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Billet de blog 25 août 2021

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Maillé : notre devoir de mémoire

Maillé nous rappelle ce dont les gens sont capables : pour le meilleur et pour le pire. Les atrocités commises à Maillé sont celles qui sont encore commises aujourd'hui ailleurs dans le monde.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une bonne raison de voyager lentement, c’est de laisser le temps au hasard. Un message inattendu retient votre attention et votre programme de la journée semble soudain complètement différent. Parfois, elle laisse des souvenirs - et des exemples de courage - qui vous accompagneront toute votre vie.

C'est ainsi que j'ai découvert Maillé il y a 9 ans. Je ne suis vraiment pas fier du fait que ce n'était que par hasard. J'avais déjà entendu le nom - comme "un autre 'Oradour-sur-Glane" - mais depuis ce jour de 2012, le souvenir restera gravé sur ma rétine. 

Le 10 juin 1944, la barbarie nazie a coûté la vie à 643 victimes à Oradour. La 643e victime n'a été reconnue par le tribunal de grande instance de Limoges qu'en décembre 2019. Elle a été identifiée grâce au travail de recherche de l'historien catalan David Ferrer Revull et de l'"Ateneo Republicano du Limousin" : Ramona Dominguez Gil, alors âgée de 72 ans, qui avait fui le franquisme avec ses enfants et petits-enfants et est devenue l'une des 19 victimes espagnoles d'Oradour avec ses petits-enfants Miquel, Harmonia et Llibert, âgés de 11, 7 et moins de 2 ans (source : Radio France Bleu Limousin 02 10 2020 ; Le Populaire du Centre 05 10 2020).

Chaque vie humaine, chaque victime compte. Mais la terreur ne se mesure pas en chiffres. 

Quelque deux mois après Oradour, le 25 août 1944, 124 des 500 habitants de Maillé ont perdu la vie dans une expédition dite punitive similaire de la terreur nazie.

Comme Oradour-sur-Glane, Maillé a accueilli des réfugiés espagnols juste avant la Seconde Guerre mondiale, mais à en juger par leurs noms, aucun d'entre eux ne figure sur la liste officielle des victimes de 1944 - bien que leur sort soit actuellement étudié.

Contrairement à Oradour, Maillé a été rapidement reconstruit. Seuls deux monuments, le cimetière et un musée, en font un lieu de mémoire.

Ce petit village silencieux mérite pourtant votre visite - question de respect et de confrontation avec notre histoire récente.

Pour toutes les sources historiques de ce texte, je remercie Romain Taillefait, directeur de la Maison du Souvenir de Maillé, et les auteurs Sébastien Chevereau ("25 août 1944, Maillé. Du crime à la mémoire") et l'abbé André Payon ("Maillé Martyr").

Sur la route de Maillé 

Peut-être manquez-vous de temps sur la route en France. Peut-être vous êtes pressé. Peut-être pensez-vous simplement qu'en période de Corona, il reste peu de temps pour voyager, qu'il est difficile de planifier et qu'il faut arriver le plus rapidement possible à notre destination sud. Toute ma compréhension. 

Alors, permettez-moi donc de le formuler d'abord - de manière irrévérencieuse - comme un conseil touristique. La meilleure façon d'arriver dans le soleil du Midi en partant de ma Flandre pluvieuse, c’est d'éviter Paris et ses environs. Un large virage vous fait longer Rouen, Tours, Poitiers, Limoges. Prenez votre temps : vos vacances commencent sur la route, mais il en va de même pour votre apprentissage. 

Le 30 août 2012, nous étions donc en route pour Tours, avec une deuxième étape près de Limoges le lendemain, pour visiter une deuxième fois Oradour-sur-Glane. Oui, parce que la première fois, nous étions vraiment jeunes. Si jeune, en fait, qu'à l'époque je photographiais encore avec mes yeux.

Cet après-midi de 2012, nous écoutions comme d’habitude 'La Marche de l'histoire' Jean Lebrun sur France Inter, alors à propos du ... 'Massacre de Maillé en août 1944 : un autre Oradour'. Personne n’a parlé dans la voiture pendant 29 minutes.

Le lendemain, un monument sur le côté droit de la Départementale 910 (anciennement la légendaire Route Nationale 10) a attiré mon attention. Quelque chose m'a rappelé l'émission de radio de la veille. Je freine et je vérifie : les fleurs de la cérémonie commémorative de quelques jours plus tôt sont encore fraîches et l'inscription confirme : " Maillé à ses 124 martyrs ". 

Sans chercher Maillé, Maillé nous avait trouvés - un peu comme nous avons vu le panneau indicateur et l'île d'Utoya des années plus tard en Norvège - dans un prolongement historique d'extrême droite, lugubrement d'actualité.

La Maison du Souvenir de Maillé, ouverte en 2008, est moderne et petite (200m2), donc adaptée à une visite courte mais très intéressante, et vous recevrez un accueil très attentif. 

N'oubliez pas de visiter le cimetière et de vous attarder sur les noms des victimes, avec leur âge sur les tombes individuelles ayant la même date de décès du 25 août 1944 : de 3 mois à 89 ans.

Maillé et les guerres

Maillé est un petit village agricole d'environ 500 habitants qui avait déjà fait son sacrifice bien avant 1944 : 23 personnes sont mortes pendant la Première Guerre mondiale. 

Pendant l'offensive allemande de la Seconde Guerre mondiale, 21 habitants ont été faits prisonniers de guerre. Comme leur libération n'a eu lieu qu'en 1945, 'ils ont été "sauvés" du massacre de 1944. 

En juin 1940, le gouvernement français du président Albert Lebrun quitte Paris pour Tours, et le 14 juin, l'état-major de la Troisième République se dirige vers le sud, à Bordeaux: le cortège passe à Maillé sur la Nationale 10 de l'époque, alors bien sûr toujours sans le monument de 1944. 

Le 20 juin 1940, le convoi du général Huntziger, qui doit signer l'armistice sur ordre de Philippe Pétain, remonte vers le nord sur la même Nationale 10 à Maillé. 

Quelques mois plus tard, le 3 octobre 1940, Huntziger, Pétain et Laval signent le "Statut des Juifs" à Vichy - applicable à l'époque à environ 150 000 citoyens français.

Le département d'Indre-et-Loire est divisé en deux, et Maillé tombe sous l'occupation directe de l'Allemagne nazie, près de la ligne de démarcation avec la "zone libre". La ligne de chemin de fer Paris-Bordeaux (déjà construite sous le Second Empire) passant par Maillé et le camp militaire de Nouâtre tout proche en font une zone stratégique.

Après les réfugiés espagnols de 1939, la région de Maillé a connu en 1940 jusqu'à un millier de réfugiés - probablement aussi des Belges, comme mon père et mon beau-père - que les Allemands n'ont laissé rentrer chez eux (donc partir) que lentement. Par la suite, les forces d'occupation ont obligé le petit village à entretenir environ 150 soldats allemands (avec leurs 169 chevaux !). 

Le 29 décembre 1940, le premier acte de résistance a lieu à Maillé : un câble téléphonique militaire est saboté. Cinq affiches allemandes menaçaient la population de punitions sévères, mais le coupable n'a pas été retrouvé.

Le prêtre français qui a étudié à Louvain et a été enterré comme un ouvrier belge.

C'est Henri Péan, le curé de Draché, Maillé, et La Celle-Sant-Avant, formé à l’université Catholique de Louvain (Belgique), qui deviendra l'un des plus importants résistants de la région. Après une courte période de captivité, il est retourné dans sa paroisse pour la célébration de Noël 1940. Ses extravagances de motocycliste et d'automobiliste lui avaient déjà valu le surnom de "Péan le Fou"

En tant que prêtre, il avait un "Ausweis" pour traverser la ligne de démarcation vers la "zone libre", mais le plus souvent, il le faisait de nuit, en marchant 40 km. 

Dans une lettre de 1941 d'une résistante, Péan est décrit comme "très sympathique par ses sentiments vraiment français. C'est un chic type à ce point de vue et il serait à souhaiter que tout le clergé pense pour lui". Avec ce dernier souhait, des doutes justifiés sur le clergé conservateur français de cette époque – très tenté par la devise ‘Famille, Patrie, Travail’ de Pétain - peuvent être entendus.

Dans la même lettre, on entend sa colère envers le maréchal Pétain : "...je bous de rage et d'indignation. Quel vieux fourbe ou vieux gâteux, on ne sait ! En tout cas sa conduite est heuteuse et indigne d'un officier français. Il ment comme ses maîtres, les Allemands".

Grâce à son réseau, Péan sauvera une centaine de pilotes anglais, canadiens et américains abattus - mais aussi des Juifs en fuite - dans la clandestinité et leur fournira de la nourriture et de faux papiers. 

En juillet 1943, il organise le premier parachutage d'armes dans sa région, annoncé par la BBC avec le message "Il faut des chrysanthèmes pour la Toussaint".

Cependant, la Sipo-SD et la Gestapo retrouvent Péan, qui est arrêté le 13 février 1944 après son service religieux à la Celle-Saint-Avant. Le père Henri Péan a été torturé pendant quatorze jours dans les bureaux de la Gestapo à Tours, mais son interrogateur allemand l'aurait tué dans un moment de colère, le 27 ou le 28 février 1944. 

Les Allemands, inquiets de la réaction de la population à la mort du populaire "abbé Péan", décident de dissimuler le crime en l'enterrant au "Cimetière de La Salle" de Tours sous le faux nom d'un ouvrier belge, Henri Verdier.

Ce second crime ne fut découvert qu'en 1948, et l'année suivante, l'abbé Péan fut enterré dans le tombeau familial à Draché.

Maillé le 25 août 1944

Ce serait manquer de respect aux victimes que d'essayer de raconter dans cette courte contribution ce qui s'est passé ce jour-là. 

Je ne fais donc que résumer le cadre, afin de vous envoyer sur le chemin de Maillé.

Le débarquement des Alliés le 6 juin en Normandie et le 15 août 1944 en Provence a profondément modifié la situation de guerre en France. Les troupes allemandes de Bordeaux et de Nantes doivent se replier vers le nord, vers la Loire, et donc rebousser chemin par la même route nationale 10 et la voie ferrée Bordeaux-Paris. 

Les maquisards feront pression sur ce retour tactique par un effort multiplié en Tourraine : c'est aussi l'ordre du commandement interallié. 
Ainsi, entre le 8 et le 24 août, au moins 15 actes de sabotage par divers groupes de résistance ont lieu autour de Maillé. La ligne de chemin de fer de Maillé explose à plusieures reprises: les 14 et 15 août, et dans la nuit du 22 au 23 août 1944.

Dans la soirée du 24 août, deux véhicules militaires allemands ont été attaqués dans le hameau de Nimbré, à Maillé. Le docteur Barbot, qui affirme avoir été obligé  - avec la mitraillette sur le font - de soigner un Allemand blesse, explique au passage à un patient qu'un officier lui a dit "Demain, on fera payer ce Maillé". 

Ce qui a exactement déclenché le massacre reste un mystère. Dans la localité voisine de Loche, les nazis avaient déjà pris des otages parmi la population à la mi-août et avaient menacé de brûler la ville en cas d'attaque des résistants - ce qui a amené le groupe de résistance Epernon à s'y retirer les 23 et 24 août.

Le 25 août, le massacre de tous ceux et de tout ce qui se trouvait dans les fermes "La Heurtelière" et "Le Moulin", juste à côté de Maillé, a commencé : non seulement tous les hommes, femmes et enfants ont été assassinés de sang-froid, mais aussi tous les êtres vivants, des chevaux, vaches et moutons aux poules, chiens et chats. Les deux fermes ont été incendiées vers neuf heures et demie, après quoi la 17e division SS Panzer Genadier - une soixantaine de soldats - est entrée dans Maillé.

Les civils brandissaient des drapeaux blancs et criaient "Civile - Kamerade", mais ils étaient battus ou poignardés à mort avec la baïonette soit abattus à bout portant à une distance si proche que les blessures ressemblaient à des explosions - c'est ce qu'écrit Sébastien Cheverau dans son ouvrage. 

L'une des miraculeuses survivantes, Suzanne Meunier, alors âgée de 23 ans, a témoigné comment un SS a d'abord rechargé pour tirer sur sa petite fille, puis sur son fils qu'elle tenait dans ses bras. Elle-même a été gravement blessée, et “faisait la morte” jusqu'à ce qu'elle se traîne hors de la maison en feu et se cache dans le jardin.

A midi, un coup de canon vide signale la retraite de la bande d'assassins. Puis, à 14 heures, un bombardement a commencé : 80 obus se sont abattus sur ce village de 60 maisons, dont presque toutes étaient déjà en flammes... 

Parmi les 124 personnes tuées, 44 étaient des enfants de moins de 14 ans.

Et une victime belge, recherchée par les nazis ...

René Jamin est né à Halanzy, du côté belge du triangle frontalier avec la France et le Grand-Duché de Luxembourg. Il fait son service militaire à Arlon mais s'installe comme charcutier du côté français de la frontière, à Lucquy. Avec l'armée française, il défend le port de Dunkerque en 1940 et est gravement blessé à deux reprises. 

De retour à Lucquy, il reprend son travail mais s'engage également dans la Résistance (accueil de pilotes alliés, sabotage de lignes ferroviaires). Recherché par les nazis, il trouve refuge à Maillé comme employé de la société Dupin, censée entretenir la ligne de chemin de fer Paris-Bordeaux. Il a probablement rejoint le groupe de résistance Conty-Freslon à l'été 1944.

Sur cette ligne ferroviaire, deux sabotages ont été effectués les 20 et 23 août 1944. 

Avec deux autres ouvriers de l'entreprise Dupin, Jamin se trouvait dans la cantine du café Métais de Maillé au moment du raid allemand. Avec cinq autres clients, il se cache dans la cave du café, où ils sont découverts et tués sous la mitraille (source : Maitron.fr dictionnaire biographique fusillés, guillotinés, exécutés, massacrés 1940-44). Un seul survivra, Gilbert Thibault, grièvement blessé, qui simulera la mort au milieu des cadavres.

Les nazis n'ont donc jamais su qui ils avaient tué. 

Aucune condamnation, ou presque... 

Maillé est mentionné dans le procès de Nurenberg de 1946 et dans une procédure française au tribunal militaire permanent de Bordeaux qui aboutit en 1952 à une condamnation (à la peine de mort) pour le massacre de Maillé, celle du lieutenant Gustav Schlüter. Cependant, Schlüter s'est enfui immédiatement après son interrogatoire en 1950 vers la zone d'occupation soviétique et n'a jamais été extradé par la suite, pas même lorsqu'il est revenu en Allemagne de l'Ouest. Il est mort paisiblement chez lui à Hambourg en 1965.

En 2005, le parquet de Dortmund a ouvert une nouvelle enquête, qui a toutefois été classée sans suite en 2017.

Entre-temps, le Tribunal militaire permanent de Paris avait jugé la Gestapo active à Tours et responsable du martyre du père Péan. Ce procès a été rendu possible par une action du groupe de résistance de Jean Meunier (futur maire de Tours), qui a capturé les archives de la Sipo-SD à Tours et a ainsi pu conserver une partie des interrogatoires du groupe autour d'Henri Péan.

En 1954, trois chefs de la Gestapo, de la police administrative et de la police judiciaire allemande de Tours sont condamnés par contumace. Eux aussi avaient auparavant disparu dans la zone soviétique pendant la guerre froide.

Pour sa collaboration à Tours, l'exécution du traducteur français Vladimir Gontcharoff, ordonnée par la Cour de Justice de Tours, a eu lieu le 13 juillet 1945. 

Une autre traductrice ayant travaillé pour la Gestapo à Tours, Clara Knecht - alias "La Chienne" en raison de son opiniâtreté - venait d'être condamnée à mort le 6 avril 1945 par la Cour de justice d'Indre-et-Loire, avant le constat de sa mort dans le bombardement de Pforzheim le 25 janvier 1945.

Aujourd'hui : un devoir de mémoire.

Maillé nous rappelle ce dont les gens sont capables : pour le meilleur et pour le pire. Les atrocités commises à Maillé sont celles qui sont encore commises aujourd'hui ailleurs dans le monde. Le courage de la résistance à la barbarie du passé nous inspire le courage d'aujourd'hui contre les menaces de maintenant.

En conclusion de "Indignez-vous !", Stéphane Hessel nous a rappelé que la menace du nazisme n'a pas complètement disparu. Hessel a appelé à une nouvelle résistance, contre l'oubli, contre l'amnésie.

Arrêtez-vous un instant à Maillé. Gardez la mémoire intacte. Et sourtout, résistez !

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