Le fait d’être blanc est évidemment une construction sociale et non une couleur de peau. C’est ce que s’attache à montrer Thuram tout au long de l’ouvrage. La pensée blanche se fonde d’abord sur une certaine vision de l’histoire écrite par des Européens blancs et privilégiés. Cette histoire repose sur « des mythes qu’elle se construit en s’octroyant chaque fois un rôle avantageux ». Elle omet « des pans entiers de faits où elle a été à l’initiative et à la manœuvre de violences institutionnalisées, de non-respect de la valeur humaine, où elle a été aux antipodes des principes humanistes qu’elle prétend défendre ». Pourquoi existe-il si peu de littérature sur l’esclavage aux Antilles françaises, sur le Code noir de Colbert, ou sur le Code de l’indigénat ?
Effacer l’histoire des non-blancs est un outil de domination politique. Ainsi, les manuels scolaires parlent encore aujourd’hui de « découverte de l’Amérique », invisibilisant la pré-existence de populations humaines sur ce territoire. La fabrication du passé a été une arme symbolique et intellectuelle complémentaire des conquêtes militaires espagnoles en Amérique. Thuram cite l’historien spécialiste de la colonisation de l’Amérique latine Serge Gruzinski, pour qui « En imposant un cadre de pensée, les Européens ont colonisé ces populations définitivement. Ils ont aboli leur monde. Dès lors, ces autres peuples ne pouvaient plus se regarder que dans le miroir de l’Occident : ils ont été sommés d’imiter le modèle européen ».
La France a la mémoire sélective lorsqu’il s’agit de parler du passé. Cette vision biaisée de l’histoire est au fondement d’une pensée blanche qui imprègne les programmes scolaires, le discours public et politique, ainsi que la vie culturelle actuelle. La pensée blanche agit comme un impérialisme culturel qui tend à effacer et dévaloriser les modes de vie des cultures qui l’ont précédé : dieux, langues, coutumes, accents… La pensée blanche ne reconnait donc pas de civilisations asiatiques, sud-américaines, ou africaines qui soient fondatrices de « ce que nous sommes ». Elle s’érige comme norme à laquelle tout référer. Ainsi, Thuram constate s’être retrouvé à maintes reprises dans des assemblées blanches au sein desquelles étaient tenus des propos « prononcés avec l’assurance tranquille de ceux qui ne s’imaginent pas qu’il peut y avoir une autre façon de penser les choses ». Percevoir les arrière-pensées condescendantes (pour les non-blancs) de nombre de ces propos nécessite de remettre en question la pensée blanche.
Or, un monde multiculturel devrait abolir les hiérarchies entre les personnes et les cultures humaines. Il est nécessaire, par exemple, de « désoccidentaliser » les droits de l’homme. Pour l’historienne Valérie Zuber (citée par Thuram) il est important de reconnaitre que « les traditions philosophiques ou religieuses des cultures non-occidentales et non-chrétiennes portent, elles aussi, une attention à la dignité de l’être humain ».
« Est-il possible d’être humain avant d’être blanc ? » s’interroge Thuram, qui poursuit « j’ai l’impression qu’au contraire persiste, dans l’inconscient collectif blanc, cette idée qu’il faut défendre coûte que coûte la positivité de l’identité blanche. »
Cette hégémonie de la pensée blanche a pour résultat de perpétuer des représentations racistes. Nier l’existence de la pensée blanche, c’est invisibiliser le racisme qui se perpétue, et le privilège blanc, c’est celui de ne pas subir le racisme. Or, « il existe déjà une très grosse compétition sociale… entre blancs »[ii]. Le racisme a pour résultat de favoriser les personnes blanches dans cette âpre guerre des places.
Dépasser la pensée blanche constitue un horizon d’émancipation pour tous et toutes. Thuram nous rappelle les mots de Césaire : « la colonisation déshumanise l’homme, même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraine à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête » (Discours sur le colonialisme, 1950).
Thuram nous propose donc de nous libérer de tous les masques que l’on nous assigne, noir, blanc, homme, femme, pour devenir humain. Pour les personnes blanches, cela signifie s’émanciper de son biais blanc pour rentrer dans la lutte en faveur de nouvelles solidarités. Cette lutte commence par le fait de s’éduquer, d’observer quels ont été les mécanismes de la domination blanche, comment ils se sont mis en place au fil du temps, et d’en identifier les échos. Il s’agit d’écouter et de soutenir les personnes non-blanches lorsqu’elles dénoncent les discriminations qu’elles subissent. En tant que personne blanche, appeler les autres blancs à assumer leurs responsabilités, non seulement pour nos propres actions, mais également pour notre inaction qui permet la persistance d’attitudes toxiques. C’est aussi mieux connaitre l’histoire de son pays, et reconnaitre les rapports d’exploitation qui perdurent entre les grandes régions du monde. Devenir humain, enfin, conclut Thuram, c’est également questionner le rapport de l’Homme avec le reste du vivant : rompre avec l’idée que l’humanité est extérieure à la nature, et qu’elle peut l’exploiter sans limites.
Sans le dire explicitement, la pensée blanche dépeinte par Thuram est le mode de pensée dominant de l’élite française, qui a un accès privilégié à l’expression artistique, médiatique et politique. C’est une pensée de l’intolérance qui dévalorise ce qui ne rentre pas dans sa norme, une norme définie par ceux qui la produisent et qui sont principalement blancs, bourgeois, hommes, hétéros, cis, urbains, valides, et minces.
Bénéficier du privilège blanc ne protège pas des autres oppressions (de classe, de genre, ect), mais constitue néanmoins une dimension bien distincte. La plupart des personnes blanches sont encore dans le déni de l’existence d’une pensée blanche. Or, ce déni est d’une grande violence symbolique. Nier l’existence d’une pensée blanche, c’est nier les oppressions qui pèsent sur les non-blancs. Pour ceux qui en douteraient encore, je conseille la lecture de l’excellent Survivre au taf, Stratégies d’autodéfense pour personnes minorisées (2022) de la coach Marie Dasylva. Nier la pensée blanche, c’est aussi adhérer à une représentation biaisée de l’histoire et des relations internationales.
Il est aujourd’hui urgent de faire une analyse critique collective de la pensée blanche. Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 montrent bien à quel point la pensée blanche est instrumentalisée pour diviser les citoyens et profite aux intérêts économiques de quelques-uns. La pensée blanche façonne une culture fondée sur un rapport matériel au monde, qui engendre des souffrances personnelles, sociales et écologiques. Par exemple, la pensée blanche invisibilise la responsabilité historique écrasante (62% des émissions cumulées[iii]) du monde occidental dans le changement climatique actuel qui affecte déjà les populations les plus vulnérables. Elle abime le sentiment de solidarité entre humains et avec le reste du vivant, alors même qu’il nous faudrait renouer avec les valeurs de coopération et adopter une philosophie de type ubuntu : « je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ».
La pensée blanche de Lilian Thuram est un livre facile d’accès qui propose une belle synthèse des différents travaux portant sur la pensée blanche, ses ressorts et ses implications. Il fait parfaitement le lien entre justice sociale et justice climatique, entre les luttes anti-raciste, féministe et écologique. La richesse de ses références donne envie d’aller plus loin et constitue de ce fait une très bonne porte d’entrée pour quiconque souhaite participer à la nécessaire décolonisation de notre histoire et de nos imaginaires.
« indifférence et neutralité ne sont plus possibles. Ayons le courage d’ôter nos différents masques (…) pour défendre la seule identité qui compte : l’humaine. Le « Je » c’est le « Nous ».
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Autres citations :
« il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quittée : et, dans toutes les histoires de ce pays, il n’est pas possible d’y trouver un seul trait qui marque une âme libre » Montesquieu, l’Esprit des lois (1748)
« Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. » Franz Fanon, Peaux noirs masques blancs (1952)
« vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux puis le pétrole du « continent neuf » et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. Non sans d’excellents résultats : des palais, des cathédrales, des capitales industrielles. […] un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale. » Jean-Paul Sartre, préface au Damnés de la terre de Franz Fanon (1961)
« les oppositions sexuelles, marquées du sceau du masculin et du féminin, sont hiérarchisées en ceci que les valeurs portées par l’un des pôles (le masculin) sont considérées comme supérieures à celles portées par l’autre. (…) les sociétés occidentales ont développé un modèle explicatif qui lie la force masculine à la supériorité de l’essence de l’homme. » Françoise Héritier, Masculin/Féminin II, Dissoudre la hiérarchie (2002)
« Quelqu’un d’ubuntu est ouvert et disponible pour les autres, dévoué aux autres, ne se sent pas menacé parce que les autres sont capables et bons, car il ou elle possède sa propre estime de soi – qui vient de la connaissance qu’il ou elle a d’appartenir à quelque chose de plus grand – qu’il ou elle est diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés » Desmond Tutu, in Michel Jesse Battle, Reconciliation : the ubuntu theology of Desmond Tutu (2009).
[i] https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_deux_Indes
[ii] Thuram cite la journaliste britannique Reni Eddo-Lodge, Le racisme est un problème de Blancs (2020)
[iii] https://ourworldindata.org/grapher/cumulative-co-emissions?tab=table