Ohé, les amis, ce mois de janvier a vraiment été ma fête ; j’ai eu la fève à plusieurs reprises.
Cela a commencé par un article accusant ma pseudo laïcité de favoriser « la montée des intégrismes » (les éditeurs se sont excusés et ont publié un rectificatif, n’en parlons plus) ; cela a continué par un « portrait » dans Franc-Tireur, l’hebdo de Caroline Fourest (« Jean Baubérot laïque défroqué »)[1], où la liste de mes pêchés antilaïques est beaucoup plus longue, et qui prétend (bien à tort !) que j’ai le « dos courbé » et la « voix étranglée », (j’envisage un procès car cela risque de nuire à ma réputation auprès des dames) ; il y a eu ensuite deux autres textes qui m’ont chagriné.
En effet, ils tiraient à vue sur le titulaire de la chaire « Histoire et sociologie des laïcités » à l’EPHE, Philippe Portier, et je n’en étais qu’une victime collatérale (parmi les tares de Philippe, il y aurait une « proximité idéologique » avec moi, grand admirateur du Concordat, comme chacun sait !). Je me suis dit: « M…. alors, Philippe est en train de me souffler le titre de champion du monde du chercheur sur la laïcité le plus calomnié. »
Comme la récompense de ce trophée consiste en un dîner en tête à tête avec Virginie Efira, dont je suis un fan absolu (logique : elle est belge et je ne comprends rien à « la laïcité à la française » !) l’affaire devenait très grave. Dans mes nuits sans sommeil j’avais la vision cauchemardesque de Virginie et Philippe se faisant la bise ; j’étais, je l’avoue, jaloux comme un pou.
Heureusement, on peut toujours compter sur les vrais amis, et Henri Pena-Ruiz s’est empressé, dans Marianne, de me redonner l’avantage : « Jean Baubérot, le RN, les escrocs de l’islamophobie » a-t-il titré. Ouf, le mois de janvier se terminant et celui de février n’ayant que 28 jours, la couronne du laïque le plus « dévoyé » ne saurait plus m’échapper.
Désormais, tel Brassens, « sur mon brin de laurier, je dormais comme un loir », quand, parmi les nombreux emails de soutien (l’avantage des attaques est qu’elles augmentent votre popularité !), l’un d’eux m’a interpellé. Selon son autrice, l’aspect très caricatural des propos tenus me facilitent la tâche.
Mais, « une fois la poussière des polémiques tombées » (c’est joliment écrit), ces attaques pointent des divergences réelles entre partisans de la laïcité qu’il serait « intéressant de creuser », d’autre part, outre mes ouvrages académiques, j’ai publié des livres de « genre mixte » qui font que je ne peux pas totalement invoquer à l’encontre de mes adversaires la confusion que ces derniers opèrent entre analyses et convictions.
Il me semble m’être déjà expliqué à ces propos, mais comme « cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage… », je le fais volontiers une nouvelle fois. Il est exact que dans les charges portées contre moi, si certaines sont de pures inventions (qui témoignent de la belle créativité de leurs auteurs !), d’autres font référence (en les déformant) à des divergences réelles sur lesquelles je peux, une fois encore, tenter de clarifier ma position. Mais comme argumenter est plus long qu’énoncer péremptoirement des affirmations fausses, cela ne saurait faire l’objet d’une seule Note. Il va donc y en avoir trois ou quatre, qui vont faire advenir le printemps.
Aujourd’hui je vais aborder le reproche qui m’est fait, de façon récurrente, d’être favorable à des « accommodements raisonnables », qualifiés par des laïques plus durs que purs de « concessions » excessives, « déraisonnables » au religieux, d’« importation [en France] d’une ‘laïcité d’inclusion’ à la canadienne » ; d’adhésion coupable à une « laïcité [qui] tend au multiculturalisme anglo-saxon ». Voyons cela n’un peu plus près.
1/ Je trouve intellectuellement piteux, et politiquement très douteux, de disqualifier à priori tout ce qui ne serait pas franco-français. Metoo est-il à combattre parce que ce mouvement a commencé Outre-Atlantique ? Voltaire doit-il être récusé parce qu’il affirmait haut et fort admirer l’Angleterre ? L’article 4 de la loi de 1905, celui qui a provoqué le plus de débat, est d’origine anglo-saxonne et a été défendu comme tel par Jaurès (il provient du pays « le plus nouveau de tous : les Etats-Unis »)[2].La France n’est-elle pas riche d’apports étrangers, tout comme elle a apporté beaucoup de ce qu’elle a créé à d’autres pays ? Les historiens appellent cela des « transferts culturels» : les idées, les inventions circulent de nation à nation, se réinterprétant et s’adaptant.
2 / Car bien sûr, il ne s’agit pas de copier tel quel, de reproduire à l’identique. Dans son livre, La laïcité, Gwénaële Calvès, membre du « Conseil des Sages de la Laïcité », mis en place par Blanquer, parle « d’accommodement raisonnable à la française» (« repas différenciés » dans les cantines scolaires, regroupements confessionnels de sépulture, rations certifiées halal ou casher dans l’armée, …). Plus intéressant encore, le Rapport de la Commission Stasi, cosigné par Pena-Ruiz his self, indique, en toutes lettres : « Si la loi de 1905 sépare l’Eglise [sic, en fait elle sépare « les Eglises » !] de l’Etat, elle institue néanmoins des aumôneries dont les dépenses peuvent être inscrites au budget des administrations […]. Par ailleurs, afin de préserver le respect de la conscience religieuse dans le cadre d’un enseignement laïc [resic, il faudrait écrire « laïque »], Jules Ferry avait prévu l’instauration d’un jour vacant en plus du dimanche pour permettre l’enseignement religieux, droit repris à l’article L. 141-3 du code de l’éducation. De même, si les cimetières sont laïcisés, la pratique a pu prendre en compte certaines traditions des cultes juif et musulman. » Et, après avoir donné d’autres exemples, le Rapport conclut : « Les exigences d’une neutralité absolue sont donc tempérées par les « ACCOMMODEMENTS RAISONNABLES [je souligne] permettant à chacun d’exercer sa liberté religieuse. » Je crains que Franc-Tireur demande illico à Pena-Ruiz de se faire seppuku !
3/ Personnellement, il me semble qu’il aurait été de meilleure laïcité d’écrire : « Les exigences d’une neutralité absolue sont tempérées» pour permettre « à chacun d’exercer sa liberté de conscience ». Les dit accommodements raisonnables à la française doivent profiter à toutes et tous. Dans mon ouvrage de 2012 (La laïcité falsifiée), dans le passage intitulé « Une laïcité accommodante et égalitaire pour toutes les familles de pensée », je suggérais « plusieurs initiatives pour que les convictions philosophiques non religieuses soient traitées à égalité avec les religions », alors que « paradoxalement, cela n’est souvent pas le cas en France, le succès d’une requête de l’Union des Athées auprès de la Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé. » Je donnais comme exemples de changements à opérer : « Les émissions religieuses sur le service public » à la télévision alors qu’il n’existe « aucune émission pour les convictions non religieuses. Voilà qui est anormal. » Je continuais : « De même la liberté laïque ne sera pas complète tant que des conseillers humanistes ne sont pas mis à la disposition de ceux qui veulent réfléchir au sens de la vie en dehors des traditions religieuses, dans les hôpitaux, les prisons, l’armée, les internats des écoles. La partie de l’article 2 de la loi de 1905 sur les aumôneries doit s’élargir aux convictions non religieuses ». Troisième exemple : « Régulièrement des municipalités subventionnent des expositions bibliques organisées par des groupes œcuméniques, arguant que la Bible fait partie du patrimoine culturel. Cela suppose que ces mêmes municipalités soient prêtes à subventionner également une exposition préparée par la Fédération nationale de la libre-pensée sur la critique de la religion : cette critique faut tout autant partie du patrimoine culturel. » Etc. C’est dire la forte validité de l’accusation : Jean Baubérot « place la liberté religieuse au-dessus de la liberté de conscience. » Mais, en ces temps où règne ladite « vérité alternative », il n’y a pas à s’en étonner !
4/ Je concluais : « Aucune famille de pensée ne doit être officielle, toutes doivent bénéficier d’une liberté concrète, égalitaire. La société a d’ailleurs culturellement intérêt à l’existence de multiples expressions qui relèvent d’une autre logique que celle des valeurs marchande et de la dilution du sens. » En effet, où on prône une « neutralité absolue » (neutralité transformée en fin en soi) pour reprendre l’expression de la Commission Stasi et, alors, d’une part, l’espace public aseptisé est livré tout entier au harcèlement publicitaire (dont on ne se rend même plus compte tellement il est prégnant et infecte notre « temps de cerveau disponible »), d’autre part, cette neutralité, en fait, n’aura rien d’absolue puisque la présence patrimoniale du catholicisme (quand ce n’est pas sa transformation en religion civile et Notre-Dame en « cathédrale de la nation ») fait partie intégrante du paysage ; où alors on estime que la neutralité est un moyen en vue d’une finalité qui est la liberté de conscience et, alors, on veille, à la fois, à ce qu’elle soit consistante pour éviter une imposition religieuse ou convictionnelle sur les consciences mais on admet qu’elle n’est pas absolue et que la liberté de conscience qui nécessite la neutralité dans pas mal de cas, peut aussi la limiter dans d’autres. Qu’il y ait débat sur tel ou tel accommodement, sur les limites de l’accommodation, la frontière entre le raisonnable et le déraisonnable : OK, très bien. Mais nous sommes maintenant dans le rationnel et non dans l’invective. Et dans ce débat, chacun peut apporter sa contribution qu’il ait ou non le « dos courbé », qu’il soit ou non un « ancien scout protestant » sans se trouver injurié !
5/ Calvès rappelle qu’au Canada, la pratique de l’accommodement raisonnable est « très encadrée» : d’abord, « le droit à l’accommodement est un corollaire du droit à la non-discrimination » ; le demandeur doit « établir que la pratique ou la règle qu’il conteste entrave spécifiquement et de manière significative sa liberté » ; ensuite, que « l’accommodement est toujours un compromis ». La Cour suprême l’indique : « le plaignant ne peut s’attendre à une solution parfaite » et la juriste poursuit : « des concessions mutuelles doivent être consenties » ; enfin « l’accommodement doit être raisonnable » et « ne doit imposer aucune contrainte excessive eu égard, entre autres, au respect des droits d’autrui, à la santé ou à la sécurité des personnes, au bon fonctionnement de l’organisme public ou privé ainsi qu’au coûts qui s’y rattachent. » Les droits d’autrui incluent « le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi que le droit de toute personne d’être traitée sans discrimination ».
Mais bien sûr, ceux qui m’insultent ne donnent jamais ces précisions, ils font comme si s’intéresser à l’accommodement raisonnable (car mon livre vilipendé est une enquête, menée pendant trois ans au Québec, et où tous les points de vue concernant cet accommodement, son intérêt et les difficultés qu’il soulève sont rapportées[3]) était la preuve que je suis un horrible traitre « qui ne cache pas son mépris pour la laïcité à la française ».
En fait, l’accommodement canadien « est toujours accordé au cas par cas, en fonction du contexte ». Quand il a été question d’accommodements français, comme ce qui se pratique encore aujourd’hui, suite à la loi de 1882 laïcisant l’école publique (la vacance un jour par semaine, outre le dimanche, pour favoriser l’instruction religieuse), ou suite à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat (les services d’aumônerie pouvant être rétribués sur fonds publics), il ne s’agit pas de cas par cas, ce sont des accommodations inscrites dans les règles elles-mêmes. Ou bien, quand il s’agit de « repas différenciés » à la cantine ou d’autres accommodements (congés pour fêtes religieuses non fériées, par exemple), il s’agit de mesures qui reposent « sur la bonne volonté de l’administration ».
La différence de culture politique semble évidente. Toutefois, ce n’est pas si simple et, après la loi de 1882, la laïcité scolaire a été largement du cas par cas. Kiyonobu Tedo-Date[4] a étudié son application dans le Nord. Dans le sud-est de ce département, « l’industrialisation de la zone houillère rend souvent les populations indifférentes aux pratiques religieuses » et Valenciennes, Douai, Cambrai ont la réputation d’être « médiocrement chrétiennes ». En ces endroits, en quelques années, une laïcisation de l’école publique « est réalisée avec succès ».
En revanche, dans les arrondissements d’Hazebrouck, de Dunkerque et de Lille, jusqu’au développement du socialisme, beaucoup d’immigrés belges flamands montrent « une certaine ‘fidélité’ au catholicisme ». La laïcisation scolaire s’avère là très incomplète : le préfet et les fonctionnaires de l’Académie « tolèrent le maintien des crucifix, des prières dans les classes et l’accompagnement des enfants à la messe ». Cette stratégie différenciée est également appliquée dans le reste de la France où la situation varie suivant les lieux. Dans des grandes villes -Bordeaux, Lyon, Marseille, sans parler de Paris- la laïcisation s’opère. En revanche, des consignes de prudence sont données, notamment, en Bretagne ou dans le Dauphiné. Preuve que bien avant les Canadiens, des laïques français avaient déjà inventé l’accommodement raisonnable. Mais cela n’a rien d’étonnant, puisque nous sommes de loin les meilleurs, et, bien sûr, universels à nous tout seuls !
Chère interlocutrice, j’espère avoir commencé à répondre à votre désir de « creuser » quelque peu les problèmes en suspens, une fois « la poussière des polémiques tombées ». Et comme il y avait bien d’autres grossièretés dans ces attaques, je vous promets de continuer à « dépoussiérer » ces questions.
En attendant, je vous embrasse.
[1] J’ai fait une brève réplique sur le site de l’Obs
[2] Je l’ai écrit mille fois mais ce n’est jamais pris en compte !
[3] Pas de panique : une fois n’est pas coutume, je n’ai pas commis une faute d’orthographe, j’ai simplement appliqué l’accord de proximité pour que « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin », selon le titre d’un ouvrage bienvenu d’E. Viennot (éditons AX, 2022).
[4] K. Tedo-Date, La Morale laïque scolaire à travers le cas du département du Nord, DEA de l’université de Lille-III, 2003.