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Moscou, 7 octobre 2016, dixième anniversaire de l’assassinat d’Anna Politikovskaya. Un ami, Victor Kapitonov, m’appelle. Il me prévient que la conversation sera brève. « Ce soir, à 19 h 45, devant l’administration du Président ». Je réponds : « Oui ». Nous raccrochons.
Vers 18 h 20, j’arrive sur les lieux. Le temps est maussade. Malgré la nuit qui est déjà tombée et la pluie, une douzaine de policiers sont postés devant l’immeuble. Deux sont accoudés sur la bordure qui domine la seule sortie du métro, la deuxième étant fermée pour réparation. Ils scrutent tous les arrivants. Le fourgon cellulaire est prêt, garé à quelques mètres de là. Apparament, nous sommes attendus. Pour avoir participé à de nombreux piquets de protestation, Victor est fiché au FSB. Aujourd’hui, Victor ne posera pas longtemps avec son affiche, me semble-t-il. Quelques militants me rejoignent. Enfin, Victor arrive à l’heure convenue. Le temps de se saluer et nous nous retrouvons encerclés par la police, prête à intervenir.
Victor déclare brièvement qu’il va se tenir avec une affiche à l’entrée de l’administration présidentielle pour le dixième anniversaire de l’assassinat de la grande journaliste Anna Politkovskaya. L’importante présence policière laisse présager une arrestation rapide. Sans hésiter, Victor se dirige d’un pas déterminé vers la porte d’entrée. Il retire de son sac une affiche, que je n’aurai pas le temps de lire, et il prend la pose.
Les policiers s’approchent et l’entourent immédiatement. L’un d’entre eux lit l’affiche. Il prétend qu’un mot de celle-ci serait injurieux. L’on ne saura pas lequel ? Ils s’emparent de Victor et l’emmènent. Victor crie quelques slogans à l’encontre de Poutine. Victor est invalide des deux bras. La violence des policiers le fait souffrir. Ils s’engagent dans un passage protégé pour piétons qui longe un chantier. L’endroit est très sombre. Victor est entouré de cinq policiers. Il tombe. Les policiers le traînent au sol, puis le saisissent par les quatre membres et le portent jusqu’au fourgon cellulaire dans lequel ils le précipitent. La porte se referme en claquant. Le véhicule emporte Victor au commissariat de police qui dessert le quartier central de la capitale.
À l’abri dans un café voisin, nous attendrons des nouvelles de Victor que nous reverrons deux heures plus tard avec un bras cassé, fortement enflé à hauteur du coude.
Les policiers l’ont relâché après rédaction d’un procès-verbal d’infraction. Ils n’ont pas mentionné sa blessure évidente reçue lors de son arrestation. Victor ne peut plus utiliser son bras. Les policiers n’ont appelé ni ambulance ni médecin. C’est nous qui préviendrons les secours dès que Victor nous eut rejoints. Arrivé, l’ambulancier diagnostiqua une fracture. Il fit une attelle dans l’ambulance qui dirigea Victor vers l’hôpital. Il y subira une intervention chirurgicale.
Nous resterons au café et ferons lecture du procès-verbal rédigé par la police. La première raison invoquée pour justifier l’arrestation de Victor a disparu. Il s’agissait d’un mot soi-disant offensant sur l’affiche. Une nouvelle explication apparaît : « Présence de deux personnes à un meeting non autorisé par le pouvoir. » Ceci est un mensonge ! J’étais présent sur les lieux et j’affirme qu’il n’y avait par ce temps de chien que Victor en piquet. Et puis, si cela était vrai, pourquoi la police n’aurait-elle pas arrêté le deuxième piquet et saisi son affiche ? Étant donné le nombre de policiers présent et le bouclage du quartier, il est peu probable que ce deuxième piquet ait pu fuir. Des caméras surveillent en permanence les abords de cet immeuble présidentiel. Nous ne verrons jamais leur enregistrement malgré toutes les demandes que pourront faire les avocats de la défense. Rappelez-vous que les caméras des tours du Kremlin ne fonctionnaient pas la nuit ou Boris Nemtsov fut à leur pied assassiné.
Le pouvoir dispute l’espace public du centre historique de Moscou à un groupe de contestataires. Il veut l’en chasser. Lorsqu’il donne l’ordre à la police de saisir quelqu’un, cette dernière s’exécute quoiqu’il en soit. Si elle ne peut trouver un délit, elle en invente un. Les lois répressives du régime interdisent tout attroupement de plus d’une personne. Légalement, pour vous promener en tenant votre conjoint par le bras il vous faut une autorisation municipale. Bien sûr, la police n’arrête pas les couples. Mais si votre promenade peut être interprétée hostile au pouvoir, vous avez droit à une condamnation, car le juge, désigné par l’administration présidentielle, rend toujours un verdict conforme au Kremlin.
Ces petits trucs sont des classiques de la panoplie répressive utilisée par la police russe. J’ai été à plusieurs reprises témoin d’arrestations de piquets uniques sous prétexte que ceux-ci étaient doubles. Je me suis présenté aux procès pour témoigner. L’avocat m’a demandé d’attendre dans le couloir et a pris mon identité pour transmission au juge. J’ai attendu que l’on me fasse entrer à l’audience pour témoigner. En vain ! Lorsque l’on m’a fait entrer, cela a été pour entendre le verdict. Le juge, qui siège seul, condamne toujours sans écouter les témoins, sans examiner photos et vidéos et sans délibérer. Il s’absente juste quelques minutes dans une pièce voisine. Pourquoi ? Les peines peuvent être de prison ferme, jusqu’à cinq ans à la quatrième récidive selon l’article 212-1.
Nous avons vu que la police russe peut imaginer des piquets parallèles pour justifier l’arrestation du piquet unique. Mais elle peut aussi les provoquer. Un agent du Kremlin s’approche du piquet contestataire en déployant une affiche. Qui est-il ? Quelle est son affiche ? Peu importe ! Il suffit qu’une fraction de seconde deux affiches soient visibles en même temps dans un rayon inférieur à cinquante mètres, et les piquets sont arrêtés. Ainsi l’opposant Marc Galpérin a été condamné à cinq jours de prison ferme. Son provocateur a présenté une fausse identité au poste de police. Le procès-verbal a été rédigé sous cette fausse identité. Plus tard, le provocateur a été identifié. Il s’agit d’une personne proche de Poutine. Voici deux provocations de ce type que j’ai filmées. (Vidéo 1). La deuxième a été faite devant la Douma. (Vidéo 2). Poutine devait venir pour l’inauguration de la septième législature. La police avait reçu l’ordre de « nettoyer » le trottoir. Il n’y avait sous la main qu’un provocateur qui a servi à l’arrestation du premier piquet. Les piquets suivants ont été embarqués tout simplement pour « vérification d’identité », le temps de passage du cortège officiel. On comprend que les caméras TV ne pouvaient pas retransmettre des piquets d’opposition sur les chaînes contrôlées par le pouvoir.
Le piquet unique serait autorisé par la loi. Même pas ! Argumentant que vous gênez la circulation piétonnière, la police peut vous arrêter et dresser procès-verbal. Vous serez condamné immanquablement.
Tout attroupement est subversif pour le Kremlin. Il a interdit les musiciens de rue à Moscou. Certains ont été condamnés pour rassemblement non autorisé, car plus d’une personne s’était arrêtée pour les écouter. Les artistes de rues ont été chassés de l’Arbat. On ne sait jamais, ils pourraient faire des caricatures de Poutine.
Constitution russe : lecture interdite !
Mais retournons à mon ami Victor Kapitonov qui actuellement est hospitalisé au service de traumatologie où l’ont conduit les violences policières subies lors de son arrestation devant l’administration présidentielle le 7 octobre 2016.
Il avait précédemment été arrêté violemment le 12 septembre 2016 dans les conditions suivantes. Un groupe de militants démocratiques russes effectue toutes les semaines une lecture publique de la Constitution de la Fédération de Russie. Chacun à tour de rôle lit à haute voix un de ses articles adoptés par référendum le 13 décembre 1993. Ces initiatives sont faites à des fins éducatives, pour rappeler aux citoyens les fondements de l’État russe et les droits garantis à chacun, dont la liberté d’opinion, de parole et de réunion. Ce serait un euphémisme de dire que l’on a oublié cela aujourd’hui en Russie. Victor participe à ces lectures publiques de la constitution.
Le 13 septembre 2016, les militants avaient choisi le parvis de la Douma d’État (parlement russe) à deux pas du Kremlin. Cette lecture est faite sans slogan ni affiche. Elle a été interrompue par les forces de l’ordre qui sont intervenues et ont arrêtées toutes les personnes lisant ce document. De toute évidence, ces libertés prévues dans la Constitution ont été violées lors de sa lecture. Victor a été aussi arrêté. Voir vidéo
Le 23 septembre 2016, Victor Kapitonov était jugé. L’acte d’accusation est le suivant : « Lecture à haute voix de la Constitution de la Fédération de Russie, son article 31 précise le rapport de police, afin d’attirer l’attention des passants et des médias ». La lecture couvrait le bruit de la circulation automobile, ironisa son avocat. Est-il interdit d’attirer l’attention des personnes ou médias ? En Russie, vraisemblablement, oui !
Outre le juge et le greffier, il y avait trois personnes présentes à l’audience : l’accusé, Victor Kapitonov, son avocat, Oleg Bezinko, et moi-même, Pierre Haffner. Je précise au lecteur que je suis français, bénéficiaire de l’assistance juridique de notre consulat. Les Russes n’ont pas cette modeste sécurité. Pas un des 146 millions de Russes ne s’est déplacé pour défendre sa constitution, si maltraitée par Poutine, et Viktor Kapitonov qui en a fait lecture publique devant la Douma d’État.
J’ai rendu visite à Victor à l’hôpital. Il m’a dit qu’il pensait cesser de faire des piquets de protestation après sa condamnation à 250.000 roubles pour lecture de la Constitution, mais après cette agression physique, il est plus que jamais déterminé à poursuivre sa lutte contre le régime de Poutine. Dès qu’on lui retirera le plâtre, il reprendra ses piquets au centre de Moscou... et peut-être même avant.