Je termine ma série de notes intitulées « Laïcité chérie », visant à déconstruire les attaques dont j'ai été l’objet. Je montre que le « portrait » que m'a consacré « Gaston Crémieux » dans Franc-Tireur utilise des procédés identiques à ceux de l’antisémite Edouard Drumont à la fin du XIXe siècle. Cependant, depuis lors, Franc-Tireur ne publie plus de billets signés de ce pseudonyme, ce qui constitue une petite mais non négligeable défaite du « trumpisme d’atmosphère » imprégnant ce genre de publications.
Ohé les amis, ce n’est pas le moment de baisser les bras. Je termine mes Notes intitulées « Laïcité chérie » par une nouvelle rafraîchissante, vu la chienlit obsédante de « l’actualité ». Nietzsche, en son temps, a écrit : « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué ». Eh bien je vais faire le fiérot, le vantard, le prétentieux, le fat ; je vais bomber le torse pour tenter de plaire aux dames et vous annoncer, tout guilleret : « Gaston Crémieux est mort et c’est moi qui l’ai flingué. » Petit suspens : je vous préciserai à la fin de ma Note comment j’ai réussi cet heureux crime et pourquoi ce n’est pas tout à fait anodin.
D’abord un résumé pour celles et ceux ayant loupé les Notes précédences : l’année des 120 ans de la loi de 1905 a débuté, en janvier, par un tir croisé sur mon humble personne (et sur Philippe Portier[1]), notamment avec un « portrait » publié dans l’hebdomadaire Franc-Tireur signé « Gaston Crémieux ». Un pseudo, car Gaston Crémieux fut une figure de la Commune à Marseille (fusillé le 30 novembre 1871) et un tel patronyme n’est porté par aucun membre du comité de rédaction de cette publication, si lumineuse que, du haut du ciel des idées qui est désormais leur demeure, Voltaire, Montesquieu, Kant, Beauvoir et bien d’autres s’en montrent férocement jaloux.
Je dois vous confesser[2] avoir été surpris que l’anonyme de Franc-tireur ait pris le nom d’un militant juif ; en effet, sa prose me rappelait plutôt les libelles antisémites du temps de l’affaire Dreyfus. C’est d’ailleurs en cela qu’un tel « portrait » revêt une portée générale, très significative en ce temps où triomphe la « vérité alternative » (et parler de « vérité alternative » est une autre manière de dire « mensonge » a dit l’émission La Dernière sur radio Nova). Débiter du mensonge à haute dose n’est malheureusement pas le seul fait de l’extrême droite mais s’avère un poison répandu, depuis longtemps, par de prétendus rrrépublicains qui, croyant à leurs propres fadaises, s’imaginent mener le combat de la « raison ». Démonstration d’abord à partir des analogies entre « Gaston Crémieux » et Drumont, ensuite par quelques autres exemples. Il s’agit de donner un instrument utile qui peut servir pour déconstruire beaucoup de discours ambiants.
Edouard Drumont, dans La France juive (parue en 1886) et, ensuite, dans La Libre Parole, titre de son quotidien antisémite créé en 1894, effectue de pures inventions et met en oeuvre d’autres procédés, comme le fait d’éterniser un l’événement ponctuel ou de rendre délictueux un acte, à partir du moment où il serait commis par un juif ou supposé tel.
Voyons cela d’un peu plus près :
- Premier cas de figure : l’invention de faits. Drumont cherche à rendre crédible un propos faux en donnant des précisions. Ainsi, il affirme que, le 21 mars 1882, « les juifs organisèrent à Roubaix, une mascarade impie » parodiant le rite de la confession catholique. Si on consulte le quotidien qu’il cite, il s’agit en fait d’une manifestation anticléricale organisée par des militants socialiste ouvriers et non par une organisation juive. Cependant, pour Drumont, si une parodie anticatholique a lieu, cela signifie forcément que des « juifs» sont à l’oeuvre !
- Deuxième cas de figure : mon collègue et ami Pierre Birnbaum a brillamment analysé comment des « juifs d’Etat» se sont mis au service de la France républicaine[3]. Donc certains juifs ont occupé, à certains moments, des postes plus ou moins importants dans l’encadrement républicain. Pour Drumont, il suffit qu’un « juif » ait eu, pendant quelques mois, une fonction de directeur d’une administration quelconque pour qu’il en rende compte comme s’il avait occupé ce poste ad aeternam. Ainsi, par cette éternisation, le publiciste peut présenter l’encadrement républicain comme noyauté, « infesté » par « les juifs ». Ceux-ci « accaparent », monopolisent les places par « l’intrigue, la fausseté, les calomnies ».
- Troisième cas de figure : un écrivain, Paul Meyer, a obtenu un prix de l’Académie. Meyer : sous ce nom, Drumont flaire « le juif » et le voilà aussitôt en chasse pour découvrir les turpitudes que ledit Meyer n’a pas manqué de commettre. C’est bien connu : qui cherche trouve, et le publiciste constitue un beau dossier. Là-dessus, patatras, rien ne va plus. Ce n’est pas que les vilénies de Meyer soient forcément fausses, mais, en fait, il s’avère que ce dernier n’est pas juif : il aurait dû, le bougre, s’appeler Durand ! Dès lors, déclare Drumont, « l’incident est vidé » et le dossier mis à la poubelle ; Meyer-Durand a bien le droit de ne pas être irréprochable !
Le « portrait » du pseudo Gaston Crémieux fonctionne de façon tout à fait analogue (à ceci près que Drumont n’utilisait pas un sobriquet !). Je me limiterai à un seul exemple : les rapports qu’il prétend que j’aurais eu avec Tariq Ramadan. Nous retrouvons, en effet, dans ses propos, les trois procédés de Drumont :
- D’abord, de la pure invention : j’aurais « coprésidé» une Commission « laïcité » de la Ligue de l’enseignement comprenant, écrit-il, « Tarik Ramadan et ses troupes fréristes ». Or s’il a bien existé, à la Ligue, une Commission « islam et laïcité » dont Ramadan faisait partie (sans « troupes fréristes » toutefois), non seulement je ne la coprésidais nullement, mais je n’en étais même pas membre. Un communiqué de la Ligue rétablit la vérité à ce sujet[4]. Seulement voilà, là où on trouve Ramadan, il ne peut avoir que Baubérot qui se cache derrière … tout comme les « juifs » se cachaient derrière les socialistes roubaisiens.
- Ensuite, l’éternisation : il est, par contre, exact qu’il n’est arrivé quelques fois de participer à des tables-rondes où un des autres intervenants était T. Ramadan. C’était bien avant que surgissent les accusations dont il est aujourd’hui l’objet. Or, le pseudo Gaston Crémieux me fait « [tenir] tribune au côté de Tariq Ramadan» comme si, tout temps, je le côtoyais, comme si j’avais, hier et aujourd’hui, des relations régulières avec lui. Eternisation analogue à celle qu’opérait Drumont à l’égard des « juifs d’Etat ».
- Enfin, le communiqué de la Ligue de l’enseignement rappelle que « Tariq Ramadan a fait son entrée sur la scène médiatique en 1994 dans la très suivie émission de Jean-Marie Cavada La marche du siècle. » Plein de gens, de divers horizons, ont débattu alors avec lui. A mon souvenir, je l’ai fait à deux ou trois reprises (désolé, je n’ai pas noté, il faut dire que j’ai sans doute participé à plus de cent débats de ce type !). Une de ces tables-ronde a eu lieu lors d’un colloque organisé très officiellement par l’Inspection académique d’Histoire de l’Education nationale. Mais, pour ledit Crémieux, ce qui est normal chez tout un chacun devient ignominieux quand il s’agit de moi. Je suis son « Meyer», du moins quand Drumont croyait que Meyer était « juif » !
Tout le reste du « portrait » est à l’avenant.
Kepel parle de « djihadisme d’atmosphère » et l’expression a fait flores auprès des médias dominants qui l’utilisent souvent hors de propos. Voici une autre expression, qui, elle, risque fort de ne pas rencontrer le même écho : il existe, selon moi, un « drumontisme d’atmosphère » ou, de façon plus facilement communicable, un « trumpisme d’atmosphère » qui est sa filiation actuelle : non seulement l’« actualité » telle qu’elle nous est quotidiennement présentée, opère une sélection drastique dans la réalité (les fameux trains qui « arrivent en retard »), mais elle tronque cette réalité et fabrique une réalité largement irréelle, qu’elle nous impose pour pouvoir polluer notre « temps de cerveau disponible » (selon l’expression d’une ancien dirigeant de TF1).
Un exemple entre mille : enquêtant sur les aumôneries, Céline Béraud, Claire de Galembert, Benjamin Farhat et Anne Fornerod[5] rapportent le témoignage d’une aumônière de l’hôpital Avicenne : une journaliste arrive à cet établissement et demande de pouvoir interviewer des femmes (musulmanes, bien sûr !) refusant de se déshabiller afin d’être examinées. Le personnel rigole et répond : « Il va falloir que vous attendiez longtemps, car cela nous arrive très rarement. » La journaliste se met en colère et déclare à ses interlocuteurs qu’ils refusent de voir « le problème ». De guerre lasse, ceux-ci la dirigent vers l’aumônière : si jamais il y a eu un « problème », c’est elle qui sera au courant. La journaliste vient la voir et lui demande : « Racontez-moi une situation » … problématique. L’aumônière n’en a qu’une à lui rapporter, « celle d’une dame juive orthodoxe ».
Ce passage de leur étude ne m’a nullement étonné. J’avais déjà rencontré des cas analogues, notamment celui d’un journaliste interrogeant un responsable de mouvement de jeunesse sur les « atteintes à la laïcité ». Le responsable lui répond : « il n’y en a pas dans mon mouvement et je vais vous expliquer comment nous nous y prenons pour faire en sorte qu’il n’en existe pas. » Mais cette construction du non-événement n’intéressait nullement le journaliste ; presque suppliant, ce dernier a demandé alors à ce responsable de lui fournir les coordonnées de mouvements où se produiraient lesdites « atteintes » ; manifestement il avait reçu des consignes en ce sens de son rédac chef et il lui était impossible de rentrer bredouille !
En fait, on cherche « l’info sexy », l’exception qui confirme la règle et, quand on la trouve, on la présente faussement comme un cas général. A propos de cette falsification des faits, Claude Askolovitch a raconté[6] comment il a dû quitter l’hebdomadaire Le Point. Son directeur lui avait commandité une enquête, destinée à une « une » devant être intitulée : « L’islam sans gêne ». Or les résultats de son enquête n’allaient nullement dans ce sens ; le directeur lui a fait alors savoir qu’elle était impubliable, ne corroborant pas « la ligne » de l’hebdo. Et, au-delà des multiples dérives d’une « ligne » très idéologisée, la structure même du discours médiatique consiste à préférer une irréalité spectaculaire à un réel qui, la plupart du temps, est banal et/ou serein.
Pierre Dac[7], grand philosophe devant le Dieu des humoristes, l’avait parfaitement compris. Dans un numéro de L’Os à moelle, se transformant en journaliste, il indiquait : « De Chaville. Rien à signaler, sauf à 13h35 précises, il a bien failli se passer quelque chose, mais ça s’est arrangé. » Le « il a bien failli » est capital : il indique que le non-événement -les non-accidents, les non-catastrophes, la non-violence (et même la convivialité) dans des interrelations sociales, les non-atteintes à la laïcité,… bref, tout ce qui donne, au quotidien de la tranquillité et permet de continuer à vivre- est un construit social, et non un acquis, dont, certes, certains sont privés (et nous ne devons pas l’accepter), mais dont beaucoup d’autres bénéficient -notamment dans cette « classe moyenne » aux contours mal définis, dont font partie les lectrices/lecteurs de ce blog… et les journalistes. Les trains qui arrivent à l’heure sont le résultat d’un travail bien fait de tout un collectif d’humains. Nous avons applaudi le personnel de santé lors du covid, mais nous devrions également applaudir à chaque fois que nous prenons le train et que celui-ci arrive dans les délais prévus. A France-Inter une émission s’intitule Carnets de campagne et a pour slogan « le journal des solutions » : femmes et hommes de média, de réseaux sociaux, prenez-en de la graine.
On dénonce, à juste titre, l’envahissement de notre espace social par les « médias Bolloré ». Certes, mais les plateaux des émissions dites « sérieuses » de radio et de télévision du service public mélangent allègrement des « experts » (plus ou moins qualifiés, mais dont la compétence, en tout cas, ne prétend porter, en gros, que sur le sujet traité) et, à chaque fois, les mêmes toutologues, spécialistes chevronnés de discussions style café du commerce. Bonjour, alors, les idées reçues, les évidences établies, les stéréotypes éculés, le faux bon sens, etc. On peut difficilement allumer le poste sans tomber sur l’un ou l’une d’entre eux. A courir ainsi d’un plateau radio et un plateau télé, on se demande : Mais quand est-ce qu’ils travaillent ? Du moins si cette idée de « travailler » intellectuellement ne leur est pas totalement étrangère. Car, par définition le toutologue sait tout … sauf de ne pas savoir qu’il ne sait pas. Pas étonnant qu’au bout de la chaine, on en arrive aux non-faits trumpiens.
Face à une telle dégradation du débat public, il faut se battre pour remettre la question de la « vérité » (le mot avait à peu près totalement disparu de l’usage social, pour resurgir, significativement dans l’expression de « vérité alternative » mensongère !) au cœur de la délibération publique. C’est une question délicate car il n’existe pas de vérité définitive, comme il n’existe pas d’objectivité absolue. Mais, en brandissant, en plus, le seul étendard de la « liberté d’expression », tout en mettant sous le tapis la question de l’extrême inégalité dans l’expression publique, on étouffe au bout du compte la vérité et l’objectivité par la mise en avant de l’« opinion ». Oui, bien sûr, l’objectivité absolue n’existe pas. La richesse absolue non plus, mais je ne mettrai pas, pour autant, Elon Musk et un « sans abri » dans la même catégorie ; Or, c’est ce qui se passe au niveau du savoir quand on fait en sorte que toutes les opinions se valent (sauf, naturellement, ce qui est blasphème aux yeux de l’ordre établi). Et, à ce moment-là, les plus argentées et les plus médiatisables prédominent. Si cette situation devient plus visible aujourd’hui, avec Trump et Retailleau, alors continuons, accentuons le combat.
La vérité est peut-être, avant tout, de l’ordre du symbolique. Mais au moins, pour ce qui concerne le rationnel, on peut atteindre, en travaillant beaucoup, en s’entrainant chaque jour tel un sportif de haut niveau, à la véracité dans un domaine précis, tout en ayant, par ailleurs, des opinions, style café du commerce sur des tas d’autres sujets. Le trumpisme dominateur nous accule (nous, membres de la classe moyenne intellectuelle), si nous ne voulons pas totalement sombrer, à un combat pour l’exigence de véracité, à reposer socialement la question de la vérité. La morale laïque de la Troisième République faisait copier aux écoliers : « C’est un des droits les plus sacrés de la personne humaine que de chercher librement la vérité ». Voilà une fameuse « valeur de la République », pourtant jamais mentionnée. Combattons contre l’étouffement programmé de ce droit.
Tout n’est pas perdu d’avance. Pour en revenir à mon propos initial, le meurtre de « Gaston Crémieux », j’avoue avoir hésité à répondre à son « portrait ». Tant de gens me disaient de ne pas m’abaisser à ce niveau, que cela ne servait à rien, sauf à donner de la « publicité » aux propagateurs de fausses nouvelles. Au bout du compte j’ai répliqué (et j’ai été, par ailleurs, défendu par plusieurs organismes, dont la Vigie de la laïcité et la Libre pensée), mettant l’accent sur le fait que le « portrait » avait été rédigé par un lâche n’assumant même pas ses menteries. Depuis, en faisant mes courses, je feuillette les « portraits » publiés par Franc-Tireur et constate qu’ils sont maintenant signés de vrais noms. Il me plait de croire que des membres du comité de rédaction, après avoir fait preuve d’une étrange passivité, ont demandé de mettre fin à une pratique aussi indigne. Il me plait d’avoir l’illusion de penser que même Christophe Barbier a éprouvé une légère honte à voir ses billets côtoyer des torchons non signés. En tout cas, victoire modeste mais précieuse par les temps qui courent, au moins cette veulerie-là a disparu. Comme le chante Alain Souchon : « C’est déjà ça ».
[1] Titulaire de la chaire Histoire et sociologie des laïcités (EPHE-PSL). Je suis en bonne compagnie !
[2] « Confesser » puisque le « portrait » a pour titre « Jean Baubérot laïque défroqué » : j’avoue n’avoir toujours pas saisi la signification (profonde ?) de cette qualification. Mais, comme le disait Hugo Victor, « Ces chose- là sont rudes ; il faut, pour les comprendre, avoir fait des études. »
[3] Les fous de la République. Histoire politique des juifs d’Etat de Gambetta à Vichy, Seui, 1994
[4] Cf ; le Communiqué du 28 janvier 2025 de la Ligue de l’enseignement, titré : « L’hebdomadaire Franc-Tireur manque sa cible ». Il y est écrit : « La commission « Laïcité et islam » créée en 1997 et qui perdurera trois ans était composée de militants d’organisations laïques, de protestants, de catholiques, de musulmans et de chercheurs du CNRS, de l’EPHE, l’EHESS et de Sciences Po. Le nombre des participants variera de 20 à plus de 50. Jean Baubérot n’en était pas membre. Tariq Ramadan fut un membre comme les autres. » Et ce communiqué (dont j’ai appris l’existence et la teneur par Google) relève également d’autres mensonges dudit portrait à mon égard.
[5] Les géométries variables de l’aumônerie musulmane. Comparaison inter-institutionnelle : prison, armée, hôpital, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2024.
[6] Nos mal aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas, Grasset, 2013.
[7] L’Os à moëlle, de Pierre Dac, avec « Le Gorafi », Omnibus, 2025.