtres qui peuplent la Terre, et donc contribuer à tracer des alliances entre humains et non-humains. Morizot évite ainsi toute prescription. En filigrane, il reconnait ainsi l’importance de l’échelon local, mais aussi de l’éveil et de la participation de chacun.
On pourrait regretter qu’il n’ait pas poussé la réflexion esquissée sur le besoin d’une large participation des humains à cette entreprise diplomatique. Car Morizot appelle en réalité à un changement culturel, sans vraiment se pencher sur les conditions de réalisation de ce changement. Pourtant, qu’est-ce que la culture si ce n’est le produit d’expériences quotidiennes ? Pour découvrir d’autres cultures, d’autres manières d’être vivants, il faut quitter la ville, « aller vivre en minorité » comme Morizot le dit lui-même. Or tout un chacun n’y a pas aujourd’hui si facilement accès. Au-delà d’un meilleur accès aux espaces naturels, pour que chacun réalise son potentiel d’acteur de cette nouvelle diplomatie du vivant, il faut également reconnaitre et prendre en compte les voix humaines qui s’expriment déjà. En d’autres termes, renforcer nos démocraties et les processus participatifs de décision.
Une autre limite de l’ouvrage, liée à la première, est de présenter l’humain de façon trop unifiée, ce qui masque notamment les bénéfices d’une approche diplomatique du vivant au sein même de nos sociétés. Le livre porte certes sur les rapports des humains aux autres êtres vivants, mais il déclare également très clairement souhaiter sortir de la pensée binaire, dualiste, de l’opposition homme/animal, domestiqué/sauvage, de cette « mauvaise habitude de transformer tous [nos] « autres » en minorités ». Ainsi, le parallèle est clair avec d’autres luttes, sociales, féministes,... Mais Morizot ne développe pas cet aspect, alors que la transformation qu’il propose, basée sur la tolérance et l’ouverture à différentes manières d’être vivant, permettrait également un meilleur respect entre différentes manières d’être humain.
« Manières d’être vivant » est un beau livre de philosophie du vivant, qui remet en cause la représentation moderne de la nature, et par ricochet de l’humain dans la nature. Nourri par les expériences personnelles de l’auteur dans le massif du Vercors, il alterne récits de pistage et réflexions philosophiques. Morizot lève ainsi un coin du voile de la modernité, qui masque la richesse des interactions possibles avec les êtres qui habitent encore avec nous cette planète.