Le 9 décembre, jour anniversaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, Florence Parly, ministre des Armées, a présenté une brochure intitulée Expliquer la laïcité française : une pédagogie par exemple de la « laïcité militaire ». En 48 pages, ce « livret » offre une très bonne synthèse des fondements de la laïcité (et des particularités de son application dans l’armée). A offrir en cadeau de « Noël » à tous les politiques, journalistes et autres décideurs, à acquérir pour vérifier son propre savoir ou disposer d’un outil pédagogique.
Un dit « intellectuel de gauche » faisant l’éloge d’une publication de l’armée, voilà qui est peu commun ! Et pourtant, la lecture de la brochure, rédigée par Éric Germain, montre, une fois de plus[1], que la « laïcité militaire » se rattache à ce que Régis Debray a appelé la « laïcité d’intelligence ». Ce document officiel du Ministère des Armées est intéressant au moins à deux titres.
D’abord par son contenu, factuellement exact (contrairement à d’autres !), où l’essentiel est exposé très clairement. Le texte commence par répondre à des questions souvent posées et, implicitement, il corrige des contre-vérités parfois énoncée de façon péremptoire. Non, la laïcité n’est pas une « exception française » ; elle ne signifie nullement une « indifférence absolue de l’Etat vis-à-vis du religieux », elle n’interdit pas « d’exprimer son identité religieuse dans l’espace public » et elle n’impose en aucune manière, chez personne, « le retranchement de la pratique religieuse dans la sphère privée ». Elle implique seulement (mais c’est fondamental) la « non reconnaissance » (la non officialité) des religions), le respect des règles d’un ordre public démocratique et la neutralité arbitrale de l’Etat. Ces « moyens » sont au service d’ « objectifs » : assurer « la liberté de conscience et de culte » et une » égalité de traitement » pour chacun.e quelles que soient ses convictions. Et s’il existe indéniablement une « singularité française » en matière de laïcité, produit d’une culture particulière forgée par une histoire propre, ses « aspects juridiques » l’inscrivent globalement dans l’optique « des démocraties libérales ».
Sur le dernier point, un rappel est fait de l’esprit même qui a guidé la législation séparatiste, et fut indiqué par A. Briand, rapporteur de la loi de 1905 : « Toutes les fois que l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur »[2]. En matière de « culture politique » une (forcément) rapide comparaison est effectuée avec les Etats-Unis (où la laïcité juridique est « parfois plus stricte ») : c’est son « arrière-plan historique » qui a fait de la laïcité, dans l’Hexagone, une « grande ‘passion française ‘ ». Ainsi, en conséquence, « pour chaque Français le mot laïcité renvoie à une perception très subjective dotée d’une forte charge émotionnelle. Cependant, pour un représentant de l’Etat, la laïcité ne peut pas être une opinion. Elle doit être une référence claire et objective, car fondée sur la loi. »
Les caractéristiques communes de la laïcité « fondée sur la loi » sont précisées, aussi bien au niveau de la « différenciation des espaces » (« espaces institutionnel de l’Etat républicain », « espace social commun », « espace privé » soit de l’entreprise soit du domicile) que de la « protection et de [la] régulation des libertés religieuses ». Une typologie des « régimes de laïcité dans le monde » est proposée (où on constate que l’on n’est pas dans le tout ou rien). Quant à la « culture politique laïque », elle donne lieu à un parcours historique où, avant les Lumières, Henry IV apparait comme un précurseur politique de l’instauration d’un « pluralisme » légitime. La Révolution, la « guerre des deux France » et « l’apaisement » par le « moment 1905 » constituent autant d’étapes de la construction historique et politique de la laïcité en France.
Prévue explicitement par l’Article 2 de la loi de 1905, « l’existence d’un service d’aumônerie », dans les lieux dits « fermés » (prisons, hôpitaux, internats, casernes), pouvant donner lieu à financement public, « constitue une ‘composante essentielle’ (Pauline Vidal-Delplanque) de la laïcité française ». J’ajouterai que ce fait constitue une source d’étonnement pour les Américains qui étudient le secularism[3]. L’aumônerie a d’abord concerné le catholicisme, le judaïsme et le protestantisme. Lors du centenaire de la loi en 2005, une aumônerie musulmane a été créée et « la France compte aujourd’hui davantage d’aumôniers militaires musulmans que l’ensemble des [autres] pays de l’OTAN réunis », avec 31 aumôniers et 5 aumônières d’active de cette religion (donc un total de 36 ; il y a 125 aumôniers et aumônières catholiques d’active, 34 protestants et 14 israélites). Je noterai (en plus) que, dans le cadre des aumôneries, des femmes sont considérées par la République comme «ministres du culte », même quand elles sont exclues de ce statut par leur religion : une aumônière catholique des hôpitaux m’a, un jour, fièrement montré cette désignation sur sa feuille de paye.
Mais l’existence d’un service d’aumônerie n’est pas la seule application du principe de laïcité au sein de l’institution militaire. D’autres exemples peuvent être donnés, comme le fait que, « s’ils le souhaitent, les militaires ont la possibilité de se conformer à des prescriptions religieuses d’ordre alimentaire et peuvent bénéficier de rations sans porc, voire, dans la mesure du possible, certifiées halal ou casher ». On est loin des querelles sur les cantines ! Au traditionnel pèlerinage catholique à Lourdes, s’ajoutent un « voyage de la mémoire » à Auschwitz-Birkenau et la facilitation du pèlerinage à la Mecque. « Les pèlerinages proposés par les aumôneries sont payants et les militaires posent des jours de congés pour pouvoir s’y rendre ». De même, « l’expression religieuse (…) doit être conciliée avec le fonctionnement du service de défense », les « impératifs de la mission » et « la réserve » exigée par les agents d’un Etat laïque. La laïcité inclut la liberté religieuse mais elle ne s’y réduit pas.
La laïcité exposée dans ce « livret » est incontestablement une « laïcité libérale ». Ah, j’en entends déjà qui crient au blasphème : un adjectif a été ajouté au mot « laïcité » ! Mais, en fait, ce sont des pompiers pyromanes, car c’est de leur faute si l’on se trouve obligé de donner un tel ajout : en fait il s’agit strictement de la laïcité et si certains ne masquaient pas autre chose sous ce terme, il n’y aurait nul besoin de donner une quelconque précision. C’est, d’ailleurs, là, le second intérêt de cette brochure. En effet, les promoteurs de la laïcité-loi de 1905 sont perpétuellement accusés, par des partisans d’une laïcité autoritaire et/ou antireligieuse, de proposer une laïcité laxiste, voire d’être des « traitres » à la laïcité, des « islamo-gauchistes » comme ils disent. Si ces olibrius avaient un tant soit peu le courage de leurs opinions, c’est l’armée française qu’ils devraient mettre en accusation et… traiter d’«islamo-gauchiste» ! Comme ils/elles ne le font jamais, une conclusion s’impose : l’hypocrisie est la meilleure de leurs qualités.
Certes, il ne s’agit pas de prétendre que tout est parfait dans la « laïcité militaire », et je peux compter sur mes amis libre-penseurs pour faire juridiquement vérifier que celle-ci ne s’écarte pas du chemin laïque et républicain. C’est leur rôle de vigilance et ils ont tout à fait raison de le tenir. Il n’empêche, aujourd’hui, la comparaison entre l’intelligence institutionnelle tendancielle des armées et la mésintelligence institutionnelle tendancielle de l’éducation nationale est, d’un point de vue républicain, confondante. Intelligence militaire non seulement intellectuelle, mais également stratégique : l’armée française a très bien compris que se situer dans la filiation de la loi de 1905 et de Briand (celui-ci affirmait que l’Article 1, qui reconnait « la liberté de conscience » et le « exercice des cultes », « domine toute la loi »[4]), est le moyen de loin le plus efficace pour combattre le terrorisme, pour isoler les extrémistes et faire en sorte qu’ils ne soient pas attractifs ; bref pour ne pas s’avérer contre-productif. Résultat : depuis près de cinq ans des soldats français de culture et/ou de conviction « musulmane » protègent des synagogues alors que, par ailleurs, le classement PISA indique toujours que la France est championne dans la catégorie « inégalités scolaires ». Peut-être est-ce pour cela que le ministère de l’Education nationale a besoin de boucs émissaires. Mais en humiliant des femmes devant leurs enfants, il fabrique de futurs adultes qui auront du ressentiment envers ce qu’on leur a prétendu être « la laïcité ». En tout cas, le contraste est républicainement édifiant !
PS : la prochaine fois, je vous parlerai de 2 ouvrages intéressants : La Sociologie des religions de P. Lassave (éd. de l'EHESS) et La sécularisation en question (collectif chez Garnier). Je vous les recommande dès maintenant.
[1]Cf. la très intéressante enquête comparative de Ch. Bertossi, Citoyenneté àla française, CNRS éd., Paris, 2016.
[2]A. Briand, Séparation des Eglises et de l’Etat, rapport au nom de la Commission de la Chambre des députés, Paris, Ed. Cornely et Cie, 1905, p. 266 (commentaire de l’Article 1)
[3]Cf. notamment, J. Bernilerblau, How to be Secular, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2012, p. 42.
[4]Précision donnée, de façon significative, dans le débat parlementaire sur la religion dans l’espace public, cf. J. Baubérot, » La loi de 1905 : fondement de la laïcité de l’Etat », B. Nabli (dir.), Laïcité de l’Etat et Etat de droit, Paris, Dalloz, 2019, p. 23.