Jean Baubérot-Vincent (avatar)

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

Abonné·e de Mediapart

134 Billets

1 Éditions

Billet de blog 22 janvier 2024

Jean Baubérot-Vincent (avatar)

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

Abonné·e de Mediapart

Quand France 5 traite de la « Belle Epoque » en falsifiant l’histoire de la laïcité

Ce documentaire, techniquement très bien fait, et dont le propos général peut apparaitre fort séduisant (il met en question la colonisation, les discriminations de genre…), réussit l’exploit d’accumuler, sur la laïcité, un nombre impressionnant de contrevérités en une séquence de six minutes. 

Jean Baubérot-Vincent (avatar)

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d'ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu'elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n'aura pas lieu (FMSH)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

France 5 a diffusé hier soir (dimanche 21 janvier 2024) un documentaire « Une si Belle époque ». Son architecture tranche avec les émissions d’histoire-divertissement à la Stéphan Bern ou Bruno Solo, inconsciemment (pour le premier) ou consciemment (pour le second) amusantes. Il s’agit, ici, de vulgariser, pour le grand public cultivé,  grâce à des archives iconographiques commentées, le travail des historiens sur la « Belle Epoque » dont on veut déconstruire le mythe. Dans un article fort élogieux, Télérama lui attribue trois T  (= « Très bien ») et parle d’« une franche réussite ». Les professeurs,  et autres personnes s’intéressant à l’histoire, peuvent donc croire pouvoir y trouver une information fiable. Or, je suis désolé de jouer le trouble-fête, mais les six minutes consacrées à la laïcité s’avèrent être une totale falsification.

Celle-ci provient d’un mélange entre (un petit peu) d’historiographie et (beaucoup) de mémoire légendaire catholico-républicaine. L’émission rend compte de façon fausse (et, les petits moments pertinents sont rendus incompréhensibles) du processus d’établissement de la laïcité. Il ne s’agit pas d’un simple défaut d’érudition : je ne relèverai pas approximations et petites erreurs (même si elles contribuent au propos général), et je suis bien conscient qu’on ne peut avoir un grand niveau d’exigence pour une émission de télé. Mais, dans ce cas précis, la falsification est systémique et  donne une représentation politiquement mystificatrice. Cela apparait d’autant plus remarquable que, comme l’enfer, ce documentaire est pavé de bonnes intentions, et la mystification qu’il opère semble inconsciente.  Cet aspect motive ma réaction (malgré beaucoup de travail en retard !) : elle me paraît, en effet, significative du « récit national » et de son obscurantisme. Voyons quelques points :

1 - Première contrevérité. Tout à coup, la locutrice annonce qu’en 1902, « la République décide que le temps est venu de se séparer de l’Eglise catholique » et, immédiatement, on nous montre le portrait d’Emile Combes, l’érigeant en père de la Séparation (en fait, dans les tuyaux depuis 1869 et sans cesse repoussée). Or le « Petit Père » est un anti-séparatiste convaincu (cf. son discours à la Chambre le 26 janvier 1903), partisan d’un « catholicisme républicain » étroitement contrôlé par l’Etat et, après avoir dû se rallier à la Séparation en septembre 1904 à l’insu de son plein gré, il dépose, en novembre, un projet de loi (pseudo-séparatiste et, aussitôt, désavoué par la libre-pensée) pour contrer le projet libéral de la Commission parlementaire, au travail depuis juin 1903. Bref, l’époque est traversée non seulement par le conflit de deux France, mais par un conflit intra-républicain, dont l’enjeu est, en schématisant, le choix entre une laïcité autoritaire (gallicane, régalienne) et une laïcité libérale (séparatiste), conflit totalement ignoré par le documentaire.

2 - Le documentaire prétend que la première étape de la « laïcisation à marche forcée », opérée à partir de 1902, concerne l’enlèvement des crucifix dans les écoles publiques et insiste sur les résistances que cela provoque, sans indiquer que ce retrait découlait de la loi Ferry de mars … 1882 laïcisant l’école publique. Or, le fait qu’il existe encore des crucifix dans certaines écoles publiques au début du XXe siècle prouve, non une « marche forcée », mais, au contraire, l’extrême patience des laïques dans l’application de la loi (provoquant, là aussi, un conflit interne aux républicains). La circulaire d’application de Buisson (novembre 1882) va d’ailleurs dans ce sens. Et l’incongruité de crucifix dans certaines écoles publiques, 20 ans après la loi, montre que la laïcisation s’est effectuée très progressivement, avec douceur et en privilégiant le cas par cas (par exemple, on avait laissé subsister les crucifix dans les écoles fréquentées par des immigrés flamands, tenant compte de leur catholicisme). Et, en 1906-1907, le problème n’est toujours pas résolu. Le téléspectateur/spectatrice a, bien sûr, l’impression contraire d’une rupture brutale et complète.

3 - Reste qu’il se produit effectivement, alors, un rebond  de la laïcisation. Pourquoi ? Le documentaire ne fournit aucune explication, le rend donc arbitraire et le met sous le chapeau de la Séparation, dont l’invocation a débuté la séquence. Le téléspectateur/spectatrice se trouve alors victime d’une triple fabulation.

  • D’abord, ce rebond est, en fait, engagé dès le tournant du siècle, avant l’arrivée au pouvoir de Combes, car il est une conséquence du rôle très militant des congrégations et d’un catholicisme de combat, dans l’antidreyfusisme. Or, si le documentaire indique que l’affaire Dreyfus a divisé la France, il ne la relie pas au rebond de la laïcisation et donc lui enlève sa signification.
  • Ensuite, pour le documentaire, à travers les congrégations, on vise  « l’enseignement catholique ». C’est faux et, au contraire, plus de la moitié des écoles congréganistes fermées, rouvrent en tant qu’écoles catholiques, modernisant l’enseignement privé. Il existait, certes, des laïques qui voulaient la fermeture des écoles confessionnelles, mais ils se sont heurtés à Ferdinand Buisson et à Georges Clemenceau (celui de l’affaire Dreyfus, non le Tigre « premier flic de France »), affirmant que la suppression de la liberté d’enseignement irait à l’encontre de la laïcité (ce qu’avait déjà déclaré Jules Ferry). Dans un célèbre discours au Sénat (novembre 1903), Clemenceau a même tonné contre une possible « tyrannie » de « l’Etat laïque ». Là encore, un conflit a opposé laïques autoritaires et laïques libéraux. Les second ont gagné et le monopole de l’Etat laïque sur l’éducation ne fut jamais instauré.
  • Enfin, le documentaire parle de la laïcisation des tribunaux, précisant que « des témoins refusent de prêter serment en présence de la croix » … sans dire que, justement, les tribunaux n’ont pas été vraiment laïcisés puisque l’obligation du serment « devant Dieu » va perdurer après la Séparation.

4 - Se fondant sur un relatif renouveau de l’historiographie (datant, quand même, des années 1960 !), le documentaire présente la loi de séparation  du 9 décembre 1905 comme la tentative d’un « compromis » (terme mis en avant par l’historien Jean-Marie Mayeur), compromis entre le fait que l’Etat va « ne salarier ni subventionner aucun culte » et, « en échange »,  va garantir « le libre-exercice de toutes les religions ».  Ce résumé très succinct de la loi est exact, même si, à mon avis, le terme de « compromis » n’est guère heureux : la loi constitue une victoire conciliatrice et pacificatrice de la laïcité, ce qui est différent. Mais, peu importe puisqu’il s’agit là d’un débat entre historiens. Ce qu’il faut, en revanche, souligner, c’est la contradiction entre l’affirmation d’un « compromis » en 1905 et l’ensemble de la séquence consacrée à la laïcité qui, elle, met en scène une mise au pas de l’Eglise catholique. Du coup, cela n’a aucun sens, on n’y comprend plus rien. De plus, il est question des inventaires présentés comme le « chant du cygne d’un combat déjà perdu » par le camp catholique, sans rien dire sur ses divisions internes : la grande majorité des inventaires s’est déroulée dans le calme et maints catholiques ont voté pour les partis laïques, donnant à ceux-ci une écrasante victoire aux législatives de mai 1906, élections décisives qui constituent pourtant un autre angle mort du documentaire.

5 - On comprend d’autant moins le très rapide propos sur le contenu de la loi de séparation, que le documentaire cite, ensuite, la déclaration de René Viviani à la Chambre des députés (8 novembre 1906) : « Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. […] Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! » Voilà un propos qui tourne le dos à tout « compromis » ! Sauf que Briand (approuvé par Clemenceau devenu président du Conseil) le réfute dès le lendemain : « l’Etat laïque » doit aux catholiques « la liberté de conscience » et la « faculté d’exprimer entre toute indépendance [leurs] croyances religieuses par [des] manifestations extérieures ». Cet Etat laïque « n’a pas le droit d’être antireligieux. […] Il est areligieux. » C’est, chez Briand, un propos récurrent, mais aucun de ses discours n’est cité et le conflit entre laïques devient, une nouvelle fois, un point aveugle ; de plus, par sa citation unilatérale, le documentaire épouse le (seul) point de vue des laïques intransigeants (présenté comme l’avènement du droit « à ne pas croire », ce qui n’est pas du tout ce que dit Viviani : tordre ainsi son discours rend,  une fois encore, les choses non compréhensibles).

6 - Le discours de Viviani manie l’inflation idéologique, pour masquer une mesure conciliatrice (une « insupportable  concession » selon les laïques intransigeants). En effet, l’ordre donné aux catholiques français par le pape Pie X (encyclique Gravissimo, 10 août 1906) de désobéir à la loi  de 1905 aurait dû, juridiquement, entrainer la fermeture des églises ; or le gouvernement s’apprête à les laisser ouvertes par le recours à la loi de 1881 sur la liberté des réunions publiques,  loi qu’il assouplit pour la rendre applicable aux conditions spécifiques des messes. Or, peu après, le 7 décembre, le pape demande à nouveau aux catholiques de se mettre en dehors de la légalité. Il s’agit, cette fois, de désobéir à la loi de 1881 assouplie. Ce second refus s’avère encore plus important que le premier car il montre que le pape va entrainer les catholiques dans un rejet de toute la législation française. Pie X veut d’ailleurs provoquer, par ce refus global de la législation, une « persécution » qu’il espère « régénératrice ». Mais Briand (et Clemenceau, on l’oublie souvent)  persiste dans la voie conciliatrices : trois lois sont votées en 1907 et 1908, dans le but explicite de « rendre l’Eglise [catholique] légale malgré elle ». Au total, il y a donc eu 4 lois de séparation, et, aussi, 4 niet de Pie X . Mais de tout cela, on ne saura absolument rien en regardant le documentaire : pas un seul mot, pas une seule image sur les refus successifs de Rome et sur les 3  lois adoptées après 1905.

7 - « La France devient finalement laïque et le restera », et cela marque sa différence  […] avec le monde » conclut la commentatrice. La France devient laïque : il y a donc victoire de la laïcité et pas compromis. Mais cette victoire est conciliatrice, donc pacificatrice car, contrairement aux dires du documentaire, elle ne marque nullement ainsi sa « différence » avec le reste du monde. Bien au contraire : le Rapport présenté par  Briand, en 1905, au nom de la commission sur la Séparation, insiste sur le fait qu’il existe des pays où « le principe de la laïcité et de la neutralité de l’Etat » existent déjà. Et le « socialiste modéré » (comme l’appelle le documentaire) cite le Canada, les Etats-Unis, le Mexique, Cuba, trois république du centre Amérique, le Brésil, plusieurs colonies anglaises dont la Nouvelle-Zélande… Le Mexique notamment, comme pays catholique ayant réalisé la Séparation dès 1859, et l’ayant confirmée en 1873, sert de modèle a beaucoup de laïques lors des débats français sur la Séparation. On est aux antipodes de la conception, xénophobe, l’une laïcité « exception française ».

Bref, ce documentaire, techniquement très bien fait, et dont le propos général peut apparaitre fort séduisant (il met en question la colonisation, les discriminations de genre…), réussit l’exploit d’accumuler, sur la laïcité, un nombre impressionnant de contrevérités en une séquence de six minutes. Or, comme dirait l’autre, une contrevérité, cela va (à la rigueur), plus de trois : bonjour les dégâts ! Que s’est-il passé ?  Son auteur principal, Hugues Nancy, s’est assuré la collaboration d’un spécialiste de cette époque, Dominique Kalifa, qui fut, dans son domaine propre, un excellent historien. Difficile de trier entre ce qui relève de la responsabilité de Kalifa et de celle de Nancy. Peut-être est-ce à Kalifa que l’on doit le zeste de vérité  (comme le résumé, forcément succinct, du contenu de la loi de 1905) noyé dans un Océan de contrefaçons. D’autre part, une relecture attentive du commentaire montre qu’implicitement celui-ci renvoie à une autre réalité que celle qu’il énonce : ainsi il est question du retrait des crucifix dans « tous les établissements publics », manière de reconnaitre qu’ils étaient déjà enlevés dans la majorité des écoles (mais qui va saisir une telle allusion indirecte ?). La loi de 1905 « tente » un « compromis qui reste insupportable pour l’Eglise catholique », peut-être évocation subtile des dictats pontificaux dont on ne dit pas un seul mot…, ce qui permet de ne rien dire non plus sur les 3 lois de 1907 et 1908 modifiant la loi de 1905 pour qu’elle puisse rendre « l’Eglise [catholique] légale malgré elle ». Sans doute, cette stratégie discursive subtile provient-elle de remarques critiques faites par l’historien sur une première version plus balourde. Difficile de le savoir.

Peu importe car l’essentiel est le résultat : un documentaire qui a mobilisé plus d’argent que n’importe quel chercheur n’en aura jamais, sa vie durant, pour ses recherches, cela pour vous raconter des carabistouilles et autres sornettes. Et, vous l’avez compris, mon propos ne consiste pas à m’indigner moralement d’un tel documentaire mais à montrer, à travers lui, la persistance d’un récit national totalement faux (on le retrouve ailleurs, parfois en pire, y compris dans des instances officielles), dont le zeste de véracité ne peut faire sens et être compréhensible, sur l’événement structurant qu’est la  loi de 1905. Cette loi est fêtée chaque année par la Journée nationale de la laïcité du 9 décembre, mais elle humiliée, piétinée, bafouée par la manière dont on la présente. Cela montre l’ampleur de l’obscurantisme que l’on prétend combattre.

Quand il s’agit de laïcité, chacun croit avoir la science infuse et reproduit, véhicule une histoire légendaire d’autant plus forte qu’elle correspond aux intérêts idéologiques des catholiques intransigeants (on a été des « victimes » !) et des laïques intransigeants (on a « mise au pas » le catholicisme). Seulement, tant qu’on n’aura pas écouté ce que peut dire une démarche scientifique sur ce qui s’est passé lors de l’établissement de la laïcité, on pourra accumuler lois sur lois, « droit mou » (circulaires, notes de service, chartes…), réprimer tant qu’on voudra, on sera Sisyphe, on sera Pénélope. On pourra seulement se donner bonne conscience : l’obscurantiste, c’est toujours l’autre….

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.