Pas une voix ne doit manquer à la démocratie dimanche. L’abstention, le vote blanc traduisent un rapport religieux à la politique, où l’on se croise les bras en attendant le Grand soir. Je suis en parfait accord avec la position prise par Mediapart. L’enjeu est trop grave pour hésiter : c’est le moment d’être churchillien : « la démocratie : le plus mauvais régime excepté tous les autres ». Bertrand Delanoë l’a rappelé avec justesse : en 1933, en Allemagne, l’extrême gauche avait refusé de choisir. On sait ce qui est advenu… La situation n’est pas la même me dira-t-on, mais ce qui vient d’arriver avec la nomination du président du FN par intérim, montre à celles et ceux qui en doutaient encore que les changements effectués comportent une large part de trompe-l’œil.
Bien-sûr, j’ai des désaccords avec le programme d’Emmanuel Macron, j’aimerais l’entendre sur le burn out, les rapports de force dans les entreprises, les super profits et d’autres sujets de cet ordre, mais je ne suis pas de ceux qui, tels les auteurs d’une tribune récente dans Le Monde, font silence sur le risque réel de mise en danger des libertés publiques. Quant à l’argument : « on s’est fait avoir en votant Chirac en 2002, il me semble très spécieux. D’abord parce que s’il a fallu voter Chirac, c’est parce que Lionel Jospin n’a pas été qualifié pour le second tour. Or Chirac était son adversaire de droite, on savait donc très bien pour qui on votait et quelle politique il ferait. On a plutôt eu une bonne surprise avec le refus de l’intervention en Irak.
Prétendre maintenant que l’on « s’est fait avoir » signifie, en fait, qu’il aurait mieux valu s’abstenir en masse,… c’est-à-dire risquer de laisser passer Jean-Marie Le Pen (rappelons le, Chirac n’avait fait que 20% au 1er tour) ! Belle mentalité ! C’est dans ce cas, que l’on se serait fait complètement « avoir ». Car on se serait abstenu en pensant que « Chirac passerait de toute façon ». Ce genre de calcul, que certains font aujourd’hui, dans une situation plus incertaine qu’en 2002, me semble être une d’une indigne lâcheté. C’est, en effet, dire : « que les autres défendent la démocratie, moi je m’en lave les mains ». Attitude extrêmement irresponsable et, si elle se répand, fort dangereuse. Thomas Picketty l’a indiqué dans Libération : plus le score de Macron sera fort le 7 mai, plus il sera évident qu’il correspond à un ensemble diversifié qui ne donne pas de blanc-seing.
L’autre jour, RFI livrait le témoignage d’une Américaine, épouse d’un Mexicain. Elle avait voté Trump et… son mari venait de se faire expulser des Etats-Unis. Moralité : il faut prévoir les conséquences de ses actes. Il sera trop tard pour manifester le 8 mai, si on ne s’est pas mobilisé le 7.
Le débat télévisé d’hier soir, dans sa forme, a d’ailleurs illustré l’abîme qui sépare les deux candidats. Marine Le Pen a joué à fond ce que permet, voire malheureusement favorise, la communication de masse : mêler le vrai et le faux, faire preuve de mauvaise foi, accuser sans preuve, insinuer, bref bluffer en exploitant les peurs : rien n’est trop gros pour disqualifier l’autre. Il est beaucoup plus facile, à la télé, de dire d’énormes contre-vérités, que de tenter des analyses, une argumentation raisonnée. A mon très modeste niveau, j’ai eu des expériences qui m’en ont convaincu.
Emmanuel Macron a résisté, le mieux possible à cette tentative constante de pugilat sans fond (au double sens du terme). Il ne m’a pas semblé très à l’aise au début. Ensuite, il a su exprimer les convictions qui sont les siennes, y compris lorsque cela n’apparaissait pas forcément payant électoralement. Il n’a pas cherché à se montrer attrape tout. Quelqu’un qui dit ce qu’il compte faire, plutôt qu’un donneur de promesses qui n’engagent que celles et ceux qui les croient,… cela change un peu.
Surtout, il a tenté, dans un contexte très difficile que Marine Le Pen rendait exprès confus, de ne pas se placer seulement sur le terrain des principes. Il a donné des exemples concrets d’une éventuelle application du programme lepéniste. Je vais en ajouter un. Marine Le Pen a évoqué, en fin d’émission, de façon allusive, son projet d’interdire les signes religieux dans l’espace public, au nom de la « laïcité » (sic). Outre qu’une telle mesure serait tout à fait contraire à la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat (qui a explicitement refusé un amendement allant dans ce sens), imaginons ce qu’elle donnerait en pratique… et expliquons le, avant dimanche, aux gens qui se laissent tenter par une telle idée :
a) Que va-t-il effectivement se passer si on veut appliquer cette interdiction dans les transports en commun, quand ceux-ci sont bondés le matin et la fin de l'après-midi ? Comment le faire, alors que les gens se trouvent ultraserrés les uns contre les autres? Va-t-on mettre des centaines et des centaines de policiers, dans les bus, les métros, dans la rue, pour dresser des procès-verbaux? Outres les problèmes pratiques insurmontables que cela créerait, ce sont autant de policiers qui ne pourront pas se consacrer à la protection des citoyens face au terrorisme. C'est donc tout à fait contre-productif.
b) D'autre part, en vertu de l'égalité et de la généralité de la loi, normalement, ce ne devrait pas seulement être les femmes portant un foulard qui seraient concernées (pourtant ce sont elles qu’a allusivement visées M. Le Pen : à une interview, elle a déclaré significativement : «quand je prends le métro, je n’ai pas à connaitre la religion de ma voisine » !) mais également les hommes portant des kippas, les curés en soutane (ou en col romain), les bonnes sœurs en habit, les diaconesses protestantes,... Il faudrait que la candidate du FN se positionne clairement à ce sujet. Ou elle propose d'interdire tous les signes religieux nettement visibles, ou, si ce sont bien les seules femmes portant un foulard qui se trouvent concernées, l'ensemble des musulmans, et bien d'autres, considèreront (à bon droit), sa pseudo laïcité, à géométrie très variable, comme discriminatoire. Or toute discrimination de ce type peut favoriser, via internet, etc, l'attrait de la violence auprès de certains jeunes. C'est donc, là aussi, une mesure qui est totalement contre-productive.
c) Pourquoi les parlementaires avaient refusé en 1905 ce type d’interdiction à une époque où le costume ecclésiastique (la soutane, c’est de cela, en fait, qu’il était question) n’impliquait pas seulement le port individuel d’un vêtement religieux dans la rue, mais le port collectif de ce vêtement lors de processions et pèlerinages très ostentatoires (dont on a plus vraiment idée) et qui revêtaient souvent un caractère d’opposition à la République ?[1] Parce que, avait indiqué Briand, au nom de la Commission parlementaire cette interdiction serait contraire à une loi qui établissait la liberté de conscience, et, d’autre part, elle entrainerait un engrenage sans fin : on peut compter, affirmait Briand, sur « l’ingéniosité des prêtres et des tailleurs » pour trouver d’autres signes distinctifs. Ce serait un combat sans fin et perdu d’avance. Qui veut s’engager dans une telle voie ? Ou conduit-elle sinon à quitter le cadre de la démocratie ?
d) Il faudrait une loi pour établir cette mesure, son processus, assez long, induirait de profondes divisions dans la population, à un moment où l’union face aux problèmes socio-économiques et au terrorisme est nécessaire. Ce serait une diversion.
e) Pour l’Université (M. Le Pen a aussi abordé rapidement la question) : les mêmes arguments sont valables : la Commissions Stasi avait refusé, en son temps, d’interdire car les étudiants sont majeurs et, depuis le Moyen-Age, la police ne peut intervenir à l’Université que sur la demande expresse du Président d’Université (ce sont les « franchises universitaires »). La Conférence Présidents d’université est, significativement, contre les projets d’interdiction.
Enfin, Marine Le Pen se sert du terme de « communautarisme », comme d’un mot-valise, d’un épouvantail, mais sans préciser sa signification. Il a toujours existé des communautés dans la nation (sans la menacer) : celle-ci n’est pas un simple agrégat d’individus juxtaposés les uns aux autres, sans liens de toutes sortes entre eux. Ils se regroupent, suivant des affinités multiples, ce qui ne les empêche pas d’aimer leur patrie. Cela ne devient dangereux que quand la communauté prétend englober l’individu, l’enfermer dans un réseau unique de normes. L’individu doit être la résultante personnelle de ses diverses communautés (professionnelle, sportive, religieuse ou convictionnelle, de loisir, etc). Il n’existe pas de mesure miracle, face au danger, qui existe de tout temps, d’enfermement communautaire. La société civile, le tissus associatif, sont concernés et le politique doit l’être également. C’est un combat permanent, notamment sur le plan des services publics, et particulièrement de l’école, de la mobilité sociale à promouvoir. C’est également, une lutte contre la coupure qu’un establishment effectue, chaque jour, avec le reste de la population. Le couple de sociologues, les Pinson-Charlot ont publié plusieurs livres qui montrent le « communautarisme » des riches. Bref c’est à la fois un combat de laïcité, et aussi un nécessaire combat social à rendre le plus efficace possible. S’il faudra maintenir, accentuer la pression à ce sujet, ce n’est certes pas en sortant de l’euro, en accentuant les difficultés par la pagaille de deux monnaies, que l’on pourra lutter efficacement contre le danger d’englobement de l’individu par une de ses communautés.
[1] De plus, les arguments ressemblaient étrangement à ceux qui veulent interdire aujourd’hui les signes religieux dits ostensibles dans l’espace public (vêtement dit politico-religieux, acte de prosélytisme, signe de soumission,….)