Vous savez quoi : je pousse le vice à avoir des amis eux-mêmes copains avec ceux qui m’attaquent. En 1990, l’un d’eux a participé à une réunion très philosophe républicain, dont le but affiché consistait à « renforcer la laïcité ». Il était (sincèrement) tout joyeux de leur dire : « une chaire ‘Histoire et sociologie de la laïcité’ vient d’être créée à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Allez-vous candidater… ». Un de ses interlocuteurs, approuvé par les autres, lui a répondu très sèchement : « La laïcité, cela ne s’étudie pas, cela se vit. »[1]
L’Histoire se répèterait-elle ? Quand la section des Sciences religieuses a été créée à l’EPHE, en… 1886, des personnalités catholiques n’ont pas du tout apprécié cette novation : selon eux, il était impossible d’étudier la religion, et (bien sûr) le catholicisme en particulier. On était soit pour, soit contre et une démarche objectivante n’était qu’un masque pour dénigrer la religion. Maintenant, les diverses sciences des religions ont acquis un statut universitaire, un nombre non négligeable de ceux qui s’y adonnent sont des « croyants » (selon le terme consacré). Le soupçon que l’on pourrait avoir à leur encontre serait donc plutôt l’inverse de celui de la hiérarchie catholique d’alors : une trop grande proximité avec leur objet d’études. Mais comme la communauté des chercheurs en sciences humaines compte beaucoup d’agnostiques ou d’athées, ils risquent de perdre toute crédibilité s’ils ne font pas preuve de distance critique.
Le défi premier des sociologues de la religion consiste à se montrer capables de mettre Dieu en perspective sociologique et, pour les historiens, d’historiciser Dieu. Cela ne signifie pas, pour autant, que les auteurs de cette démarche « perdent la foi » (encore une autre expression consacrée !), mais cela les conduit à des exercices de gymnastique intellectuelle, activité très saine pour les méninges et, par ailleurs, tout à fait passionnante.
Voici un exemple d’historicisation de Dieu. Pendant la période tranquille de l’Edit de Nantes, pour nombre de pasteurs, Dieu, dans sa grande bonté, pouvait « sauver » un « catholique sincère » et ce dernier, malgré les grossières erreurs du catholicisme, pourrait donc jouir, post-mortem, des félicités délicieuses du paradis. Quand Louis XIV s’est mis à persécuter les protestants, et que ces derniers subirent pressions et répressions pour se convertir au catholicisme, Dieu a changé d’avis : il s’est dit que, tout bien réfléchi, désormais, seuls les protestants seraient sauvés et que les catholiques iraient tous rôtir dans les flammes de l’enfer. Brrr, je ne voudrais pas être à leur place !
Un tel saut d’humeur de la part du Dieu protestant n’était pas pour étonner Bossuet. Le prélat a écrit une Histoire des variations des Eglises protestantes pour les disqualifier face à un catholicisme qui resterait droit dans ses bottes, donc vrai : « hier on croyait ainsi, donc aujourd'hui il faut croire encore de même ; la foi qui change n'est point une foi, elle n'est pas la parole de Dieu, qui est immuable ». Maintenant, pour chaque religion, historiens et sociologues écrivent une sorte de socio-histoire des variations de Dieu, de ses représentations.
La laïcité serait-elle un tabou sacré, plus absolu que le Dieu des « croyants » ? Echapperait-elle à toute variation, susceptible d’être analysée par les sciences sociales ? Serait-elle vraie parce qu’univoque et toujours la même ? Les Bossuet de la laïcité[2] le pensent et flinguent à tout va les chercheurs qui osent prétendre que, dans la plate et dure réalité, les représentations de la laïcité bougent, changent, se confrontent suivant des rapports de force et des contextes qu’il est de la vocation et du métier des spécialistes des sciences sociales d’analyser le plus objectivement possible.
Décrypter les caractéristiques de la laïcité, différentes suivant les représentations qu’en ont les individus, les groupes, les pays (shocking : la France n’est pas universelle à elle toute seule !), les périodes historiques, tout ce travail mené des années durant ne serait que trahison pour ces nouveaux Bossuet qui en sont, intellectuellement, là où on pouvait culturellement être avant la période critique des Lumières.
Exemple des variations laïques françaises : la laïcité était, en 1905, avant tout associée à la liberté de conscience et à l’abolition de toute Eglise officielle (meilleur moyen d’y parvenir) ; des années 1950 au milieu des années 1980, quand vous disiez « laïcité », les gens pensaient que vous étiez partisan de la suppression des subventions publiques[3] aux écoles privées (la plupart catholiques) ; depuis 1989, la laïcité est, politiquement et médiatiquement, associée à l’islam. Avec les autres religions (et spécialement le catholicisme) on est passé, de façon dominante, d’une « laïcité séparatiste » à une « laïcité de collaboration » (notions utilisées, au niveau international, dans les typologies des sociologues de la laïcité). Pour avoir décrypté cela (sur le site Vie publique.fr), Philippe Portier, l’actuel titulaire de la chaire « Histoire et sociologie des laïcités » à l’EPHE, s’est trouvé accusé, par Aline Girard, sur plusieurs sites, d’être…. favorable au Concordat,! Pena-Ruiz me fait un reproche identique, sur le site de Marianne, sous prétexte que, dans la typologie des laïcités de l’ouvrage Les 7 laïcités françaises, figure la « laïcité concordataire » d’Alsace-Moselle.
Ces accusations extravagantes m’ont rappelé ce que m’a raconté un autre ami : sous le règne de Sarko Ier, il rencontre un membre du Haut Conseil à l’Intégration (instance qui, significativement, à l’époque, était chargé du dossier « Laïcité »). Ce dernier lui montre, tout fiérot, l’historique de la laïcité que le Haut Conseil venait de concocter. Mon ami en prend connaissance, quelque chose le chiffonne et il déclare à son interlocuteur : « C’est bizarre, vous affirmez que le Mexique a imité la loi de 1905, mais selon Baubérot, la séparation mexicaine a précédé la séparation française ». L’éminent spécialiste lui rétorque alors cet argument décisif : « Oh Baubérot, … ! ». Conséquence : ce passage sur le Mexique, imitateur de notre grand et beau pays, figure dans le texte du HCI (avec 10 autres erreurs factuelles, il faut dire que ce chef d’oeuvre fait quand même 3 pages et demie !). Moyennant quoi, quand le Mexique a fêté, en 2009, les 150 ans de sa loi de séparation, la France a été très officiellement remercié de considérer les Mexicains comme les gens les plus intelligents du monde : « en effet, en 1859, les Mexicains se sont dits : ‘Imaginons comment les Français sépareront les Eglises de l’Etat en 1905, et imitons-les !’ » Heureusement que le ridicule ne tue pas ! Mais voilà, les étranges étrangers se montrent incapables de comprendre la « laïcité à la française » quand laïcité et ignorance assumée sont ainsi confondues ! La morale laïque de la Troisième République enseignait aux écoliers : « Plus on est ignorant, moins on s’en aperçoit ». Paroles toujours à méditer.
Hara-Kiri, l’ancêtre (vraiment subversif, lui) de Charlie se proclamait « bête et méchant ». C’était du troisième degré. Maintenant, certains le sont au premier degré : Pena-Ruiz titre son article : « Jean Baubérot, le RN, les escrocs de l’islamophobie […] » : attention, pas de panique!, les « escrocs » en question ne sont nullement les islamophobes du RN comme le titre pourrait le laisser supposer ; non, non, il s’agit de ceux qui dénoncent l’islamophobie. Ouf, nous voilà soulagés ! J’ai quand même été fort étonné, dans ma grande naïveté, de voir mon nom associé au RN, alors que, quand Marine Le Pen a utilisé thème de la laïcité, j’ai écrit La laïcité falsifiée (parue en janvier 2012) pour la dénoncer[4] : que la polémique aille aussi loin dans l’ignominie était, pour moi, de l’ordre de l’impensable. Mais voilà, dans ma typologie des laïcités, on trouve la « laïcité identitaire » prônée par la droite et l’extrême droite. Et comme tout constat du réel n’est qu’imposture antilaïque, j’aurais commis la « faute irresponsable » de prétendre que le « Rassemblement national serait laïque ». Pour être partisan de « la laïcité qui émancipe » (face aux « laïcités dévoyées » : chez Bossuet, déjà, la vérité et une et l’erreur plurielle), il faut donc ignorer que la droite et l’extrême droite se sont emparées du sujet, avec un certain succès : fermons les yeux, bouchons-nous les oreilles…. parlons de « la » laïcité avec des trémolos dans la voix, ainsi tous les problèmes s’envoleront !
Trois remarques, du traitre que je suis :
Primo, je ne me cantonne pas dans le descriptif, je tente aussi d’analyser : dans ma typologie, les laïcités qui existent aujourd’hui empiriquement en France sont TOUTES confrontées à un énoncé préalable des caractéristiques de la laïcité et, bien sûr, aussi bien la « laïcité concordataire » que la « laïcité identitaire » y correspondent fort peu (mais il y a, non pas une mais deux laïcités qui sont « séparatistes »). Donc soit Pena Ruiz ne m’a pas lu et se fonde sur des on dit, soit il fait preuve d’une insigne mauvaise foi.
Deusio, quand je lis ces différentes attaques, dont le point commun est un complet déni du réel, je me souviens d’Aristide Briand tonnant contre une certaine gauche laïque, qui lui reprochait des « concessions excessives » dans l’élaboration de la loi de 1905. Briand se montre tranchant dans le rappel des faits : « il y a des curés dans l’Eglise catholique, il y a aussi des évêques, il y a même un pape. […] Ces sont des mots qui peuvent écorcher les lèvres de certains d’entre vous, mais qui correspondent à des réalités » assène-t-il. Les laïques à la Bossuet, à la Henri Pena Ruiz, à la Aline Girard, … se situent dans la filiation de ceux qui, en 1905, auraient fait échouer la loi de séparation s’ils avaient été suivis. Le déni de réalité est le meilleur moyen d’être complètement inefficace, voire de recevoir un boomerang en plein dans la figure.
Tercio, il existe une personne ayant, elle, donné un brevet de laïcité à Marine Le Pen, c’est Elisabeth Badinter : « En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité » a-t-elle osé dire. J’ai la mémoire qui flanche, rappelez-moi les propos indignés énoncés par Pena-Ruiz contre cette affirmation scandaleuse… Et, puisqu’il fulmine encore aujourd’hui contre Les 7 laïcités, livre publié il y a 10 ans, il devrait, s’il n’était pas aveuglé par ses certitudes à deux balles, désavouer, de façon récurrente, Elisabeth Badinter, par ailleurs (comme l’a montré Pierre Conesa -Le Lobby saoudien en France, p.115-123), la principale actionnaire de Publicis, chargé de la promotion publicitaire du régime saoudien en France (régime très laïque, comme chacun sait !). Mais là, notre amoureux de la laïcité reste muet, ce qui montre que son texte de Marianne est particulièrement indécent, en plus d’être bossuétiste (c’est-à-dire catholique d’avant Vatican II) dans la forme.
Pierre Nora (Les lieux de mémoire, I, Gallimard, 1984, p. xx) écrit : l’histoire des historiens « prosaïse toujours », elle débusque les discours qui s’installent « dans le sacré », car il s’agit d’«une opération intellectuelle et LAÏCISANTE» (je souligne). Messieurs et mesdames les censeurs, les nouveaux Bossuet, je le regrette (enfin, pas vraiment !), mais je ne peux pas arrêter ma démarche « laïcisante » d’historien quand j’étudie la laïcité.
1er PS : à force de dénoncer la lâcheté de l’auteur des « portrait(s) » de Franc-Tireur, qui utilisait un pseudo (afin de ne pas être responsable des stupidités qu’il écrit) et à force d’indiquer qu’il rendait ainsi tous les membres du comité de rédaction suspects d’être les auteurs desdites stupidités, l’anonymat a été levé et les « portrait(s) » sont maintenant signés. La semaine dernière, c’était David Médioni, membre de la Fondation Jean Jaurès (qui n’est plus là pour se défendre !), aujourd’hui c’est Yann Barthes (que va-t-il faire dans cette galère ?). Au moins on sait à qui on a affaire. C’est la moindre des choses.
2ème PS : J’ai été choqué d’entendre François Bayrou mettre en cause Ségolène Royal et Elisabeth Guigou dans l’affaire du lycée catholique Betharram (si c’était un lycée musulman, il serait déjà fermé !) Etant au cabinet de Royal, chargé de la formation à la citoyenneté lors de la période concernée, je peux témoigner que les deux ministres ont eu plusieurs séances de travail pour lutter contre la pédophilie dans l’institution scolaire (en gros, il s’agissait de pouvoir vider des profs que, sous le précédent ministre de l’Education nationale, un certain François B !, on balançait d’établissement en établissement).Royal a lutté contre la pédophilie, contre les bizutages qui tournaient au harcèlement sexuel et pour que les filles ait le droit de dire « non » si elle n’avaient envie, sans passer pour une coincée. A l’époque, tout cela était vraiment très mal vu et je me souviens d’un cadre du PS me disant : « Ne t’embarque pas dans les lubies de la ministre » ! J’étais, au contraire, motivé pour le faire.
3ème PS : je ne sais si vous êtes au courant, mais pendant que prospèrent les polémiques foireuses auxquelles j’ai dû consacrer cette Note (car, à force de ne pas répondre ….) , il se passe de petites choses de par le monde. Ainsi, je sais bien que l’Histoire ne se répète jamais, mais un historien, devant le copinage Trump-Poutine, ne peut s’empêcher de penser à Hitler et Staline à une époque que nous n’aimerions pas revivre.
[1] Depuis lors, déçu, il est devenu nettement moins pote avec cette engeance. Etonnant, non !
[2] Certains trouveront que je fais beaucoup d’honneur à ces tristes sires en les comparant à Bossuet ; je répondrai : penser, au XXIe siècle, à la manière de Bossuet, c’est ne pas arriver à la cheville de Bossuet !
[3] Les premières ont été votées en 1951.
[4] Eh oui, je ne m’interdis pas d’écrire des ouvrages de genre mixte, cf. ma Note précédente.