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Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

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Billet de blog 1 décembre 2025

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Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

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Des femmes ordinaires et extraordinaires

Je viens de perdre « mon » épouse, Michèle, le mercredi 19 novembre, ce qui est une souffrance pour moi et, sans doute, une délivrance pour elle, car elle était atteinte, depuis  10 ans, de la maladie d’Alzheimer. Dans la douleur présente, la consolation vient du fait que j’ai pu, toutes ces années, être son « aidant » et la garder à notre domicile, cela grâce à des femmes admirables, auxiliaires de vie, femme de ménage, infirmières.

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Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

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Je viens de perdre « mon » épouse, Michèle, le mercredi 19 novembre, ce qui est une souffrance pour moi et, sans doute, une délivrance pour elle, car elle était atteinte, depuis  10 ans, de la maladie d’Alzheimer. Si son état se détériorait très progressivement, cette dégradation s’était brusquement accentuée ces dernières semaines, même si un dénouement aussi rapide, aussi brutal, ne paraissait en rien prévisible. Mais, devenue de plus en plus prisonnière de sa maladie, elle ne devait plus avoir envie de lutter pour continuer à vivre une existence aussi entravée. Les derniers jours, elle refusait de lever les bras pour qu’on lui enfile un pullover. Rétrospectivement, je pense que cela signifiait qu’elle était lasse du type de vie qu’il lui fallait subir. Mais, sur le moment, je ne l’ai pas su l’interpréter. Merci, en tout cas, à la médecin du SAMU de ne pas avoir effectué d’acharnement thérapeutique, de l’avoir laissée partir alors qu’elle avait sa main dans la mienne. Tout à coup, j’ai vu l’encéphalogramme devenir plat. Moment terrifiant.

Dans la douleur présente, la consolation vient du fait que j’ai pu, toutes ces années, être son « aidant » et la garder à notre domicile, cela grâce à des femmes admirables, auxiliaires de vie, femme de ménage, infirmières. Ces Françaises -toutes des femmes, c’est significatif- provenaient du Maghreb, du Machrek, d’Afrique sub-saharienne, d’Amérique latine. Elles n’ont ménagé, pour une rétribution très modeste au vu des services rendus, ni leur temps ni leur peine, se montrant disponibles chaque fois que nécessaire, y compris, les derniers temps, le week-end. Leurs heures dépassaient souvent les 70 minutes ! C’est pourquoi la stupidité des discours anti-immigrés, et anti -descendants d’immigrés, la demande que ceux-ci « s’intègrent », comme s’ils n’étaient pas déjà totalement « intégrés » dans la société qui les entoure, répandant le bien dans un environnement injuste et très inégalitaire, où la bêtise est souvent reine, c’est pourquoi cette stupidité et la mauvaise foi qui l’accompagne me mettent vraiment très en colère, me mettent en rage. Ce serait bien davantage à la société globale d’en prendre de la graine, de cesser de raconter connerie sur connerie, et de chercher à « s’intégrer », c’est-à-dire à correspondre un tant soit peu au dévouement et à la compétence de ces femmes.

Si j’ai pu garder Michèle dans son environnement familier, dans un cadre où pouvait surgir des moments de grâce, des sourires et des caresses, de petites bises même (la dernière trois jours avant son départ), quand l’échange verbal n’était plus possible, si j’ai pu affronter une situation où, vers la fin, on passait une bonne heure à l’aider à manger, c’est grâce à ces femmes, socialement « ordinaires » et pourtant « extraordinaires », ces femmes  qui ne jouissent d’aucune considération ou reconnaissance sociale, qui ne feront jamais la « une » de l’actualité et ne seront jamais invitées dans ces émissions où radotent les « toutologues ». Sans leur très précieux concours, j’aurais été obligé, il y a déjà plusieurs années, de mettre Michèle en EPHAD, où, quelque soit le dévouement du personnel, la qualité de l’accompagnement n’aurait pas pu être comparable (comment voulez-vous qu’une personne d’un établissement, vu sa charge de travail,  puisse consacrer une heure à faire manger un.e  patient.e ?), où Michèle aurait affronté souvent la solitude, dans un environnement qu’elle ne connaissait pas, et où, d’ailleurs, selon toute probabilité, une bonne partie du personnel aurait été constitué de Françaises venant des outremers  ou de divers pays.

Comment peut-on en arriver à opposer un « nous » et un « eux » alors que sans ces pseudos « eux », la société actuelle serait beaucoup plus cruelle aux « petits », aux « humbles » et, plus encore, ne « fonctionnerait » même pas ? Il me semble, d’ailleurs, que les gens en ont parfois obscurément conscience et quand, aux élections de juillet 2024, le Rassemblement National a voulu prendre des mesures contre les personnes possédant la double nationalité, il s’est heurté à une opposition de fait et a dû rétropédaler. Pourquoi, alors, la plupart du temps, la répétition quotidienne de discours haineux finit-t-elle par avoir un impact social, comme si beaucoup oubliaient (voulaient oublier) la réalité des choses ?

Oui, si j’ai pu affronter les difficultés de la vie, c’est grâce à des femmes ordinaires-extraordinaires. Et moi-même, j’ai eu la chance de recevoir l’amour d’une de ces femmes, ordinaire et extraordinaire à la fois, une de ces femmes qui n’ont nulle existence dans « l’actualité » mais qui façonnent la « réalité » et lui permettent de ne pas être que pure domination des puissants. Pourtant, nous avons tous plus ou moins tendance à réduire la réalité à l’actualité, bien que cette dernière ne soit que la face émergée de l’iceberg social. Michèle ne bénéficiera pas de notice nécrologique dans la presse. Permettez-moi de tenter d’y suppléer quelque peu et, en créant un petit trou de souris, de rendre une part de sa vie, un petit peu socialement visible. Son itinéraire de vie a ses spécificités, tout en ressemblant à celui de beaucoup de femmes, et, en le relatant, je rends hommage et à elle et à elles.

Michèle était issue d’un milieu populaire. Son père était agent non roulant de la SNCF (il gardait les objets trouvés), il s’était converti au protestantisme par l’entremise de la Mission Populaire évangélique, organisme protestant d’évangélisation en milieu « défavorisé », créé au début des années 1870. La Mission populaire fonda des « Maisons du peuple chrétiennes-sociales », appelées Solidarités ou Fraternités, qui mêlaient une action religieuse et des activités sociales, voire politiques. Dans les années trente, à la « Frat de Nantes », on lisait Terre Nouvelle, publication œcuménique dont la page de couverture s’ornait d’une croix placée devant une faucille et un marteau ! La publication fut rapidement mise à l’index par le Vatican, il ne lui resta pratiquement que ses lecteurs protestants, ce qui ne s’avéra pas suffisant pour la faire vivre très longtemps[1]. Le père de Michèle, Jean Vincent, fut fait prisonnier par les Allemands. Rentré en mauvaise santé, il mourut à 66 ans.

La mère de Michèle, née Micheline Durand, était, elle, une infirmière qui, ensuite, avait effectué le travail non-rémunéré de beaucoup de femmes de cette époque, et élevé ses quatre filles. Michèle fut la seule des quatre qui fit des études supérieures. Malgré cela, marquée par ses origines sociales, elle ne se sentait pas toujours à l’aise dans les milieux « intellos » que nous avons fréquentés. D’où certains de ses silences dans des discussions, suivis de commentaires très intéressants quand nous nous retrouvions seuls. Au début, je m’en étonnais (pourquoi n’avait-elle pas exprimé, devant le petit groupe qui débattait, ce qu’elle avait à dire ?), mais j’ai très vite compris qu’il existait un mur de verre, invisible mais bien réel, fort difficile à transgresser. Sans doute, d’ailleurs, un double mur, à la fois social et genré.

Michèle devint orthophoniste et conçut sa carrière comme une véritable vocation : elle choisit de l’exercer en banlieue, au bénéfice de personne appartenant au milieu social dont elle était issue, même si son premier patient fut Donatien, le petit fils de Paul Claudel. Pendant des décennies, elle a donc rééduqué, dans une banlieue populaire, des enfants et des adolescents qui, une fois mariés, lui confièrent leurs progénitures. Elle était donc, à sa manière, une personnalité locale bien connue et, quand nous allions faire nos courses, beaucoup de gens venaient vers elle, pour lui témoigner leur reconnaissance. Je la taquinais en prétendant que si elle candidatait à la mairie, elle avait toute ses chances !

Par fidélité à ce qu’elle fut, je dois préciser qu’elle se montrait fort critique envers l’institution scolaire dont les méthodes étaient, selon elle, responsables de plus de la moitié des enfants dyslexiques qui venaient en rééducation. Elle était révoltée que l’éducation nationale use son temps et son énergie à faire la chasse aux filles portant un foulard au lieu de se mettre en question, au lieu d’avoir un peu de réflexivité sur elle-même.  D’une manière générale, elle était plus critique que moi face à la stigmatisation de jeunes-filles portant librement un foulard, estimant que la plupart de ceux et celles qui adoptaient une telle attitude étaient souvent ceux-là même qui faisaient des courbettes aux hommes puissants et dominateurs. Elle ne supportait ni les injustices ni les extrêmes inégalités sociales et vivait son métier comme la possibilité de donner une chance d'une vie meilleure à celles et ceux qui s'en trouvaient privée.

Sa réussite la plus surprenante fut la guérison d’un jeune-homme atteint d’un fort bégaiement. Sa famille et lui-même en avaient pris leur parti. Mais il était tombé amoureux d’une belle pour qui ce handicap s’avérait rédhibitoire. Grâce à Michèle, et à la motivation du jeune-homme, l’obstacle fut levé et les jeunes-gens se marièrent. Je me rappelle également une petite Algérienne, atteinte d’un cancer, qui voulait revoir son pays natal. Michèle incitait sa famille à d’exaucer son désir, les médecins s’y opposaient, affirmant qu’elle était mieux soignée en France qu’elle ne le serait en Algérie. Puis, un jour, ils annoncèrent à la famille, qu’ils ne pouvaient plus rien faire : la fin était proche, et il n’y avait aucune raison de lui refuser de passer dans son pays les derniers jours de sa vie. Or, Michèle reçut des cartes postales de cette petite fille pendant trois ans !

Je pourrais multiplier les exemples de l’action bénéfique de Michèle, femme lumineuse, répandant le bien autour d’elle, porteuse d’une foi tranquille, assurée d’être sauvée par la seule grâce d’un Dieu mort sur une croix. Nous avons eu trois fils. Et si nous nous sommes tous les deux occupés d'eux -j’ai en mémoire, il y a bien quarante ans, des regards tels que nous nous demandions ce qui les motivait : en fait, je changeais les couches de notre dernier fils pendant quelle soulevait le capot de la voiture, pour voir ce qui avait occasionné une panne-, elle a exercé, en revanche, bien plus que la moitié des tâches ménagères, surtout quand mes responsabilités administratives m'ont accaparé, cela malgré son travail professionnel et ses activités extérieures. Elle était également, en effet, une personne engagée qui a longtemps exercé des responsabilités syndicales, et fut conseillère presbytérale de notre paroisse protestante. Passionnée de chant et de musique, elle fit partie de plusieurs chorales, dont celle du CNRS (parfois, soliste,) et, également, membre d'un groupe d'organistes de l'Institut Catholique de Paris puis de la Schola quantorum (son titre de gloire : avoir joué de l'orgue à la cathédrale de Mexico).

Pour finir, je voudrais évoquer, avec pudeur, deux sujets. D’abord sa longue maladie (elle a été diagnostiquée « Alzheimer », il y a dix ans ; mais ses troubles avaient commencé deux, trois ans auparavant). Les premières années, elle a pris un médicament, à l’utilité controversée, et qui a été arrêté quand le corps médical a estimé que ses effets secondaires s’avéraient plus importants que les bénéfices qu’il procurait. Cependant, on aurait dû lui prescrire alors un placebo car (mais j’en ai pris conscience trop tard) elle a vécu la fin du traitement comme un arrêt de mort. Les dernières années, je ne savais plus vraiment ce que je représentais exactement pour elle ; sans doute une personne bienveillante. Au médecin qui lui demandait si elle était mariée, elle a répondu « Non » ». « Alors, lui a-t-il dit, qui vous fait à manger ? » « Mais, c’est mon époux » a-t-elle déclaré alors, comme si la question lui semblait tout à fait incongrue ! Puis est venu le temps où elle n’a plus pu parler, tout en arrivant parfois à communiquer par divers signes, à nous faire savoir qu’elle comprenait des choses. Son regard était intense, mais je le ressentais comme celui d’une prisonnière se demandant pourquoi j’étais libre et elle enfermée. Chienne de vie !

Ensuite, second sujet, notre relation amoureuse, qui a duré plus de soixante ans. Nous avions chacun nos caractères -je ne serais pas tombé amoureux d’elle si elle n’avait pas été dotée d’une forte personnalité- et si nous partagions beaucoup d’idéaux et de combats communs, tout comme un certain art d’envisager la vie, si, à plusieurs reprises, à ma grande surprise, elle m’a incité à candidater ou à accepter des postes dont elle savait qu’ils allaient me rendre moins disponible pour notre vie conjugale et familiale, parfois, bien sûr, nous nous sommes affrontés. Mais une règle implicite entre nous a fait que nous nous sommes réconcilié.e.s le jour même, comme s’il nous était impossible, à tous les deux, de nous endormir fâché.e.s. C’est dire que j’ai eu énormément de chance de la rencontrer et de recevoir son amour. Je n’ai pas toujours eu conscience de cette belle aubaine : je lui ai davantage énoncé que je l’aimais durant les dix ans où elle a été malade que durant les cinquante ans précédents. Pour moi (sauf bien sûr les premiers temps), cela allait de soi. Mais j’avais tort, et on ne devrait pas attendre que le malheur frappe pour exprimer explicitement ses sentiments. Du moins j’ai pu encore l’embrasser lors de son dernier matin.

Elle m’a rendu heureux. J’espère l’avoir rendu heureuse. On ne sait jamais vraiment si on rend les gens heureux. Mais peut-être…  Et l’espérance de ce « peut-être » sera le luminion qui me soutiendra le reste de ma vie.

*

[1] Cf. Agnès Rochefort-Turquin, « Socialistes parce que chrétiens » : Front populaire, Cerf, 1986 (préface de Paul Ricoeur), livre issu d’une thèse : « Terre Nouvelle, organe des « chrétiens révolutionnaires pendant le Front Populaire (1935-1939) », soutenue à Paris-Sorbonne, en 1983.

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