La commémoration des 120 ans de la loi de 1905 bat son plein. Les sollicitations ont été très nombreuses et, bien qu’en utilisant, pour certaines, la visio-conférence, je n’ai pas pu répondre à toutes les demandes. C’est pourquoi je donne ici le compte-rendu d’une intervention que j’ai faite au Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE).
Je remercie la personne du CESE qui a retranscrit mon exposé et la discussion qui l’a suivi. J’ai anonymisé les personnes qui m’ont posé des questions. Pour les Parisiennes et les Parisiens que cela pourrait intéresser, je signale, entre autres, trois « événements » qui auront lieu dans la capitale : le vendredi 28 novembre à 19 heures, la présentation de mon ouvrage (1882-1905 ou la laïcité victorieuse) à la librairie Atout Livres (203 bis avenue Daumesnil, 75012 Paris), le matin du samedi 6 décembre une manifestation de la Vigie de la Laïcité (voir les détails et les modalités d’inscription sur son site) et, enfin, le matin du 9 décembre, y partir de 9h30 (ne pas arriver en retard, il risque y avoir du monde !), une table-ronde autour de mon dernier livre (1882-1905 ou la laïcité victorieuse, PUF) au Grand Amphithéâtre du Centre de Colloques du Campus Condorcet (Place du Front populaire, 93322 Aubervilliers, métro : Front Populaire), organisé par le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS – EPHE – PSL) à l’occasion des trente ans de sa fondation. Pour les habitants de l’Yonne, j’indique la conférence que je ferai à Auxerre (Fédération du Bâtiment de l’Yonne), organisée par le grand Orient de France, le samedi 22 novembre à 17.
Enfin, celles et ceux qui le souhaitent peuvent trouver sur YouTube un exposé que j’ai présenté à la Grande Loge de France.
Voici donc la retranscription de la séance au CESE :
- LE PRÉSIDENT.- Merci à vous, Monsieur Baubérot-Vincent, d’avoir accepté de vous rendre disponible, malgré un agenda très chargé. Nous avons souhaité entendre votre parole dans le cadre d’un chantier que nous avons ouvert avec, en ligne de mire, un événement que le CESE organisera le 9 décembre 2025. C’est une date symbolique, et nous souhaitons centrer cet événement sur la laïcité, avec notamment un retour sur les enjeux autour de la loi de 1905. C’est précisément sur ce point que nous avons souhaité vous entendre.
- BAUBÉROT-VINCENT.- Je vais d’abord revenir sur le contexte de l’époque, puis aborder les enjeux à proprement parler. Enfin, je tenterai de donner une brève conclusion comportant quelques éléments d’actualisation.
On peut aborder le contexte de deux manières. D’abord, envisager le contexte dans la longue durée. Le XIXe siècle est marqué non seulement par la ratification, en 1802, d’un Concordat entre l’Etat français et Rome, élaboré l’année précédente, mais également -on l’oublie trop souvent- par une organisation religieuse pluraliste autour d’un régime juridique de « cultes reconnus ». Lorsque l’article 2 de la loi de 1905 affirme que « la République ne reconnaît aucun culte, il s’agit d’un terme technique. Cela signifie que l’on met fin au régime des cultes reconnus incluant le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme. Cependant, cette tentative de pluralisme juridique a été politiquement surdéterminée par ce que les historiens appellent « le conflit des deux France ».
Ce conflit oppose, pour faire simple, une France traditionnelle, séculaire, « fille ainée de l’Eglise » catholique, et une France moderne, héritière de la Révolution française — celle de 1789, bien sûr, mais aussi des années suivantes : 1793, 1794, marquées par un combat antireligieux, et 1795, où a alors eu lieu une première tentative de séparation, qui n’a pas duré.
Ce qui importe pour nous, c’est que ce conflit politico-religieux génère une instabilité politique. Le XIXe siècle voit se succéder sept régimes politiques différents, avec une durée de vie moyenne d’environ quinze à vingt ans chacun. Lorsque la République — la Troisième — parvient à se stabiliser, à la fin des années 1870 et au début des années 1880, le grand enjeu pour les républicains de gouvernement consiste à en faire le régime définitif de la France, objectif qui suppose de surmonter le risque de retour monarchique ou bonapartiste, et aussi d’éviter l’émeute populaire — souvenons-nous de la Commune.
Pour faire de la république le régime définitif de la France, il faut résoudre le conflit des deux France, et donc la question du rôle politique du catholicisme. Dans les années 1880, la solution retenue par les républicains est ce que j’appelle un anticléricalisme libéral : on impose la liberté aux religions, en particulier au catholicisme.
Un exemple emblématique de cet anticléricalisme libéral est la loi rétablissant le droit au divorce, en 1884. Les catholiques la perçoivent comme une loi persécutrice, parce qu’elle heurte leur conception de la famille. En réalité, elle ne contraint personne à divorcer : elle permet aux protestants et aux juifs, qui tolèrent le divorce, d’exercer ce droit, si besoin, et aux libres penseurs d’en faire usage. Quant aux catholiques, ils sont libres d’obéir ou non à l’interdiction de l’Eglise catholique ; cela relève désormais d’une adhésion volontaire.
On connaît mieux la loi sur la laïcité dans l’école publique (loi Ferry de 1882), mais sont également votées d’autres lois, telle celle sur la liberté des funérailles ou celle sur la neutralité les cimetières, mettant fin à la division entre « terre bénite » et « terre maudite ». Cet anticléricalisme libéral ne diminue pas la liberté religieuse mais il établit la liberté face aux normes de la religion, en distinguant loi civile et normes religieuses — ce qui aurait dû être le cas depuis la Révolution française, mais qui ne l’était pas vraiment dans les faits (ainsi le divorce autorisé en 1792, fut interdit en 1816).
Voyons, ensuite, le contexte plus immédiat, celui du tournant du siècle. En 1892, le pape Léon XIII appelle les catholiques à se rallier à la République. Ce ralliement est souvent présenté comme un apaisement du conflit entre les deux France. En réalité, rapidement, c’est tout le contraire. Le ralliement est conditionnel : il vise à changer la République de l’intérieur. Le catholicisme apparaît alors encore plus menaçant et le ralliement ravive les peurs républicaines. La Croix, par exemple, se déclare le journal « le plus anti-juif de France ». C’est dans ce contexte que survient l’affaire Dreyfus : les catholiques ralliés cessent de dénoncer globalement la République ; ils distinguent « la Gueuse » et une République des « honnêtes gens », opposée à celle qui se trouverait accaparée par les francs-maçons, les juifs et les protestants.
Dans cette conjoncture de tensions croissantes, les gouvernements successifs de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau puis le Bloc des gauches, sous la direction d’Emile Combes, adoptent une posture que l’on peut qualifier d’anticléricalisme autoritaire. Une lutte est ainsi menée contre les puissantes congrégations enseignantes et, en outre, sous le ministère Combes, les relations avec le Saint-Siège se détériorent fortement. Emile Combes souhaite en effet un concordat renforcé, ce qui ne fait qu’aggraver les tensions, d’autant plus que Léon XIII, relativement souple, meurt et laisse la place à Pie X.
Traditionnellement, on considère que le processus de séparation des Églises et de l’État a été initié par Emile Combes. Celui-ci prend parti pour la Séparation en septembre 1904, dépose un projet de loi en novembre, puis quitte le pouvoir en janvier 1905, transmettant, dit-on, le relais à Aristide Briand. À mon sens, cette lecture des événements est beaucoup trop simpliste.
En réalité, dès 1903, un véritable conflit oppose deux visions de la laïcité. Les partisans de l’anticléricalisme d’Etat autoritaire ne sont pas opposés à la Séparation sur le fond, mais considèrent que les conditions ne sont pas encore réunies. Ils estiment qu’il faut d’abord instaurer un véritable monopole de l’enseignement public avant d’envisager la Séparation. Tant que subsiste la liberté d’enseignement, l’école n’est pas « laïque, gratuite et obligatoire ». Il faudra donc attendre qu’une génération nouvelle soit éduquée exclusivement par l’école laïque pour se poser la question de la Séparation ; sinon enlever la possibilité d’un contrôle de l’Etat sur l’Eglise catholique apparait trop dangereux.
Mais le désir de supprimer la liberté de l’enseignement crée une fracture au sein même du camp républicain et laïque. Clemenceau, par exemple, s’oppose fermement à l’idée de monopole : il affirme que, s’il faut choisir « entre la République et la liberté », il choisira toujours « la liberté ». D’autre part, au sein du Parlement, une commission sur la Séparation est constituée, en juin 1903, réunissant 17 députés séparatistes et 16 députés concordataires issus du centre et de la droite : vu l’abstention de certains députés de gauche souhaitant différer la Séparation, l’opposition a fait jeu égal avec la majorité. Beaucoup pensent que la Commission va être paralysée ; en fait, elle travaille dans un tout autre esprit que le Bloc des gauches. Si les affrontements sont presque un rituel au Parlement, cette commission, présidée par Ferdinand Buisson, ‘ancien adjoint de Ferry, et dont le rapporteur est Aristide Briand, opère des « transactions » pour élaborer un projet à peu près consensuel.
Ce conflit des deux laïcités aboutit à une crise entre le projet de la commission, prêt dès juillet 1904, et Combes, qui choisit de déposer un projet différent, en novembre, dans une logique d’hostilité vis-à-vis de la commission et visant plutôt à une certaine séparation entre l’Eglise catholique en France et Rome qu’à la Séparation des Eglises et de l’Etat.
Finalement, c’est le couple Buisson Briand qui l’emporte et c’est le projet, un peu modifié, de la commission qui est soumis au Parlement, en mars 1905. Ce point est fondamental, sinon on ne comprend pas pourquoi la séparation de 1905 n’est pas le couronnement de l’anticléricalisme d’Etat autoritaire, mais, au contraire, un retour aux principes de l’anticléricalisme libéral des années 1880.
Les premières années du XXe siècle, on fait face à un dilemme : chaque mesure anticléricale prise se révèle inefficace. Chaque échec pousse à adopter une mesure plus dure encore, dans une spirale idéologique inflationniste. Au final, les libertés démocratiques sont écornées. On atteint un point où il faut choisir : soit on s’éloigne des principes d’une République libérale, démocratique, soit on change de stratégie. C’est un véritable dilemme au sein du camp républicain.
Initialement, l’optique de la commission est minoritaire. Progressivement toutefois, l’environnement évolue. Combes défendait l’idée qu’on pouvait aller jusqu’à une quasi-guerre civile entre Français, car l’horizon international était pacifique. Mais, en février 1904, éclate la guerre russo-japonaise. Elle concerne la France, à cause de sa colonie indochinoise et, surtout, de l’alliance franco-russe : progressivement, les défaites russes dégagent le front est de l’Allemagne, qui redevient dangereuse. L’argument visant à mener à son terme un combat laïque quoi qu’’il en coûte perd de son impact. Il faut au contraire éviter de maximaliser le conflit entre Français. Cet aspect, non souligné par les historiens, me paraît crucial.
D’autre part, le choix de l’anticléricalisme autoritaire s’est fait au détriment de la question sociale. Sous le gouvernement du Bloc des gauches, les résultats sociaux sont très faibles. Ainsi, les retraites ouvrières sont sans cesse ajournées en raison de la priorité donnée à l’anticléricalisme d’État. Ainsi, à partir de l’été 1904, Jean Jaurès souhaite une séparation libérale, qui, autant que faire se peut, pacifiera le conflit des deux France et permettra d’affronter enfin la question sociale, là où la France accuse du retard sur l’Allemagne.
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Le contexte étant posé, j’aborderai les enjeux de la loi elle-même. Trois enjeux me semblent décisifs ; un quatrième concernant l’application de la loi.
Le premier enjeu s’articule autour de l’interprétation de la notion de liberté de conscience. Personne n’est contre, mais la gauche républicaine en donne trois interprétations différentes.
L’interprétation la plus extrême, considère que la liberté de conscience n’inclut pas la liberté religieuse. Selon cette vision, la religion est, par essence, une oppression des consciences. Il faut donc émanciper les individus de la religion, promouvoir la primauté de la raison sur la croyance, et, dans cette logique, accorder le moins de liberté possible aux expressions religieuses. C’est la conception de Maurice Allard, d’Edouard Vaillant, des socialistes révolutionnaires, et d’une petite minorité de radicaux-socialistes.
Émile Combes prône, quant à lui une autre conception : il n’est pas antireligieux, et se veut un « philosophe spiritualiste ». Il affirme, dans des conversations privées avec le chef de cabinet du président de la République, que son objectif consiste réconcilier la République et l’Église catholique. Pour y parvenir, il faut républicaniser le catholicisme, y compris de manière autoritaire, avec des mesures répressives. En réalité, nous l’avons vu, Combes cherche surtout à séparer l’Église catholique française de Rome, davantage qu’à séparer les Églises de l’État. Bien des radicaux (et radicaux-socialistes), sans être tout à fait de cet avis, veulent profiter de l’occasion pour développer un « catholicisme républicain ».
Briand défend, avec beaucoup de ténacité, une troisième conception. On dit souvent qu’il était plus habile que convaincu, mais, en l’occurrence, sur la liberté de conscience, il a vraiment fait preuve de constance ; chaque fois qu’on enlevait de la loi ce principe de la liberté de conscience, il le remettait en tête de l’article premier, en le faisant suivre du « libre exercice des cultes. » Attention : il s’agit bien du libre exercice des cultes – au pluriel – et pas seulement de l’exercice du culte. Briand le rappelle à plusieurs reprises : le mot « culte », en droit, désigne la religion depuis la Révolution, ce qui inclut, précise-t-il, les « manifestations extérieures du culte », pas seulement l’acte cultuel lui-même.
Un exemple : la loi de 1905, contrairement à la première séparation de 1795, permet le port de la soutane dans l’espace public. Briand l’affirme : la soutane devient, avec la séparation, « un vêtement comme un autre ». S’ensuit une banalisation du vêtement religieux. Par ailleurs, la liberté des processions est accrue par rapport au régime des cultes reconnus. Après 1905, cette liberté de procession est plus grande en France qu’en Alsace-Lorraine, alors devenue allemande, où le système bonapartiste s’applique toujours.
La liberté de conscience est donc la liberté de manifester ses convictions, qu’elles soient religieuses ou irréligieuses, dans le cadre démocratique, avec l’existence d’une police des cultes prévenant les troubles à un ordre public démocratique. En 2021, certains ont affirmé qu’il n’y avait pas de police des cultes dans la loi de 1905. C’est faux. Elle existe. Peut-être faudrait-il simplement l’appliquer. C’est un débat.
C’est donc cette conception inclusive de la liberté de conscience qui l’emporte, et inclut le libre exercice des cultes (l’article 1).
Deuxième enjeu : L’article 2 met fin au système des cultes reconnus. « La République ne reconnaît, ne finance ni ne subventionne aucun culte ». Toutefois, à la fin de cet article, figure une exception : les aumôneries, dans les lieux fermés, peuvent bénéficier de fonds publics. Il est bien précisé que cette exception vise à pouvoir assurer le « libre exercice des cultes ». Autrement dit, l’article 2 reconnaît la primauté de l’article 1. Si une tension existe entre la liberté des cultes et le non-financement, c’est le non-financement qui doit s’assouplir. Clemenceau, notamment, est très clair sur ce point.
Se pose, troisième enjeu, le problème de la neutralité. Là encore, il s’agit d’un débat complexe, avec plus de 40 000 édifices religieux, propriété publique, à attribuer à de futures « associations cultuelles », et des biens (400 millions de franc or) liés à ces édifices. Ces derniers étaient jusqu’alors gérés par des représentants des Églises, mais aussi de l’État. Certains, à gauche, veulent en récupérer une partie ; d’autres, plus libéraux, estiment que ces biens doivent revenir entièrement aux associations cultuelles. Cette position l’emporte ; mais un nouveau conflit éclate entre les républicains de gauche. En effet, un ajout de l’article 4 précise : les biens reviendront aux associations qui se conformeront aux « règles générales d’organisation » de leur culte,
Ce point est crucial, car derrière cette formulation technique, cela signifie que les associations cultuelles catholiques doivent être conformes à leur hiérarchie religieuse : le prêtre de l’association doit se trouver en conformité avec l’évêque, et l’évêque avec le pape. C’est la fin de l’espoir des radicaux de promouvoir un « catholicisme républicain » qui serait « schismatique » par rapport à Rome.
Il y a eu un conflit intra-républicain virulent, allant de l’adoption (par la droite et une partie seulement de la gauche) de cet ajout à l’article 4, jusqu’au dépôt par les républicains de gauche battus d’un article 6 bis (qui aurait tempéré les conséquences de cet ajout). Pendant un mois et demi, une part de la gauche (essentiellement des radicaux qui ont une conception individualiste de la liberté de conscience, alors que les socialiste jauressiens intègrent une dimension collective) tente de faire reconnaître que, même si le dogme doit être respecté, la discipline – l’obéissance hiérarchique – ne doit pas être obligatoire pour disposer des églises et hériter des biens. C’est un échec total. L’article 6 bis est rejeté, par l’action conjointe de Jaurès et de Briand, mettant fin à l’idée d’un catholicisme républicain autonome.
C’est une neutralité qu’on qualifie alors, dans les débats, de « respectueuse ». Respectueuse des différentes constitutions ecclésiastiques. Ce mot de respect est d’ailleurs repris dans la Constitution de 1958 : « la République respecte toutes les croyances ».
Il y a, enfin, l’enjeu de l’application de la loi : par l’encyclique Gravissimo (août 1906), Pie X refuse la loi, qui met fin au concordat dont un pape était cosignataire. Mais, l’on ignore souvent, ce refus a été suivi de trois autres, entre décembre 1906 et mai 1908. Le pape rejette toutes les solutions alternatives de « droit commun » que Briand propose et fait voter par la gauche du Parlement. Cela ne se fait pas sans mal : une partie de cette gauche républicaine renâcle face à cette « humiliation » devant Rome – on parle d’aller à « Canossa ».
Briand, soutenu par Buisson pendant la préparation de la loi et par Jaurès au moment de son élaboration, est soutenu, alors, par Clemenceau, devenu ministre de l’Intérieur, puis président du Conseil. C’est le couple, Briand-Clemenceau qui l’emporte. Briand invente des solutions libérales, Clemenceau les impose à toute la gauche.
De fait, la gauche qui a voté, en 1905, une loi loin de correspondre aux aspirations de certains de ses membres, vote également, de façon unanime, trois autres lois permettant d’appliquer la séparation. Ainsi on en arrive à la formule de « l’Église catholique légale malgré elle ». Cette dernière refuse, en effet, les propositions juridiques qui lui sont faites, notamment celle de l’association de 1901. C’est pour permettre aux catholiques de contourner la loi de 1905 qu’est autorisée, par une nouvelle loi de 1907, la gestion cultuelle via des associations loi de 1901. C’est pourquoi les musulmans, aujourd’hui, peuvent utiliser ce cadre pour gérer leur culte.
Le pape a refusé cette solution. Cependant, « l’Église [devient] légale malgré elle » et, jusqu’à l’accord de 1923-1924, ses prêtres occupent les églises « sans titre juridique ». Il faut insister sur ce point : les lois de 1905-1908 ne sont pas le couronnement de l’anticléricalisme d’État, mais constituent un changement de paradigme. Briand, avec Clemenceau, mène ce changement. Au final, même les libres penseurs, qui, en 1903, lors du combisme, interrompent des messes en s’adressant aux « prédicateurs-citoyens », changent d’attitude : alors même que les catholiques refusent la loi de 1905 et le droit commun, les libres-penseurs s’abstiennent de toute provocation. Certains d’entre eux agissent même pour permettre à l’Église catholique d’exister légalement. Pas tous, bien sûr, mais un nombre suffisant pour que cela fonctionne.
Toute la gauche, à ce moment-là, a privilégié ce que Max Weber appelle « l’éthique de responsabilité » sur « l’éthique de conviction » : la loi de 1905, et plus encore les modalités de son application au vu des refus du pape, ne satisfaisait pas les souhaits de beaucoup d’entre eux. Pourtant, ils ont assumé le choix de la responsabilité politique.
Si une telle stratégie s’est montrée efficace, cette situation a fait de l’Église catholique une préoccupation constante, obsédante, pour Briand, pour le gouvernement, les tribunaux. Cela a permis, et ce n’est certes pas rien ! de pacifier relativement le « conflit des deux France », qui prenait de plus en plus d’ampleur, mais cela s’est effectué, il faut aussi le reconnaître, au détriment d’une égale liberté de conscience et d’une égale liberté religieuse.
Concernant la liberté de conscience d’abord : on a multiplié les accommodements envers le catholicisme, parfois en oubliant un peu les libres penseurs. Aujourd’hui encore, contrairement à la Belgique, ceux ne bénéficient pas de l’équivalent des aumôneries pour aider ceux qui veulent réfléchir au sens de la vie en dehors des traditions religieuses. Concernant la liberté religieuse ensuite : certains catholiques voulaient désobéir au pape et, créer des associations cultuelles, mais ils n’ont obtenu ni les églises, ni les biens. Le paradoxe de la loi de 1905, c’est qu’on a finalement privilégié ceux qui refusaient la loi – ceux qui suivaient Pie X – parce qu’ils se conformaient à l’ajout de l’article 4, resté valable même en l’absence d’association cultuelles catholiques « romaines ». Les catholiques qui voulaient créer, en conformité avec la loi, des associations cultuelles, se sont heurtés à l’opposition de Briand, de Clemenceau, du Conseil d’Etat et de l’administration, ils ont été dépossédés des églises.
La loi de 1905, aussi remarquable soit-elle, ne règle pas tous les problèmes. La culture française a été profondément marquée, surdéterminée même, par le conflit dualiste des deux France. La séparation de 1905, au lieu de donner naissance à une véritable culture pluraliste, a été façonnée avant tout pour apaiser ce conflit. Non pas pour le faire disparaître, mais pour le ramener dans les tensions normales d’une démocratie. Ce déficit d’habitus pluraliste dans la culture politico-religieuse française présente aujourd’hui un effet boomerang. Voilà un aspect majeur, le plus souvent méconnu.
Je conclurai rapidement.
Actuellement, nous faisons face à une réinterprétation de la laïcité. En 2003, un des leaders de la majorité gouvernementale de l’époque, François Baroin, rédige un rapport pour le premier ministre. Il en appelle à une « nouvelle laïcité », plus culturelle et identitaire. En schématisant, on peut dire que, globalement, cette nouvelle laïcité reprend davantage les peurs et les postures de ceux qui ont perdu en 1905 que de ceux qui ont gagné. En fait, elle prolonge, en partie, la vision de la laïcité des vaincus de 1905.
Pourquoi cette optique, défaite alors, est-elle devenue dominante aujourd’hui ? Parce qu’en 1905, on croyait fortement au « Progrès. » Un Progrès qui reliait le progrès technique et scientifique au progrès moral et social par l’action politique. Pour dire les choses vite : la « fée électricité », les chemins de fer, la morale laïque et la vitalité démocratique coexistaient.
Cette croyance a commencé à se trouver ébranlée par la guerre russo-japonaise, qui a montré que l’arbitrage entre nations dites « civilisées » ne suffisait pas pour éviter une guerre. A plus forte raison, les deux guerres mondiales ont détruit l’idée d’un progrès indifférencié. On a distingué, alors, un « bon » progrès pacifique d’un « mauvais » progrès guerrier. Aujourd’hui, même cette distinction se trouve mise en doute avec l’ensemble des problèmes liés au changement climatique, à la destruction de la biodiversité...
Les discours dominants sont désormais à teneur apocalyptique. Ces discours sur les crises environnementales et les risques que court la planète sont devenus obsédants et font que l’incroyance au Progrès prédomine. Dans ce climat, resurgissent des désirs de pureté : pureté religieuse – c’est le succès du salafisme –, mais aussi, faute d’être capable de construire un avenir souhaitable, désir d’une pureté laïque.
Le récent roman d’Aurélien Bellanger, mal nommé Les derniers jours du Parti socialiste, illustre bien les dérives que peut donner cette quête de pureté laïque. L’enchainement de lois et de mesures, considérées ensuite comme inefficaces, et, bien sûr, elles le sont puisqu’elles ne portent pas sur les racines du problème, va dans le même sens. Dans cette conjoncture, deux camps risquent de s’opposer comme des frères ennemis : les partisans d’une pureté laïque combattant les partisans d’une pureté religieuse (et inversement), avec une inflation réciproque. Ce processus me semble analogue à celui de l’anticléricalisme autoritaire de Combes. De même qu’au début du XXe siècle, un discours du danger (clérical, intégriste) fleurit ; mais, comme on reste en démocratie, les mesures prises ne peuvent pas être à la hauteur des menaces mises en avant. Alors les gens sont frustrés, demandent des mesures plus fortes, qui elles-mêmes échouent. Et ainsi de suite. Il faudrait sortir du cadre démocratique pour empêcher que ceux que l’on « exclut par la porte » ne « reviennent par la fenêtre ». C’est un engrenage.
En conséquence de cette perspective, la « nouvelle laïcité » opère un glissement de la liberté de conscience vers la neutralité. Si vous analysez les discours de 1905, le terme central, c’est « liberté de conscience ». Déjà dans les années 1880, avec Jules Ferry et Ferdinand Buisson, et en 1905, Buisson, Jaurès, Briand, Clemenceau, tous insistent : la laïcité, c’est avant tout la liberté de conscience. Briand le dit très clairement dans son Rapport. Aujourd’hui, quand on parle de laïcité, un mot revient : « neutralité ». Laïcité et neutralité sont devenues presque synonymes. Or, la neutralité constituait, en 1905, un moyen au service de la liberté de conscience. Une neutralité arbitrale, qui permettait à chacun d’exercer librement ses convictions, aujourd’hui la neutralité tend à devenir une fin en soit, et elle ne s’applique pas de la même manière aux différentes religions.
De plus, l’interprétation du mot « neutralité » change. En 1905, on parlait d’une neutralité de respect. Aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une neutralisation. Une privatisation du religieux, cantonnée à l’intime – dans une société où l’intime a presque disparu, en tout cas a beaucoup rétréci son domaine, à cause du numérique, des médias, des moyens techniques nouveau de surveillance permanente.
On sort alors de l’idéal de rationalité qui était au cœur de la pensée laïque (et a, sans doute, permis, à l’époque, de faire prévaloir l’éthique de responsabilité sur l’éthique de conviction). Ce que Briand appelait une « laïcité de sang-froid » est remplacé par une laïcité avant tout émotionnelle. Mon collègue Gilles Kepel parle de « salafisme d’atmosphère », de « djihadisme d’atmosphère ». Moi, j’ai proposé le terme de « Trumpisme d’atmosphère » pour désigner cette dérive de la laïcité. Je vous remercie.
- LE PRÉSIDENT.- Merci, Monsieur Baubérot-Vincent. Je me tourne immédiatement vers les membres de la commission pour ne pas perdre de temps et engager le dialogue. Vous avez posé un constat de haute volée. Je suis sûr que mes collègues y réfléchissent encore. Peut-être certains se sont-ils même reconnus dans l’un ou l’autre des portraits que vous avez dressés.
- BAUBÉROT-VINCENT.- Encore une fois, j’ai forcément été rapide, surtout dans ma conclusion. Vous ajouterez toutes les nuances nécessaires.
- LE PRÉSIDENT.- Tout à fait. Vous avez été surtout très complet, et c’est ça l’essentiel. Chers collègues, quelqu’un souhaite-t-il intervenir ou poser une question à Monsieur Baubérot-Vincent ?
Mme X.- Bonjour, je vous remercie beaucoup pour votre intervention, particulièrement dense. Cela rend presque difficile l’envie d’intervenir tant les propos sont riches. Je me présente : je suis conseillère au CESE, je fais partie du groupe Familles. J’aimerais que vous précisiez ce que vous entendez exactement par « neutralisation ». Vous avez insisté sur cette idée d’une laïcité qui irait au-delà de la neutralité, vers une forme de neutralisation. Vous avez également évoqué un lien avec la question de l’intimité ou de son absence.
- BAUBÉROT-VINCENT.- Je vais donner un exemple concret. Dans les débats sur l’article 28 de la loi de 1905 – article qui interdit les emblèmes religieux sur les places et monuments publics –, Briand précise, et c’est ce qui pousse la droite à retirer certains amendements, qu’il ne s’agit pas d’une neutralité des personnes. Les individus ont le droit de manifester leur appartenance religieuse dans l’espace public. Des débats ont porté sur le port de la soutane, mais celui-ci a été autorisé. Briand donne, alors, un exemple : un homme possède un jardin qui donne sur une place publique et y installe un grand calvaire visible de tous. C’est permis.
De même, les groupes ont le droit d’exprimer leur appartenance religieuse dans l’espace public. C’est tout le débat sur les processions. Il fut rude, car la gauche était divisée. Certains maires radicaux pour ne pas avoir à décider s’ils devaient autoriser ou non les processions, voulaient que la loi les interdise. Et, selon certains laïques, ces manifestations, où une religion s’appropriait l’espace public, heurtaient leur liberté de conscience.
Toutefois, la réponse donnée a été claire : la liberté de conscience oblige à accepter que chacun puisse s’exprimer, même collectivement. Ce qui est interdit, ce sont les emblèmes religieux qui apparaîtraient comme des représentations de la collectivité : la commune, l’État, etc. Ainsi, une crèche dans une mairie, par exemple, devient problématique, car elle manifeste une croyance particulière et l’élève au rang de symbole collectif.
Aujourd’hui, on tend vers une conception où des portions de plus en plus étendues de l’espace public lui-même devraient être neutres et où l’obligation de neutralité s’étend à un nombre de plus en plus important de personnes. Quand les agents publics représentent clairement l’État, là, la neutralité est logique. Mais faut-il imposer cette neutralité à quelqu’un qui vide les poubelles, dans le cadre d’une entreprise qui a une délégation de service public ? Depuis les lois de 2016 et 2021, c’est devenu possible.
C’est ce que j’appelle une tendance à la neutralisation. On élargit de plus en plus les obligations de neutralité à des individus pour qui le lien avec l’État est faible, voire inexistant. On fait de la neutralité d’apparence, la neutralité vestimentaire, une fin en soi, alors que l’important dans la neutralité c’est de mettre en œuvre le principe d’impartialité.
- Y.- Merci beaucoup. C’est très précieux de replonger ainsi dans la complexité historique. Aujourd’hui, on célèbre les lois centenaires en oubliant leur contexte politique. Or, ce contexte est essentiel.
Je voudrais poser deux questions. D’abord : dans la loi de 1905, le mot « laïcité » n’apparaît pas, pas plus que « laïque ». Pourtant, on résume souvent la loi à ces termes. Étaient-ils utilisés à l’époque ? Sinon, à partir de quand se sont-ils imposés dans le débat public ?
Deuxième question, plus contemporaine : vous connaissez bien les conditions du débat parlementaire de 1905. Comment évaluez-vous la qualité des débats autour des lois de 2004, 2010, 2021, que vous avez citées ? Aborde-t-on encore aujourd’hui la complexité de ces questions comme on le faisait alors ? Ou bien la polarisation idéologique empêche-t-elle des débats de qualité ?
- BAUBÉROT-VINCENT .- Pour répondre à la première question, sur le terme « laïcité » : ni la loi de 1882, qui laïcise l’école publique, ni la loi de 1905 ne contiennent le mot « laïcité ». C’est assez remarquable, car ce sont pourtant les deux lois fondatrices de la laïcité en France. Aucune des deux ne mentionne le terme. Sans doute n’avait-on pas le fétichisme des mots. En 1905, il y a, aussi, la volonté de se différencier du combisme qui parle de « laïcité intégrale »
Le Rapport Briand, au nom de la commission, utilise le mot « laïcité » dans un seul chapitre : celui consacré aux législations étrangères (et ce n’est sans doute pas un hasard). Briand y explique que le régime des cultes reconnus en France constitue une forme de « demi-laïcité », parce qu’il tolère un certain pluralisme, que l’agnosticisme est permis, etc, mais ce n’est pas une laïcité pleine et entière, puisque certains cultes sont semi-officiels. Il affirme qu’il faut passer à une « complète laïcité », comme l’ont déjà fait les États-Unis.
Cependant, il reste lucide : il évoque la possibilité que les États-Unis rencontrent plus tard des problèmes de cléricalisme. Il reste vigilant. Le Mexique apparait à l’époque le grand modèle pour des laïques français : un pays catholique qui a séparé l’Église et l’État, dès 1859, malgré la puissance d’une Église catholique qui, au début du XXe siècle, reste forte dans ce pays. Cela prouve, estime-t-on que la Séparation s’avère possible dans un pays catholique, sans passer par la persécution et sans que l’Etat soit perdant.
Bien sûr, une guerre civile éclatera dix ans plus tard au Mexique et un régime plus dur s’installera. En 1905, le modèle mexicain est perçu comme strict, mais non persécuteur. Briand cite également le Brésil, le Canada, Cuba, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et plusieurs colonies britanniques. Il évoque une dizaine de pays ayant déjà opéré une séparation et abolit les Églises officielles : pour lui, ces Etats vivent dans un régime de laïcité.
Ce qui est intéressant, c’est que l’Assemblée nationale a réédité le rapport Briand en 2005, puis en 2020, et qu’elle a supprimé ce chapitre sur les législations étrangères. J’ai souligné ce point, il m’a été répondu que cela n’avait pas de signification idéologique. Peut-être, mais il n’est tout de même pas inodore d’avoir ôté le seul chapitre où apparaissent les termes « laïcité » (sept fois) et d’autres mots de la même famille (en tout quatorze fois).
À mes yeux, c’est le chapitre le plus important, car il montre qu’il existait deux modèles possibles de séparation : le modèle révolutionnaire de 1795, très strict – où les manifestations extérieures de la religion étaient limitées, et où coexistaient, dans les églises, fêtes civiques et pratiques religieuses ; et un autre modèle, beaucoup plus inspiré des exemples étrangers. Briand valorise le Mexique, Jaurès les États-Unis – il se montre même très pro-américain dans ses discours. Ce second modèle sera finalement choisi. En supprimant ce chapitre, on évacue le fait qu’un tel choix a été opéré. Je ne veux pas prêter d’intentions malveillantes, mais les conséquences de cette omission ne sont pas neutres.
Sur la qualité des débats parlementaires, je dirais que le problème principal aujourd’hui, c’est la visibilité. En 1905, les journaux consacraient des pages entières aux débats parlementaires. Même quand j’étais jeune, dans Le Monde, on trouvait des pages et des pages de compte rendu presque in extenso des débats. Aujourd’hui, Le Monde publie encore des articles consistants, mais ce qui passe à la télévision ou sur les réseaux sociaux, ce sont les « petites phrases ». Il est devenu très difficile pour les parlementaires de mener des débats de fond. Certains essaient, mais ils n’ont quasiment aucune visibilité. C’est un système d’emprise, dont l’aboutissement est ce qu’on nomme la « post-vérité ». Il faut le combattre.
Il ne s’agit pas de dire qu’en 1905 les parlementaires étaient plus intelligents. Il y avait déjà des gens brillants et d’autres moins. C’est encore le cas aujourd’hui. Aujourd’hui toutefois, si vous voulez être visible, vous devez passer par les médias – or, le système médiatique est très réducteur. Ce qui est retenu, ce sont les propos excessifs, schématiques, péremptoires. L’art de la nuance devient socialement invisible.
C’est exactement ce qui se passe avec la laïcité actuelle. Si la grande majorité des musulmans ne basculent pas dans l’extrémisme, malgré les discours islamistes qui leur disent « vous êtes discriminés », c’est parce qu’à côté de ce que j’appelle la « laïcité émergée » – combative, médiatisée, simplificatrice – il existe une « laïcité immergée », qui représente les neuf dixièmes de la réalité quotidienne.
Cette laïcité immergée s’applique encore selon l’esprit de la jurisprudence de 1905. C’est elle qui permet, par exemple, l’existence de carrés musulmans dans les cimetières, alors qu’une application littérale de la loi l’interdirait. C’est elle qui permet également aux municipalités de coopérer avec des représentants musulmans pour organiser l’Aïd, pour gérer l’abattage rituel. C’est cette laïcité accommodante qui, dans la difficulté parfois, a permis la construction de mosquées, l’ouverture de salles de prière, validées par le Conseil d’État. C’est une laïcité de terrain, tolérante, mais elle est invisible socialement. Elle ne fait pas événement. Donc, on n’en parle pas.
Je vous donne un autre exemple : l’armée française. Elle met en œuvre une laïcité accommodante. Elle fournit des barquettes casher aux soldats juifs, des barquettes halal aux soldats musulmans. Lorsqu’elle était déployée en Afghanistan, elle a construit une mosquée pour les soldats musulmans, y compris ceux d’autres armées, car certaines forces étrangères n’en avaient pas prévu. Un rapport parlementaire dit que l’armée est « étanche à la radicalisation ». Heureusement, et jusqu’à présent, l’opération Sentinelle n’a connu aucune bavure. Mais imaginez s’il y avait eu des atteintes à la laïcité dans l’armée et que l’opération Sentinelle avait été entachée d’incidents… Cela aurait été extrêmement dramatique.
Donc oui, il y a des choses qui fonctionnent bien, mais comme elles ne génèrent pas de scandale, elles passent inaperçues. Pourtant, cette laïcité conciliante existe, elle est réelle. Mais jusqu’à quand ? C’est toute la question, car à force de croire que la laïcité, c’est seulement cette laïcité émergée, à force de la réduire à ce modèle spectaculaire et conflictuel, on finit par voter des lois qui grignotent la laïcité conciliante.
Mme Z.- Ma question rejoint un peu celle posée par Madame X. Je fais aussi partie du groupe des familles. Je voulais vous demander, par rapport à ce que vous avez dit sur le passage d’une neutralité à une neutralisation, comment vous analysez les décisions comme l’interdiction du voile islamique à l’école ou du burkini dans les piscines. Selon vous, ces mesures sont-elles conformes à la conception actuelle de la laïcité ? Le cas échéant, à quelle conception précisément ?
- BAUBÉROT-VINCENT.- J’ai été acteur sur ce sujet, puisque j’étais membre de la commission Stasi en 2003. J’avais alors soumis deux propositions.
La première, consistait à légiférer en reprenant l’avis du Conseil d’État de 1989. Cet avis disait que les signes religieux étaient tolérés tant qu’ils n’étaient ni ostentatoires ni revendicatifs. Dans certains cas (prosélytisme, provocation, contestation des cours et de la discipline, …), on pouvait les interdire. Pour moi, l’Éducation nationale n’a pas su gérer cet avis. Elle s’est d’abord montrée trop rigide – notamment avec la circulaire de François Bayrou, en 1994, qui, après avoir assoupli la loi Falloux pour les écoles privées, a voulu se donner un brevet de laïcité. Il a été pro-catholique, et a contrebalancé cette attitude sur le dos des musulmans, pour dire les choses de façon rapide et schématique. En application de la circulaire, on a exclu des élèves, mais une circulaire n’est pas une loi et certaines de ces exclusions ont été désavouées par les tribunaux administratifs, en raison même de l’avis du Conseil d’État, devenu source de contentieux à partir de 1992.
Alors, après ce désaveu, le service juridique de l’Éducation nationale est tombé dans l’excès inverse : il est devenu trop laxiste. Je peux en témoigner, j’étais conseiller à la citoyenneté auprès de Ségolène Royal en 1997 et 1998. Je voyais des cas où, selon l’avis du Conseil d’État, on aurait pu exclure certaines élèves, mais on ne le faisait pas. Il y avait une sidération de l’institution scolaire, peu habituée à voir la justice intervenir dans ses affaires internes.
Après avoir été trop rigide, elle est devenue trop permissive. Donc ma première proposition – inscrire en loi l’avis du Conseil d’État – avait peu de chances d’être acceptée.
Mon plan B, consistait à dresser une liste précise de signes religieux interdits. Parce que tout peut devenir un signe religieux : le voile, mais aussi le bandana, la casquette, etc. J’acceptais que le voile islamique soit inclus dans cette liste, à condition d’en exclure explicitement le bandana, qui n’est pas un « signe religieux ostensible ». Plusieurs membres de la commission étaient favorables à cette solution. Mais le staff a refusé de la soumettre au vote. Et la commission n’a pas réagi. Elle n’a pas dit : « Ce n’est pas à vous de décider, c’est à nous. » Résultat : ma proposition n’a même pas été mise aux voix.
Je me suis, en conséquence, abstenu lors du vote sur ce qui est devenu la loi de 2004. Je ne l’ai pas soutenue, mais je ne voulais pas non plus être récupéré par les islamistes, donc je n’ai pas voté contre. Selon moi, ce qui est plus problématique que la loi elle-même, c’est la circulaire qui l’accompagne. Au moins, dans la commission Stasi, on avait proposé une liste fixte. Mais la circulaire dit en substance : « Tout signe qui contournerait la loi peut être interdit. » Et là, on entre dans un jeu du chat et de la souris. On n’est plus maître du terrain. C’est l’adversaire qui fixe les termes du débat.
Et on en arrive alors, logiquement, aux débats sur la robe longue, sur l’abaya. On ne sait plus vraiment ce qui est permis et ce qui est interdit, puisque tout signe potentiellement religieux peut être interdit. Si demain des élèves viennent avec une ceinture verte et qu’on juge qu’elle est religieuse, on pourrait l’interdire aussi.
La circulaire a créé une instabilité que l’Éducation nationale ne peut pas gérer. Et je vais être direct : pour moi, l’armée gère la laïcité plus intelligemment que l’école. C’est paradoxal, je suis de gauche, mais je le pense comme sociologue. Quand je dis « école », je parle de l’institution, pas des professeurs – il y a autant de cas que de situations.
L’institution scolaire n’arrive pas à gérer la situation. Beaucoup l’avaient déjà dit à la commission Stasi, mais cela ne figure pas dans le rapport. Certains ont voté pour la loi en pensant que l’Éducation nationale était incapable de gérer l’avis du Conseil d’État – mais ils ne l’ont pas écrit.
Je serais favorable à l’abolition de la circulaire, mais aujourd’hui, avec le contexte sécuritaire, c’est difficile. Tant qu’il y a un risque terroriste, ce sera compliqué. A terme en revanche, une clarification s’imposera : dire ce qui est permis, ce qui est interdit, et que cela soit stable. Qu’on sorte de cette logique de course-poursuite. Je reste persuadé que le meilleur était l’avis du Conseil d’Etat..
Quant à la loi de 2004 elle-même, il faut rappeler qu’à l’origine, elle se voulait une exception dans un cadre où la liberté restait la règle. Exception justifiée par le fait que les élèves sont mineurs, qu’il s’agit d’un cadre scolaire. Tant que Jacques Chirac a été au pouvoir, cette logique a été respectée, et la HALDE, qu’il avait créée, a veillé à ce que cette exception reste une exception.
Ensuite, sous Nicolas Sarkozy, la situation s’est détériorée avec la question des mères de famille. Pourtant, la loi de 2004 visait uniquement les élèves mineurs. Au sein de la commission Stasi, il n’avait jamais été question d’imposer aux parents d’élèves une obligation de neutralité vestimentaire.
Mais voilà, on a commencé à viser les mères de famille. Puis, il y a eu la loi interdisant la dissimulation du visage, en 2010. Le Conseil d’État, à ce sujet, avait précisé qu’il existait des lieux où l’on ne peut effectivement pas dissimuler son visage. Par exemple, une mère qui vient chercher son enfant à l’école à 18 h – il est normal que l’enseignant voie à qui il confie l’enfant. Rien à redire là-dessus. Mais le Conseil d’État s’était opposé à une interdiction généralisée. Pourtant, une interdiction totale a été adoptée.
En fait, le tournant le plus important, à mes yeux, c’est lorsque le dossier « laïcité » a été confié au Haut Conseil à l’intégration. Symboliquement, c’est très significatif : cela signifie que les Franco-Français, comme Obélix, seraient tombés dans la « marmite de la laïcité » à leur naissance, tandis que les immigrés devraient, eux, reprendre régulièrement « une dose de potion magique laïcité ».
En plus, ce Haut Conseil à l’intégration n’était guère compétent : il a publié un historique de la laïcité – trois pages et demie – comportant onze erreurs factuelles ! Dont celle affirmant que le Mexique avait imité la France en matière de Séparation. Résultat : en 2009, lors du 150e anniversaire de la loi de séparation mexicaine, un discours a été prononcé où le Mexique « remerciait » la France, en affirmant qu’elle considérait les Mexicains comme le peuple le plus intelligent du monde, puisqu’en 1859 ils avaient deviné ce que la France ferait en 1905 et avaient décidé de l’imiter… Vous voyez à quel point cela peut prêter à sourire – ou à devenir ridicule à l’international.
- LE PRÉSIDENT.- Monsieur Baubérot-Vincent, merci beaucoup pour ces éclairages. Je dois dire que, comme le soulignait M. Y tout à l’heure, il est essentiel de bien replacer ces débats dans leur contexte, ce à quoi vous avez grandement contribué par votre intervention. Cela nous aide, nous qui vivons la laïcité au quotidien sans toujours en avoir une connaissance historique approfondie, à retrouver des repères. Votre intervention nous rappelle que nous avons encore des marges pour nous inscrire dans l’instant historique.
D’autant que, parallèlement, nous sommes aussi des citoyens confrontés aux débats contemporains. En ce moment même, un débat se lance sur la question : « Qu’est-ce qu’être Français ? » – et la laïcité est au cœur de cette interrogation.
- BAUBEROT- VINCENT.- C’est un débat récurrent.
- LE PRÉSIDENT.- Oui, un débat récurrent, mais ce que vous avez dit en réponse à Madame Z est très éclairant. Cela montre à quel point ce débat peut être facilement caricaturé. Et non, vous ne l’avez pas caricaturé, bien au contraire. Mais votre propos montre aussi les chemins que certains pourraient vouloir nous faire emprunter. En tout cas, merci pour l’ensemble de vos interventions. Elles nous éclairent considérablement. Je vous invite tous à vous plonger dans les ouvrages de Monsieur Baubérot-Vincent. Ils sont nombreux et permettent vraiment de mieux comprendre.
- BAUBEROT- VINCENT.- Vous me permettez une minute d’auto-publicité ?
- LE PRÉSIDENT. – Allez-y, vous avez une minute !
- BAUBEROT. – Je publie aux PUF, un ouvrage intitulé 1882-1905, la laïcité victorieuse. J’y montre comment, à deux reprises, la laïcité a triomphé en devant hégémonique. J’opère une distinction entre hégémonie et domination. La domination cherche à écraser l’adversaire, elle ne peut donc pas instaurer la paix. Tandis que l’hégémonie peut, elle, réaliser la paix, car elle est capable d’intégrer ce qui, chez l’autre, est non négociable dans son propre horizon. C’est ainsi, me semble-t-il, que la laïcité a su gagner : en offrant aux catholiques la possibilité de pratiquer librement leur religion, alors même que les moyens de cette liberté étaient considérés comme politiquement dangereux à l’époque.
Je n’ai pas eu le temps de l’indiquer, mais autour de la loi de 1905, il y avait des propos antisémites émanant de certains milieux catholiques. Le quartier général des opposants aux inventaires, à Paris, c’était La Libre Parole, un quotidien antisémite notoire. Malgré cela, Aristide Briand a su faire la distinction. Il disait : « Il faut accorder aux catholiques ce qui est nécessaire pour vivre en catholiques. » Et il mettait en garde contre « les victoires excessives », car elles « déclenchent des rancœurs, des haines ». Ce discours est, selon moi, le plus beau de Briand ; il a même été salué à l’époque dans La Croix, et, pourtant, il n’est jamais cité, allez savoir pourquoi ! Mais c’est notamment à partir de ce discours, contre les victoires excessives, que j’ai construit cette distinction entre hégémonie et domination.
- LE PRÉSIDENT.- Merci pour cette précision. Nous avons bien noté la parution de votre ouvrage. Je suis certain que mes collègues en prendront connaissance avec grand intérêt.