# Un coup d’œil dans le rétro
Je termine mes études d’ingénieur fin 2008, après un parcours des plus classiques. Bon élève, curieux de nature, j'enchaîne sans vraiment réfléchir bac scientifique, classes prépas, puis école d'ingé. Après une formation complémentaire de 15 mois en école de commerce, je rejoins un grand groupe dans le sud de la France. Accès direct à un CDI de cadre bien payé, conditions de travail ultra-confortables, comité d’entreprise incroyable, la mer, le soleil... Parcours rectiligne, CV cohérent, prestige social et famille rassurée : tout va bien dans le meilleur des mondes.
Arrive 2015, l'année de mes 30 ans. L'âge pour moi de faire un premier bilan (certains le feront à 70 ans, d'autres jamais, chacun est différent) et de me poser quelques questions existentielles. « Qu'ai-je réalisé ces 10 dernières années ? », « en suis-je fier ? », « cela correspond-il à mes valeurs et à mes aspirations profondes ? ». La réponse à ces interrogations est assez cruelle : je n'ai en fait pas choisi grand-chose en conscience. J'ai avant tout suivi ce que le système me proposait sans l'interroger ou le remettre en cause. Je suis à la limite du burnout mais coincé dans une prison dorée. Quitter l'entreprise pour laquelle je travaille alors est pourtant extrêmement simple : il suffit de démissionner et de chercher autre chose. La cage est grande ouverte mais s'en arracher me paraît impossible.

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# Bifurcation
Je décide fin 2015 de mettre ma vie d'ingénieur en pause. Une femme admirable m'aide à prendre ce virage majeur qui me terrifie. Trop de convictions, trop de certitudes, trop de formatages : parental, scolaire, sociétal. Trop de peurs aussi. Sortir du système, quitter un grand groupe et un salaire confortable, ne pas savoir où l'on va, ... Une unique certitude m'habite : il est temps, grand temps pour moi, de sauter d'un train lancé à toute vapeur dans une direction qui ne me convient pas.
Je me donne alors 1 an pour abandonner le salariat et expérimenter quelques vagues idées. Je n'ai aucun revenu mais peux retrouver mon poste dans 12 mois si les choses tournent mal ; ça me rassure et m'aide à m'envoler. Je démissionnerai sans hésitation au bout de 9 mois. Je ne sais toujours pas où mène ce chemin nouveau mais il m'est clairement impossible de revenir en cage. La parenthèse hors système durera finalement 3 ans durant lesquels j'essaye une dizaine de métiers en immersion sur des temps courts. Boulanger, commis de cuisine, vendeur, ouvrier agricole, repreneur d'entreprise, employé dans un magasin bio, ... De la matière, du concret, des petites structures locales à taille humaine. Pas de journée assis derrière un PC, pas de PowerPoint, pas de chemises à repasser, plus de mails ou de réunions à la pelle, plus de guerre des chefs à 5 échelons au-dessus de soi...
Je découvre entre ces expériences de nombreux outils de développement personnel, de connaissance de soi, des « trucs perchés » que je rejetais en bloc quelques mois plus tôt, des choses qui font disjoncter la « logique ingénieur », tellement parfaite, cadrée, rationnelle. Tellement fermée aussi. Je me rends également compte durant cette période que j'ai besoin de peu d'argent pour vivre. L'une de mes principales peurs n'avait aucun fondement : je n'ai absolument pas besoin de 3000€ nets mensuels pour être heureux.
Ma bifurcation n’est, en vérité, pas si simple, pas si lisse, pas si fluide. Je doute très régulièrement, me demande certaines nuits si ce virage radical n’est pas une folie. « Combien de temps vais-je encore rester hors système ? ». « Vais-je retomber gracieusement sur mes pattes, trouver ma voie ? ». Ou vais-je, au contraire, m’écraser piteusement au pied de ma vie précédente, dans un effrayant « retour à la case départ » ? Énormément d’inconnues, de doutes, de flou, subsistent. Ce vide, vertigineux sur le moment, est, avec quelques années de recul, une chance incroyable : il est la forge de tous les possibles. Déconstruire ses habitudes, ses certitudes, ses croyances limitantes n’est pas aisé mais c’est dans ce dépouillement de l’ancien que se prépare le nouveau.

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Après moult pérégrinations, je retombe dans le salariat au sein du réseau Biocoop, une coopérative de magasins bio pionnière sur bien des sujets. Un nouveau point de vente vient d'ouvrir dans la ville de mes parents chez qui je suis retourné après avoir tout plaqué. Je m'y rends par curiosité et demande à rencontrer le gérant. Hasard : c'est un ancien ingénieur qui a été viré d'un grand groupe. Je me retrouve rapidement à travailler pour une boutique que je qualifiais de « chère et de piège à bobos » quelques années auparavant, lorsque je poussais encore un caddie à Carrefour sans me poser trop de questions.
Des gens bossent dur, ils sont payés au SMIC ou un peu au-dessus. Horaires décalés, port de charges lourdes, pas de RTT, pas de comité d’entreprise, peu d’avantages sociaux, … Certains collègues ont fait de longues études et ont complètement bifurqué, comme moi. D'autres sont peu diplômés mais excellent sur le terrain. Jobs exigeants, peu visibles et peu valorisés. Jobs utiles, concrets, essentiels. Il y a beaucoup moins de confort mais il y a du sens, un projet de société en filigrane, de chouettes humains qui savent pourquoi ils sont là.
Mon quotidien dessine et soutient des enjeux sensés. Créer du débouché pour de la nourriture saine, équitable, respectueuse du vivant. Choisir à l’échelle d’un magasin ce que l’on vend et ce que l’on boycotte. Faire vivre des artisans ou des TPE, créer localement de l’emploi, de l’autonomie, du lien. Nourrir les gens, les aider à se restaurer, sur un plan purement alimentaire comme sur des plans plus globaux, plus subtils.
Il y a, à l'origine de cet article, un email envoyé par l'Association des Anciens de mon école d’ingénieur. Cette communication porte sur les actions menées par un « Club Environnement et Développement Durable » qui n’existait pas lorsque j’étais étudiant, il y a 15 ans. « Fresque du Climat », « Zéro Déchet », « DIY », « végétalisation de l’alimentation », … Les élèves débattent de thématiques essentielles et cruciales avant même leur arrivée dans le monde du travail, les consciences s’éveillent. Je réponds succinctement à cet email en félicitant les jeunes à la manœuvre. Je relate au passage ma bifurcation personnelle en une ligne. On me demande de témoigner ; c’est l’objet de ce billet.
# La technique est par essence politique, au sens noble du terme
A une période où les crises s'enchainent comme jamais, il est de mon point de vue urgent - pour ne pas dire impérieux - d'intégrer les dimensions écologiques et sociales aux formations, quelles qu'elles soient. L'écologie ne peut plus aujourd'hui être une simple variable d'ajustement parmi d'autres. Ce doit être un pilier majeur et incontournable de nos sociétés.
Car si l'ingénieur est une personne capable de « résoudre des problèmes », de « trouver des solutions », il est bien plus qu'un super technicien, qu’un innovateur ou qu’un coordinateur. Les choix techniques qu’il pose ne sont pas décorrélés du monde réel : au contraire, ils le façonnent, ils l’impactent. Ils créent ou ils détruisent. Parfois à large échelle ou pour très longtemps. Or impacter le monde c'est avoir une grande responsabilité. « L'impacte-je plutôt positivement ou plutôt négativement ? », « tiens-je compte de la planète, de ses limites, de mes compagnons humains proches et visibles et de ceux lointains et invisibles ? ».
C'est en ce sens que la science et la technique ne peuvent être vues comme de simples matières abstraites, neutres. Le rôle de l'ingénieur prend dès lors une dimension bien plus universelle, bien plus puissante que celle généralement enseignée. La technique devient tour à tour politique, morale, éthique. Elle touche à plus grand que soi, communauté humaine et ensemble du vivant, ce qui oblige à penser large.
Un exemple ? Prenons la marotte médiatique de l’« avion vert » qui alimente nombre de fantasmes. La question est-elle intrinsèquement technique - comment produire, stocker, optimiser la combustion d’un « carburant vert » - ou est-elle aussi (surtout ?) sociétale et politique ? La pertinence d’un moyen de transport fortement polluant dans un 21ème siècle peu résilient soumis à de multiples chocs écologiques ne doit-elle pas être interrogée, discutée ? La priorité est-elle de développer le trafic aérien, d’aller toujours plus loin toujours plus vite ou au contraire de ralentir ? « Avion vert » pour continuer à faire des milliers de km chaque année ou renaissance d’une vie plus locale, faite de liens humains, de solutions low-tech, d’écosystèmes autonomes et suffisants à petite échelle ? Le développement de l’avion de demain est-il essentiel ? Est-il désirable ? Rend-il la vie meilleure ? Profite-t-il au plus grand nombre sans générer trop d’externalités négatives ? Est-il en somme un « progrès » ou une « innovation » ?

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Apparaissent alors deux chemins pour avancer au quotidien : essayer de changer les choses de l'intérieur, en compensant éventuellement par l'extérieur les dégâts créés dans son job (exemple : je travaille au développement du trafic aérien mondial mais je mange bio ou soutiens financièrement des associations œuvrant pour l’environnement). Ou bien choisir de déserter le système actuel pour essayer de construire dès maintenant celui de demain, en limitant d'emblée la schizophrénie qui peut exister entre réalisations professionnelles et convictions personnelles. J’ai personnellement choisi la deuxième option il y a quelques années. Beaucoup de jeunes et de moins jeunes font ce même choix désormais ; je crois que c'est salvateur.
# Une question... et une proposition de réponse !
« Ingénieur mais pour quoi faire ? » Je vous soumets, si vous le voulez bien, une piste de réflexion. Et si l'ingénieur était, bien plus qu'une personne « capable de résoudre des problèmes », une personne qui s'assure qu'elle n’occasionne pas - directement ou indirectement - de nouveaux dégâts pour l'humain, pour la vie, pour la planète ? Et si les ingénieurs, experts en systèmes, se rendaient compte que le système actuel est souvent défaillant dans son essence même et qu'ils peuvent (doivent ?) contribuer à construire demain plutôt qu'à réparer hier ou aujourd'hui ?
Une chose est sûre : des gens prêts à changer le monde, avec conscience, solidarité, ténacité, foi et joie, ont un rôle à jouer dans l'époque très chahutée que nous vivons. Qu’ils restent ingénieurs ou qu’ils bifurquent vers d’autres chemins.
# Remerciements
Merci à toutes les personnes m’ayant aidé et accompagné dans ce virage ces 9 dernières années ; cet article n’existe que parce que vous avez été là. Merci à la vie pour les rencontres et les surprises qui ont jalonné ce bout de chemin.
Merci à l’association des Anciens de l’Ensicaen de m’avoir « commandé » ce billet. Merci, enfin, à mes relecteurs pour leurs remarques et commentaires avisés.
Puisse ce témoignage inspirer d’autres tâtonnements hors système et contribuer à dessiner des lendemains meilleurs.
# Quelques références pour réfléchir et agir davantage
- Film « En Quête de Sens » sorti en 2015 : https://enquetedesens-lefilm.com/ (NB : on peut réaliser beaucoup de choses sans faire le tour du monde, en commençant par faire le tour de soi-même).
- Tout le contenu produit par Jean-Marc Jancovici sur la notion d'énergie et toutes ses implications. Voir la bande-dessinée « Le monde sans fin », best-seller de la fin d'année 2021 ou les conférences YouTube de cet ingénieur inventeur du bilan carbone. Voir également le « Plan de transformation de l'économie française » du même auteur.
- Série de 4 articles « La vie des sols » illustrant la beauté et la magie d'un monde oublié : celui sur lequel pousse notre alimentation, celui sur lequel nous posons chaque jour nos pieds, nos maisons, ..., nos centres commerciaux ou nos déchets. Une mine d'informations est disponible sur le sujet du « Maraîchage sur Sol Vivant » via des acteurs comme la Ferme de Cagnolle.
- Dans la même thématique du vivant, visionner les conférences réalisées par Francis Hallé, botaniste, biologiste, dessinateur, philosophe, poète qui sait mieux que quiconque raconter la beauté et l'intelligence du monde végétal et plus spécifiquement de celles des arbres. Voir aussi son dernier projet qui vise à laisser la nature recréer du vivant à un horizon de 700 ans.
- Numérisation et virtualisation de nos sociétés : nos sociétés modernes reposent sur une chimère, la dématérialisation. Or l'internet et les systèmes numériques s'appuient sur des infrastructures on ne peut plus matérielles. Voir le documentaire « Internet, la pollution cachée » diffusé sur France 5 en 2016, soit bien avant la généralisation massive de la fibre et de la 5G.
- Conférence passionnante sur le sujet des métaux, de leur omniprésence dans nos vies (des puces de nos smartphones aux peintures, en passant par les canettes aluminium), de l'impact des mines sur l'environnement. Complète très bien la référence précédente.
- Inaction climatique et trahison politique : assurer notre confort « quoi qu'il en coûte », une fuite en avant insensée dont nous payons le prix quasi quotidiennement désormais. Le changement ne viendra pas « d'en haut » mais « d'en bas », des citoyens qui se réveillent, agissent, boycottent ou bifurquent. Car les citoyens ont un double pouvoir, une force essentielle oubliée : celle du choix et celle du nombre. Les entreprises qui détruisent le vivant n'existent que parce qu'elles ont des clients (acheteurs de leurs produits) et des salariés (rouages d'un système). Nous sommes puissants, maintenant. Nos achats et nos métiers dessinent chaque jour demain.