(…) « Croire : le discours social met souvent en contraste croyants et incroyants. Pour moi, il s’agit d’une opposition factice. Emile Durkheim montrait déjà, il y a un bon siècle, que le culte, le rite, et même la foi sont des phénomènes et religieux et séculiers. Il insistait, notamment, sur une différence de temporalité qui nous projette du « croire » vers les deux autres termes : « s’engager » et « chercher » : « la science, écrivait-il, si loin qu’on la pousse, reste toujours à distance de l’action. (…) elle n’avance que lentement et n’est jamais achevée ; la vie, elle, ne peut attendre »[2]. Il en concluait à la permanence des croyances, en dépit des « progrès » des connaissances scientifiques.
Croire, s’engager, récuser les croyances publiques,…
Retenons, pour le moment, cette nécessité de croire pour pouvoir agir, l’étroit rapport entre « croire » et « s’engager ». Edwy Plenel insiste sur ce lien dans son livre Voyage en terres d’espoir qui parcourt l’immense dictionnaire biographique des mouvements sociaux qu’est « le Maitron ».[3] La plupart des personnages étudiés dans cette oeuvre sont irreligieux. Et pourtant, ils croient en un « au-delà de soi-même » qui mobilise des humains, les entraine dans l’espérance de changer le monde. Et Edwy de citer Charles Péguy fustigeant « ceux qui ne croient en rien, même pas à l’athéisme ». Cet encéphalogramme plat d’un croire explicite conduit, et Edwy le souligne, à « un monde (…) soumis à des dieux de pacotille et d’illusion, aliéné aux fétiches marchands ». Le monde des croyances passives.
Si on donne cette extension au verbe « croire », faut-il alors récuser la formule par laquelle on résume volontiers la loi de 1905 : « l’égalité entre le droit de croire et de ne pas croire » ? Je pense qu’il faut la maintenir en lui attribuant un nouveau sens : le droit de croire et celui de ne pas adhérer aux croyances communes. Là, on trouve, en ce qui me concerne la filiation protestante. Cette filiation est fondée et sur des croyances et sur des refus de croire. Le geste fondateur du protestantisme, c’est une rupture, celle de Martin Luther, refusant, en 1521, à la Diète de Worms, l’injonction solennelle de « se soumettre à l’autorité établie »[4].
Autre exemple, issu plus directement de mes recherches[5], Alexandre Vinet. Peu connu aujourd’hui, ce penseur suisse, descendant de hugenots, a eu beaucoup d’influence au XIXe siècle, et sur des protestants évangéliques, en les rendant partisans de la séparation des Eglises et de l’Etat, et sur des protestants libéraux, comme Ferdinand Buisson, le plus proche collaborateur de Jules Ferry. Le protestantisme, affirmait Vinet, en 1840, « c’est le droit de s’isoler de la communauté des croyances », de récuser les « croyances publiques » pour tout examiner librement, avant de se « réengager de nouveau », mais après avoir opéré un tri entre les croyances que l’on adopte et celles que l’on récuse.[6] Vous deveniez ce que cela implique si on tente d’actualiser cette liberté d’examen aux sempiternelles invocations des « valeurs de la République »,…
Au cœur de la Réforme, se trouve donc des refus, notamment celui de croire dans le salut par les œuvres. Luther déclarait que si beaucoup d’humains ne sont pas assez « justes », d’autres ne le sont que trop : « Ils sont trop Justes, ils ne le sont pas », affirmait-il.
La « tentation du bien… plus dangereuse que celle du mal »,…
Ce diagnostic, que je partage, peut déborder les frontières du protestantisme. Il y a peu, le quotidien Le Monde publiait un débat entre Tzvetan Todorov et Boris Cyrulnik, sous le titre : « La tentation du bien est beaucoup plus dangereuse que celle du mal ».[7] Todorov y souligne que « les grands criminels de l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien ». Il rappelle, notamment, l’expérience communiste et il situe « les djihadistes d’aujourd’hui » dans la longue lignée de ceux qui finissent par employer des moyens « abominables » en poursuivant la finalité du Bien.
Quel terrible dilemme ! Il faut croire et s’engager pour ne pas partager des croyances communes qui ne sont en fait, dirait Pierre Bourdieu, que des « dominations symboliques ». Mais il faut, également, avoir des doutes face aux croyances que l’engagement véhicule. Mon propre croire se retrouve dans cette tension permanente, qui incite à se méfier d’une quête sans fin de purification : que celle-ci présente un visage religieux ou séculier, elle devient toujours, au bout du compte, inquisitrice. Mon croire s’accompagne donc d’un scepticisme face à tous les ‘chevaliers du bien’, suspicion qui conduit à analyser l’ambivalence de toute action. C’est peut-être cela une approche laïque des faits humains ! Une approche où la tension entre croire et s’engager, conduit à une seconde tension, celle entre croire et s’engager d’une part, et, de l’autre, « chercher ».
Chercher : profaner le croire, prendre de la distance avec l’engagement
Une démarche de sciences humaines et sociales implique de profaner la croyance, de prendre de la distance avec l’engagement. Jamais achevée comme le constatait Durkheim, elle induit un double défi. D’abord, on n’est jamais assuré de ne pas vouloir conforter ses croyances personnelles, ses engagements spécifiques par le masque de recherches se voulant objectives. C’est un risque certain. Mais il n’est peut-être pas le plus grave, car on s’adresse à une communauté scientifique dont les croyances et les engagements sont divers, ce qui constitue un correctif.
Plus redoutable me semble être le second défi, celui de ne pas avaliser, dans de belles constructions sophistiquées, ce que Vinet appelait les « croyances publiques », c’est à dire des évidences sociales, également facilement confondues avec l’objectivité. Ainsi, sous la Troisième République, politologues et historiens parlaient savamment de l’instauration du « suffrage universel » dès 1848. Des féministes, qui ne possédaient pas leur science, rétorquaient, opiniâtrement, que le suffrage n’était que masculin. Leurs propos paraissaient trop engagés pour paraitre légitimes. Un siècle plus tard, on constate que la militance peut, parfois, posséder davantage de véracité que le savoir établi. Moins érudite, il lui arrive cependant de dévoiler « la nudité du roi ».
Souvent, bien sûr, les chercheurs font leur travail, mais, comment dire ?, cela n’imprime pas socialement. Ainsi, dès 1909, Alain Debidour, historien aujourd’hui complètement oublié, décrit le processus de la loi de 1905. L’essentiel y est, y compris l’importance stratégique cruciale de l’article 4 (respectant les règles d’organisation de chaque culte) et le rôle central d’Aristide Briand, reconnu d’ailleurs par les contemporains. Il n’empêche, la connivence de deux mémoires, la légende noire cléricale et la légende dorée anticléricale, vont, pendant des décennies, qualifier cette loi de « loi Emile Combes ». Quant à l’article 4, il reste toujours socialement méconnu. La société dispose du savoir mais elle ne veut pas savoir. Elle choisit un croire-alibi qui permet d’ignorer les démarches de connaissance.
Le poids des évidences sociales…
C’est l’intérêt de l’approche historienne de pouvoir jauger l’univers des représentations confronté au recul du temps. Permettez-moi d’en donner un ultime exemple, car il a marqué ma réflexion. En 2012, quand François Hollande a rendu hommage à Jules Ferry, certains ont rappelé le célèbre débat entre Ferry et Georges Clemenceau, où le premier avait parlé des « races supérieures », expression contestée par le second. Aujourd’hui, il parait clair que Jules avait tort et que Georges avait raison. Sauf que l’affaire est plus complexe.
Le débat se situait, en fait, dans le cadre de croyances communes. Taxé facilement aujourd’hui de « raciste », Ferry combattait pourtant le darwinisme social de certains savants, en affirmant que l’éducation commençait à accroitre l’élite occidentale de « visages cuivrés ou noirs », ce qui ne devait pas, ajoutait-il, prêter à « rire ».[8] Eh oui, on en était à ce niveau et Ferry pouvait se croire progressiste ! D’autre part, la mise en question de Clemenceau s’avérait limitée. En effet, ce débat parlementaire porte sur Madagascar, or les exemples donnés par le Vendéen pour combattre l’idée de « races inférieures » sont tous empruntés à l’Asie orientale[9], comme si, en ce qui concerne l’Afrique et la grande ile malgache, la cause n’était pas défendable. Moralité : quelles que soient les distances prises avec les évidences de son temps, elles ne sont jamais suffisantes.
Voilà pourquoi, il me semble que, croire minoritaire, engagements contestataires et recherche de la connaissance la plus objective possible, loin de se trouver en contradiction, se complètent dans un combat scientifique et citoyen que j’espère avoir été et être toujours le mien. En m’offrant cet ouvrage, en étant réunis autour de moi aujourd’hui, vous me faites l’amitié de partager un tel combat où chacun offre aux autres des horizons de sens. Soyez en remerciés. »
PS : J’ai indiqué dans 2 Notes précédentes de ce Blog (30 août : « Laïcité : ‘Petit manuel’ pour une transmission de témoin’ ; 26 septembre : « Le piège bleu Marine de ‘l’islam compatible’ ») mon retrait du débat public (conférences, émission de télévision ou de radio,…). Deux précisions : Ce retrait a été progressif et j’ai honoré les engagements qui j’avais pris antérieurement. Il ne signifie pas un silence complet, et sans intervenir directement sur l’actualité, je n’exclus pas de fournir des éléments de réflexion, par exemple sur ce Blog.
Celles et ceux qui me font l’amitié de s’intéresser à mes analyses, pourront, si elles/ils le souhaitent :
-Se replonger dans mes ouvrages récents (La laïcité falsifiée, Les 7 laïcités, le Petit manuel, avec le Cercle des enseignant-e-s laïque,…),
-Lire le livre qui vient de paraître aux éditions Ellipses, co-écrit avec Marianne Carbonnier-Burkard : Histoire des protestants. Une minorité en France (XVI-XXIe siècle) Présentation de la 4ème de couverture : « Au-delà des images classiques –les guerres de religions, la Saint Barthélemy, l’édit de Nantes, les dragonnades-, l’histoire des protestants en France, sur la longue durée, reste méconnue (…). Avec l’histoire de cette minorité active au long de cinq siècles, c’est l’histoire de France en profondeur qui est revisitée : la difficile émergence de la tolérance et de la liberté de conscience, les droits des femmes ».
-Attendre avec impatience ( !) le livre de poche, à paraitre en mars à La documentation française (collection Doc’ en poche), co-écrit avec Micheline Milot, Parlons laïcité en 30 questions.
-Visionner la vidéo de la dernière conférence que j’ai donnée sur un thème d’actualité : « Les défis face aux attentats » : https://youtu.be/gzE_3PDupQU
[1] Etudes réunies par V. Zuber, P. Cabanel, R. Liogier, Brepols, Bibliothèque de l’Ecole des hautes Etudes. Sciences Religieuses. 174. 2016. Cet ouvrage contient, outre ma bibliographie, et un ensemble de photographies, les contributions de 25 universitaires français et étrangers et de 4 personnalités (dont E. Plenel et S. Royal).
[2] E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 2008 (1912)
[3] E. Plenel, Voyage en terres d’espoir, L’Atelier, 2016.
[4] Comme le lui demandait l’Official de l’évêque de Trèves : « Abandonne ta conscience, Frère Martin. La seule chose qui soit sans danger consiste à se soumettre à l’autorité établie ».
[5] Et de celles d’autres historiens comme André Encrevé.
[6] Vinet luttait déjà pour le droit à l’athéisme et peut être considéré comme un théologien protestant de la laïcité, cf. J. Baubérot – M. Carbonnier-Burkard, Histoire des protestants. Une minorité religieuse en France, Ellipse, 2016.
[7] Le Monde, 31 décembre 2016-2 janvier 2017.
[8] Cf. Cl. Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Gallimard, 1982, 238.
[9] Cf. M. Séguéla, Clemenceau ou la tentation du Japon, CNRS éditions, 2014 (M. S. précise que les écrits de Clemenceau restent marqués par une « hiérarchisation des civilisations »).