Un article extrêmement intéressant vient d’être publié dans la revue Nature (Stolz, Jörg, de Graaf, Nan Dirk, Hackett, Conrad et Antonietti Jean-Philippe, "The three stages of religious decline around the world”. Nature Communications 16, 7202 (2025). Cette étude démontre, qu’en dépit d’une actualité où le politico-religieux occupe souvent le devant de la scène, la sécularisation continue de progresser, à un niveau mondial, et constitue la réalité empirique d’aujourd’hui.
Contre les adeptes de la (pseudo) « post-vérité », il faut tenir compte de cette réalité, invisibilisée par les médias dominants, dans la nécessaire vigilance laïque, ... qui n’est pas celle que l’on met généralement en avant !
De la sécularisation comme perte d’influence sociale de la religion
La « sécularisation » est un concept familier de la sociologie de la religion ; ce fut même un concept central, englobant, de cette branche de la sociologie, des années 1960 aux années 1980-1990. La sécularisation était définie comme « l’autonomisation progressive de secteurs sociaux qui échappent à la domination des significations et des institutions religieuses »[1] (Berger, Peter & Luckmann, Thomas « Secularization and pluralism », International Yearbook for the Sociology of Religion, 1966, n° 2, p. 72-84) : d’une manière générale, « les individus [et les groupes sociaux] sont moins disposés à donner créance au surnaturel » et il se produit, en conséquence, une « perte d’importance de la religion sur l’ordre social ». Ce déclin du religieux ne signifiait pas sa disparition pour autant. Le religieux continuait à agir « dans les marges et les interstices de la vie privée » (Wilson, Bryan, Religion in Sociological Perspective, New-York, Oxford University Press, 1982, p. 15 et 179)
Donc, que le système socio-économique adopté soit le capitalisme ou le communisme, les sociétés modernes « se sécularisaient », opéraient une marginalisation de la religion dans leur vie culturelle et sociale. En fait, il s’agissait, pour ces sociologues, de l’accélération d’un processus socio-historique de longue durée, amorcé avec les Lumières et la Révolution industrielle et marqué, depuis lors, par « la diminution du produit national brut consacré au surnaturel » (Wilson, Bryan, Contemporary Transformations of Religion, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 25). Ce que l’on appelait à l’époque le « Tiers monde », c’est-à-dire les nations qui s’affranchissaient de la domination coloniale en Afrique, en Asie et les Etats d’Amérique latine, allait suivre le même chemin, que ces pays concernés adoptent le système socio-économique capitaliste ou communiste.
On parlait alors du « paradigme de la sécularisation » et les diverses études de terrain devaient plus ou moins s’y référer pour pouvoir être prises en considération par la communauté scientifique. Pour la jeune (sous) discipline qu’était alors la sociologie de la religion, ce paradigme paraissait un apport important en termes d’explication théorique, notamment des enquêtes empiriques, constatant, en général, une baisse la pratique religieuse. Mais ce progrès dans la scientificité de la démarche, restait (à mes yeux) ambiguë car les théories de la sécularisation servaient également d’instrument dans un combat théologique ou/et politique que menaient, au sein des institutions ecclésiastiques ou à leurs marges, des croyants « progressistes » contre des croyants « conservateurs ».
Les actions de renouvellement entreprises par des Eglises étaient analysées comme un processus « sécularisation interne » du religieux. Ainsi en fut-il du regard porté sur l’aggiornamento catholique opéré à partir du Concile Vatican II (1962-1966). On interprétait également la vitalité de la religion aux Etats-Unis à travers l’idée d’un déclin de sa « rigueur doctrinale » : les éléments chrétiens traditionnels étaient, et allaient être, progressivement « remplacés par une religion démythologisée, à contenu éthique plutôt que théologique » (Glock, Charles & Stark, Rodney, Religion and Society in Tension, Chicago, Rand McNally, 1965, p. 116).
Cette optique conduisait donc à penser que des versions « sécularisées » du christianisme -en affinité avec les convictions personnelles de la majorité des sociologues de la religion ! - représentaient sa voie d’avenir. Enfin en érigeant la sécularisation en paradigme, les sociologues de la religion réalisaient une prouesse : plus leur objet (la religion) semblait décliner empiriquement et devenir socialement marginal, plus il prenait de l’importance théorique puisque la sécularisation apparaissait comme l’élément clé de la modernité ! C’était une manière de se légitimer aux yeux des autres sociologues !
Tout en estimant que cette théorisation présentait un intérêt certain, j’’ai fondé (et construit) ma carrière d’historien et de sociologue de la laïcité sur le refus des théories de la sécularisation comme paradigme englobant, dernière instance dans l’explication du devenir de la religion. Outre les affinités convictionnelles déjà signalées (qui, de mon point de vue, entachaient quelque peu le caractère scientifique de ces théories), alors même que ces sociologues anglo-saxons n’étaient pas marxistes, leur théorisation reproduisait un modèle marxiste assez primaire du social : une « infrastructure » économique se trouvant au fondement du social, et le politique et le culturel constituant seulement des « superstructures » dépendant étroitement de cette infrastructure. (Peter Berger parle d’ailleurs de l’économie comme « l’infrastructure pratique de la vie sociale », in La religion dans la conscience moderne, Paris, Le Centurion, 1971, p. 78).
En fait, dans la plupart des travaux de ces sociologues, on allait directement d’une infrastructure économique sécularisante à une superstructure culturelle où la place du religieux diminuait. Le politique, lui, n’était guère objet d’études : il se trouvait, en effet, le plus souvent, réduit à l’observation du comportement électoral des « croyants ». D’autre part, ces théories supposaient un sens de l’histoire linéaire (ce qui les rendait prédictives).
Enfin, les analyses faites restaient assez christiano-centrées, même si l’islam pouvait être en considération (ainsi le leader de la jeune Tunisie indépendante, Habib Bourguiba déclarait que le « djihad » était désormais « la lutte contre le sous-développement ». Il prônait donc une version « sécularisée » du djihad). Dans la perspective du paradigme de la sécularisation -et c’est cela qui m’a semblé le plus problématique- la laïcité/secularism n’était que la doctrine politique de la sécularisation et on se laïcisait en se sécularisant.
De la laïcisation comme régulation socio-politique du religieux
Selon moi la métaphore de la spirale semblait plus opportune que celle de la ligne droite pour envisager la longue durée historique et il fallait laisser l’évocation d’un « sens de l’histoire » aux doctrines philosophiques. Par ailleurs, on devait récuser tout concept univoque englobant. Il devenait alors possible de distinguer une notion socio-culturelle de « sécularisation », pertinente à condition de renoncer à sa prétention englobante (et que l’on pouvait, en revanche, élargir, au-delà du religieux, à tout système de sens[2]), et une autre notion, socio-politique, celle de « laïcisation », investiguant la régulation politique des religions et des convictions.
Deux instruments de mesure distincts, souvent en interrelation mais pas toujours (ainsi le kémalisme turc avait imposé une laïcité stricte sans sécularisation correspondante, en Angleterre et dans les pays scandinaves, la sécularisation était plus poussée que la laïcisation), pour analyser le passé et le présent sans, pour autant, prévoir l’avenir. J’ai même tenté, un peu naïvement, de convaincre, à un colloque, Peter Berger, le théoricien par excellence de la sécularisation, de la pertinence de mes vues. Ce fut, naturellement, un lamentable échec !
Cependant, la création, en 1988, d’une Jeune Equipe à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Histoire et sociologie de la laïcité, puis, puis sa transformation en une Unité mixe de recherche CNRS-EPHE, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité (GSRL, devenu ensuite le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités), en 1995 (on fête cette année, ses trente ans), se sont effectuées, notamment, sur la base d’une distinction conceptuelle entre sécularisation et laïcisation. Néanmoins, les chercheurs du GSRL n’étant pas des clones et certains, comme mon ami Jean-Paul Willaime, trouvaient toujours que la sécularisation constituait une notion plus large que celle de laïcisation.
La tendance générale fut, pourtant, une prise de distance envers le paradigme de la sécularisation. il faut dire que si la génération des théoriciens de la sécularisation a été a été contemporaine de phénomènes de privatisation de la religion, la mienne a vu l’irruption de phénomènes politico-religieux, manifestes à partir du tournant des années 1970 et 1980 (révolution iranienne « islamiste » de 1978-1979 ; surgissement, aux Etats-Unis de la Nouvelle droite chrétienne,…), confirmés, à la fin des années 1980, par le rôle joué par des acteurs « religieux » dans la chute des régimes communistes de l’Europe de l’Est.
Face à ces changements, un des théoriciens les plus importants du paradigme, David Martin, énonce alors que la « dynamique sécularisante » semble maintenant terminée et qu’il existe deux possibilités : « une nouvelle sorte d’espace pour la religiosité » ou une « totale fragmentation des systèmes religieux » (« The secularization Issue : prospect and retrospect », British Journal of Sociology, n° 42, 1991, p. 473). Ceux qui continueront à se référer à un paradigme de la sécularisation adopteront la seconde solution (cf., en particulier, Bruce, Steve, God is Dead. Secularization on the West, Oxford, Blackwelle Publishing, 2002). Quant à Peter Berger, faute -dirais-je avec humour- de m’avoir écouté, il a brûlé ce qu’il avait adoré et s’est fait le champion d’une théorie de la « désécularisation », d’un monde (re)devenu, selon lui, « furieusement religieux » (The Desecularisation of the World, Grand Rapids MI, William B. Eedmans, 1999 ; traduction française : Le Réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001).
Pour ma part, je suis encore moins convaincu par cette théorie de la « désécularisation » que je ne l’avais été par le paradigme de la sécularisation. Si on envisage la sécularisation comme un élément de la réalité sociale, en interaction avec d’autres éléments, celle-ci m’a semblé plutôt toujours en progression, alors même que la laïcisation subissait une crise (cf, non « Que sais-je ? » Les laïcités dans le monde, 6ème édit. mise à jour, 2024 et, avec Micheline Milot, Laïcité sans frontières, Seui, 2011).
Cette accentuation de la sécularisation, conjointement à une crise de la laïcisation, intervient dans des pays que Berger considère comme les plus « furieusement religieux ». Ainsi, Youssef Courbage & Emmanuel Todd dans Le Rendez-vous des civilisations (Paris, Seuil, 2007) montrent que, à des rythmes différents suivant les cas de figure, la sécularisation progresse dans les pays à majorité musulmane. Les phénomènes intégriste ou fondamentaliste sont, en fait, écrivent-ils, des « réactions [… à] l’ébranlement de la croyance religieuse dont la fragilité nouvelle induit des comportements de réaffirmation » (p.28) dans un contexte de transition démographique et d’alphabétisation massive qui « déstabilise » les structures familiales et sociales traditionnelles (et non pas la preuve d’une désécularisation). Sans qu’ils utilisent cette formulation, leur étude va donc dans le sens d’une distinction entre sécularisation et laïcisation.
Les enjeux stratégiques de la distinction sécularisation - laïcisation/laïcité
L’étude de Nature, citée au début de cet article, à partir de méthodes différentes d’investigation, confirme les conclusions de Courbage et Todd. A partir de trois indicateurs (la pratique religieuse, l’importance accordée à la religion et l’appartenance religieuse), il s’avère que, dans la grande majorité des pays du monde, la sécularisation progresse. Elle s’accentue même dans des pays où « le fondamentalisme religieux est actif au plus haut niveau de l’Etat, comme l’Inde ou les Etats-Unis ». Dans ce dernier pays, la « désaffiliation religieuse » est passée de 17% à 26% entre 2009 et 2017 et elle touche, outre des Blancs aisés, des migrants asiatiques ne trouvant guère dans l’offre religieuse américaine de quoi satisfaire leurs besoins de sens[3].
La sécularisation progresse également nettement dans la majorité des pays de l’ex-bloc d’Europe de l’Est (ce que n’avait pas réussi à faire l’athéisme d’Etat communiste !) qui ont adhéré à l’Union européenne, comme la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, les Etats baltes, … (en revanche, il existe « une faible progression de l’importance accordé au religieux » en Géorgie, Bosnie-Herzégovine et Azerbaïdjan). Il existe donc un déclin global de l’influence de la religion dans notre planète (ainsi, aujourd’hui, un tiers seulement des Français disent être catholiques). Une minorité de pays font, cependant, exception : outre les trois déjà cités, il faut ajouter huit pays africains, le Sri-Lanka, Israël.
L’étude publiée par Nature ne permet pas de connaître les raisons de cette différenciation ; mais celle de Courbage et Todd, en revanche, pointait, notamment, le rôle de facteurs géopolitiques (donc relevant de la laïcisation, et de sa crise) : tensions intercommunautaires internes et conflits politico-religieux entre Etats. De même les deux auteurs soulignaient, pour l’Afrique, le rôle de la polygamie. En tout cas, les sociologues de Nature en arrivent à des conclusions identiques à celles de Courbage et Todd : « malgré l’impression donnée par l’actualité d’un regain du religieux, en réalité, l’essor du fondamentalisme et de l’intégrisme religieux dans certains pays, parfois appuyé et revendiqué par des pouvoirs politiques élus, ne reflètent pas une expansion [du religieux] mais plutôt une réaction face à un déclin du religieux dans la plupart des populations du monde. » Là encore, la montée planétaire de la sécularisation se trouverait donc en interconnexion avec la crise de la laïcité dans différents pays.
On le constate, l’impression de « citadelle assiégée » que ressentent des athées et des agnostiques, à partir d’une focalisation sur l’actualité telle que médias et réseaux sociaux la traitent, et d’une invisibilisation de la réalité empirique, est fausse. Elle conduit à une grossière erreur stratégique où, tendanciellement, des mesures répressives sont prises contre les religions, dans des pays comme la France et certains autres. C’est là, notamment, que la distinction entre sécularisation et laïcisation-laïcité s’avère capitale pour ne pas entreprendre des actions contreproductives : la laïcité, régulation socio-politique du religieux (et non voie de salut qualifiée d’«émancipation » !), ne se confond pas avec la sécularisation (résultat d’une dynamique sociale). Elle n’a pas à imposer autoritairement la sécularisation des individus et des groupes, encore moins à les traiter de façon différenciée selon leur religion et leur conviction.
La laïcité impose à tous le respect de la liberté de conscience : chacun a le droit, comme le disait déjà John Locke à la fin du XVIIe siècle (et Voltaire, à sa suite, un demi-siècle plus tard), de choisir le chemin qui lui plait comme « voie de salut », il a même le droit de refuser toutes les voies de salut transcendantes. Et l’Etat doit obliger chaque citoyen à respecter ces choix, que celui-ci pense, ou non, qu’hors de son Eglise, de sa chapelle, de sa croyance philosophique, ou de la laïcité elle-même, il n’existe pas de salut !
Autrement dit, pour reprendre la terminologie des Lumières, la laïcité n’impose pas une « tolérance théologique » (ou doctrinale, l’intolérance, à ce niveau peut être tout autant philosophique, séculière que religieuse), mais oblige tout citoyen à une « tolérance civile ». A ce niveau, le degré de laïcité d’un Etat correspond globalement à son degré de démocratie. D’autre part, des responsables religieux adoptent une stratégie naïve et inefficace quand ils croient qu’en faisant pression pour moins de laïcité, ils arriveront à contrecarrer la sécularisation (en Alsace-Moselle les Eglises protestantes évangéliques, séparées de l’Etat manifestent plus de vitalité que le culte protestant luthéro-réformé ou le culte catholique, qui sont semi-officiels par non-application -scandaleuse- de la loi de 1905).
Enfin, on peut émettre l’hypothèse d’un lien entre sécularisation et instrumentalisation politique du religieux. Certes, cette instrumentalisation existe dans différents cas de figure mais quand le religieux est fort, elle génère un conflit entre puissance politique et puissance religieuse (cf, au Moyen-Age, le conflit entre le « pouvoir temporel » et le « pouvoir spirituel »). Quand les institutions religieuses deviennent faibles, le pouvoir politique (et économique) peut d’autant plus facilement instrumentaliser le religieux. C’est ce qui se passe aujourd’hui en France, où l’on voit la progression d’un catholicisme politique identitaire et plus culturel que vraiment religieux où, dans la filiation du catholicisme politique de Charles Maurras : des acteurs politiques mettent des crèches dans des bâtiments publics et érigent des statues religieuses dans l’espace public (la libre-pensée mène un courageux combat juridique contre cela) ; des acteurs économiques (les milliardaires Vincent Bolloré et Pierre-Edouard Stérin, notamment) promeuvent un catholicisme politique plus proche des positions de l’extrême-droite que celles de l’épiscopat (notamment sur les migrants). On assiste alors à la progression d’une catholaïcité, qui en est sa perversion.
Le sociologue ne peut donner de recette toute faite pour faire face à la situation : la communauté des citoyens doit collectivement les trouver et les mettre en œuvre. Mais le sociologue peut clarifier les enjeux et éviter les erreurs de diagnostic. En dépit des adeptes des (pseudo) « vérités alternatives », en dépit du « trumpisme d’atmosphère » qui gagne la France, le savoir, la compréhension du réel, constituent un outil pour affronter les difficultés du présent. Quand on se trouve dans le déni et que l’on fait prévaloir ses convictions idéologiques sur l’analyse du réel, celui-ci, un jour ou l’autre, vous revient en pleine figure !
*
[1] Les citations des études publiées en anglais sont des traductions libres, qui n’engagent que moi.
[2] Par la notion de « sécularisation-transfert » où du rituel, du symbolique n’était plus explicitement religieux. (Cf. mon étude retraçant l’histoire du GSRL : « La sociologie de la laïcité, dépassement de la sociologie de la religion ? » in Baubérot, Jean, Portier Philippe & Willaime Jean-Paul, (dir.), La Sécularisation en question. Religions et laïcités au prisme des sciences sociales, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 535-548)
[3] Alors que, pendant longtemps, l’extrême variété des offres religieuses américaines a constitué un facteur limitant la sécularisation, alors que pour berger, le pluralisme est un sous-produit de la sécularisation.