Ma contribution à la campagne électorale ne consiste pas, dans la suite logique de ma décision de l’automne 2016, à y intervenir directement mais plutôt à fournir des matériaux. Je vais rendre compte de quelques ouvrages, dont l’importance intellectuelle me semble inversement proportionnelle à l’attention que leur ont portés la plupart des médias. Avant d’aborder la figure de Ferdinand Buisson, un des pères-fondateurs de la laïcité française, voici l’écho d’un livre d’entretiens, de « controverse » (selon le titre de la collection) entre Charles Coutel et Jean-Pierre Dubois : Vous avez dit laïcité ? (paru aux éditions du Cerf).
Deux penseurs de la laïcité ; leurs points d’accord…
Charles Coutel, professeur émérite en philosophie du droit, est vice-président du Comité Laïcité et République. Il fait partie de ce que l’on appelle communément les « philosophes républicains ». Ce n’est un secret pour personne que cette orientation n’est pas ma cup of tea. Cependant, dans cette mouvance, Coutel est un de ceux qui, comme Catherine Kintzler, sans fuir la polémique, préfère la réflexion aux propos inquisitoriaux. Et c’est ce refus d’une inquisition (pseudo) républicaine (ou autre) qui constitue, à mon sens, la seule exigence préalable à un débat intellectuel. Sinon, le déni de la pensée de l’autre risque fort de vous faire « mourir idiot ».
Jean-Pierre Dubois est professeur de droit public à Paris X-Nanterre et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Il habite dans le 93 et été accompagnateur de sorties scolaires : « je me suis souvent trouvé, indique-t-il, [être] le seul homme avec des femmes [accompagnatrices] dont beaucoup portaient un foulard sur les cheveux ». Son point de vue sur la laïcité rejoint largement celui exprimé dans divers communiqués communs à la Ligue des droits de l’homme, la Libre pensée et la Ligue de l’enseignement. Il fait partie d’une famille de pensée dont je me sens proche.
Chacun d’eux est donc représentatif d’une position marquante dans le dissensus actuel de la gauche française sur la laïcité. La lecture du livre permet pourtant de découvrir que les deux hommes ont aussi leur personnalité propre. C’est le premier mérite de cet ouvrage : montrer des individualités défendant, chacun de façon originale, des positions collectives, alors que la mise en scène médiatique du débat réduit souvent celui-ci à des stéréotypes et à des caricatures.
L’ouvrage permet également de souligner que le dissensus n’est pas total. Il y a accord, ou positions proches sur bien des points. Ainsi, selon Coutel, « le concept de laïcité renvoie d’abord et surtout à un principe juridique », ensuite à une « valeur » (tout en récusant un « recours incantatoire » à des «valeurs de la République », non précisées ou définies) et à un combat « non fanatique » contre « les fanatismes ». Le philosophe ajoute que « la laïcité vise à préserver les libertés individuelles contre toute emprise cléricale », y compris, comme l’a affirmé Clémenceau, contre le risque de « cléricaliser la République ». Dubois n’est pas du tout en désaccord. Il précise que « la laïcité garantit une égale liberté de conscience et d’expression » avec la seule limite de la « réciprocité ». Il reprend à son compte ce qu’il considère comme étant une des « meilleures définitions de la laïcité », celle qui date de 1670 et « n’est pas française » : un propos de Spinoza : « Il doit être accordé à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ».
Coutel acquièce et rappelle que « dans ses colonies, la France a pactisé avec le communautarisme » et qu’aujourd’hui l’«absence de vraie politique de la ville et de juste répartition des logements sociaux, une dégradation de l’éducation nationale qui crée des ghettos scolaires, l’aggravation du chômage ; et un développement confessionnel du tissus associatif qui crée de vrais ghettos culturels ». Dubois dit les choses un peu autrement, mais son diagnostic est analogue
Une République a-thée ou agnostique ?
Principes et constat communs donc, dont chacun effectue ensuite une lecture différente. Dubois souligne le fait que la laïcité n’est pas la sécularisation. Cette dernière est « une question d’évolution des mœurs, de prise de distances par rapport à la norme religieuse ». Elle ne constitue pas un « cadre normatif » comme la laïcité, mais s’avère un « phénomène qui se développe dans la société civile ». Et Dubois accorde beaucoup d’attention à cette dernière et à ses initiatives, alors que Coutel insiste lui sur l’«amour de la République et de la France », amour qui « se mesure à ce que l’on est prêt à sacrifier pour lui ». Coutel estime qu’ «à force d’insister sur les failles et les ombres de notre récit national » (à enrichir sans cesse précise-t-il), on a « oublié sa puissance émancipatrice ». Il défend « tout un art de vivre qui transcende les classes sociales et émane de notre patrimoine culturel ». Il souhaite une « réinstitution conjointe de la République et de son école », il lutte contre les « fruits maudits du pédagogisme » et ce qu’il appelle le « sociologisme ».
Pour lui, si la laïcité ne combat pas les religions, il n’en reste pas moins, comme l’affirme Jean-Claude Milner, que « notre République est a-thée », car elle « se tient en deçà du problème de l’existence de ‘dieu’ ». Dubois réplique que la République « n’a pas à choisir entre religions et athéisme », elle doit, au contraire, « empêcher toute ‘guerre de religion’ y compris entre croyants et athées ». Coutel rétorque alors qu’« il faudrait presque suggérer à chaque croyant qu’à nom de sa foi il devienne ‘athée’ quelques instants : il s’interdirait ainsi de de devenir idolâtre ».
On trouve là une divergence importante. Coutel se situe dans la perspective, largement développée par les « philosophes républicains » depuis 1989 du nécessaire « arrachement » aux particularismes pour pouvoir accéder l’universel alors que Dubois pense que l’«universel ne peut pas être déraciné sans se dévoyer, et provoquer en retour une réactivation des particularismes ». Le juriste défend un « universalisme multicontextualisé », un « projet commun, le rêve d’un avenir partagé » à partir de « la diversité des cultures ». Cependant, son interlocuteur renouvelle en partie la problématique de l’arrachement par une insistance sur «l’expérience de l’exil ». Et Coutel de citer alors divers exils : celui de Victor Hugo, lors du Second Empire, celui du capitaine Dreyfus à l’île du diable, mais aussi des exils racontés par des traditions religieuses : « Abraham se met en route ; Jésus fuit au désert » et il en conclut : « Il me faut m’arracher de moi-même pour mieux me retrouver ». Alors que Dubois s’appuie sur des «travaux de sciences sociales », on trouve dans les propos de Coutel plusieurs références à des contenus religieux. Il dirige d’ailleurs un Institut d’études des faits religieux.
Cela s’accompagne, chez lui, de l’affirmation que « le risque des ostentations est d’en arriver à la violence ». Citant en exemple l’épisode biblique des Pèlerins d’Emmaüs « où le Christ se laisse peu à peu découvrir », Coutel veut mettre « les pieds dans le plat : c’est souvent parce que mon comportement général nie mes convictions intimes que je me crois obligé de multiplier les signes extérieurs de ralliement que les autres risquent de vivre comme des intimidations ou des provocations » et il enchaine sur « les salafistes [qui] profitent des complaisances des élus pour multiplier les provocations dans certains quartiers et petites villes. Paradoxe ultime : on s’exhiberait pour se fuir ? ». De façon plus générale, le philosophe dénonce l’« entrisme des groupes religieux intégristes », leur « offensive reposant sur des réseaux bien implantés qui savent s’appuyer sur l’économie parallèle » avec deux autres incubateurs : « internet et la prison », ainsi que l’appui de « certains services secrets ».
Pour le président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, il existe effectivement des « groupes qui cherchent à développer une entreprise détestable » mais il n’y a pas de « grande offensive salafiste appuyée par des services secrets étrangers ». L’important consiste à distinguer ce qui relève du « combat d’idées » et ce qui relève de la « répression » contre des «atteintes à l’ordre public ». Dubois veut attirer l’attention sur « une politique qui alimente ce qu’elle croit combattre » : « chaque injustice, chaque propos électoraliste qui emprunte une idée ou une formule aux xénophobes et aux racistes sont un cadeau fait aux recruteurs de terroristes potentiels ». Il se demande « comment vendre des armes au régime saoudien et se battre contre l’influence wahhabite ? ».
Fort de son expérience personnelle, Dubois indique que l’application de la circulaire Chatel a abouti à la suppression de nombreuses sorties scolaires en Seine-Saint Denis. Or ces sorties étaient, pour beaucoup d’élèves, « la seule possibilité d’accès à des lieux culturels » : en voulant imposer un code vestimentaire « ce que l’on détruit, ce n’est pas la propagande islamiste, ce sont des pratiques porteuses d’émancipation laïque et culturelle (…). On alimente ce que l’on dit combattre : les mères chez elles, les enfants restant dans leur quartier ». Face à un « effondrement simultané de l’espoir politique (la déliquescence des Etats) et des repères culturels (la ‘westernisation du monde’) », il faut, selon lui, « retrouver un perspective politique qui donne sa chance à une ‘sortie démocratique’ autre qu’une occidentalisation forcée qui accroît l’anomie ». Espoir utopique ? Dubois indique que les choses ne sont nullement figées, ainsi malgré une « chape de contraintes religieuses officielles » des sociétés de « culture musulmane (…) évoluent à grande vitesse » et il donne des exemples comme l’effondrement de la démographie par l’adoption du contrôle des naissances.
Les échanges sont courtois et respectueux de la pensée de l’autre et, cependant les réparties sont, le plus souvent, alertes, enlevés ; parfois elles évoquent un match de tennis. Ainsi Coutel est favorable au « retour de la blouse pour les élèves ». Face à « la question des signes religieux » mais aussi de « la guerre des marques de vêtements », alors « l’uniforme est une solution possible comme en Angleterre ». Dubois rétorque alors « sauf que les uniformes des écoliers et collégiens britanniques sont portés dans un système d’enseignement où l’accès aux bons établissements est réservé aux classes les plus riches : il n’y a pas un mais des uniformes », qui sont des « marqueurs d’inégalités sociales et culturelles ».
L’enjeu du recours à l’histoire
J’ai tenté de donner, le plus impartialement possible, les positions de chacun. Comme je l’ai indiqué, au-delà des mouvances qu’ils incarnent, se sont deux personnalités qui ont dialogué sans concessions. Il y a donc de l’originalité intéressante dans leurs propos. Ainsi j’ai découvert, par exemple, l’importance que Coutel attache à la dénonciation de ce que, à la suite de Péguy, il appelle « l’orléanisme » : « l’oubli délibéré » de l’ainé par le cadet : le christianisme a voulu oublier son judaïsme constitutif et « la République peut aussi s’orléaniser, notamment en nous privant de tout notre héritage intellectuel ». Je ferai, cependant, une remarque critique. Coutel affirme que l’islam doit accomplir un « travail sur soi », travail que l’Eglise catholique aurait fait dés « 1890 » (année du Toast d’Alger) où elle aurait « accepté le noyau éthique de la laïcité » (donc 15 ans avant la loi de 1905 qui, dans cette optique, aurait régulé de façon libérale un catholicisme déjà acclimaté à la République). Et Coutel de dénoncer le gallicanisme républicain pour revenir, ensuite, sur cette date de 1890 manifestement importante à ses yeux. Effectivement, cette référence historique l’est, mais de façon inverse à ce qu’il croit.
D’abord, il vaudrait mieux évoquer l’encyclique de 1892 comme date du Ralliement. Mais mon propos n’est pas d’érudition. Il est beaucoup plus fondamental. Il porte sur le contresens complet de Coutel sur ce qu’a été le Ralliement. L’encyclique « Au milieu des sollicitudes », de Léon XIII, demande certes d’accepter le régime républicain, mais pour le transformer de l’intérieur. Il s’agit de faire abolir les lois dites « anticatholiques », c’est-à-dire les lois laïcisatrices (école laïque, droit au divorce, liberté des funérailles,…).
Avec le Ralliement les catholiques changent leur stratégie : ils ne combattent plus, globalement, la Gueuse (= la République) ; ils opposent « la République des honnêtes gens » (= les catholiques et les conservateurs) à celle, dévoyée à leurs yeux, des francs-maçons, juifs, libres-penseurs et protestants. Un des effets du Ralliement fut de développer tous les thèmes haineux qui vont constituer le contexte de l’affaire Dreyfus. Un autre de multiplier les signes de visibilité publique du catholicisme ou de radicaliser la lutte contre des pratiques jugées contraire à « la religion ». Ainsi L’Ami du clergé se met à dénoncer le coït interruptus, moyen de l’époque de contrôler les naissances.
Face à la menace de ce catholicisme-là, logiquement, l’anticléricalisme se radicalise. Il faut se rappeler que les pamphlets contre Emile Combes étaient édités par la « Librairie antisémite » (sic) ! Le thème de « la République menacée » fait flores. D’où la politique d’anticléricalisme gallican menée par Waldeck-Rousseau puis accentuée par Combes. En revanche, l’élaboration d’une « loi de liberté » (A. Briand), telle la loi de 1905, déplut à beaucoup de laïques militants. Briand et Jaurès furent qualifiés de « bourgeois de Calais », de « socialistes papalins »,... Aujourd’hui, certains parleraient d’«idiots utiles » ! Donnant la liberté à une Eglise « puissante », la loi de séparation constituait un pari audacieux sur le long terme : en 1925 les évêques dénoncèrent encore les « lois dites de laïcité ». Ils n’accepteront la laïcité (en donnant d’ailleurs leur propre interprétation) qu’en 1945. Mais, dès 1914, l’Union Sacrée était possible car le conflit des deux France avait été ramené aux tensions existant dans les sociétés démocratiques.
Il me parait donc significatif que, même les meilleurs des « philosophes républicains », soient induits, pour pouvoir tenir une argumentation sur la situation actuelle, d’une part à se référer au passé, d’autre part à le faire de façon complètement erronée. Ils ne sont pas les seuls. En effet, l’histoire est constamment invoquée. Cependant, elle est racontée soit à la manière de Coutel, soit, au contraire, en admettant volontiers que le catholicisme constituait une « menace », mais alors en ajoutant que la République a été « dure » avec les catholiques en 1905, et en opérant donc un court-circuit entre le projet (avorté) de Combes et l’entreprise de Briand. Que la Troisième République ait répondu à la menace par la conciliation, par la dissociation entre visibilité et domination, par la garantie du « libre exercice des cultes », y compris dans l’espace public et les services publics (possibilité de financer des aumôniers dans les internats, les hôpitaux, les prisons,…), bref en pratiquant une laïcité inclusive qui isole les extrémistes violents pour mieux les combattre, s’avère de l’ordre de l’impensable.
Mehdi Meklat et Pénélope Fillon
Et pour terminer cette note, deux articles qui m’ont particulièrement frappé dans la lecture, toujours intéressante, de Médiapart.
D’abord celui de Joseph Confavreux sur « Docteur Mehdi et Mister Meklat » (20 février). Ceux qui défendent une laïcité de liberté auraient tort de sous-estimer la façon dont les réseaux sociaux peuvent véhiculer l’antisémitisme. Il y a là un combat culturel à mener sans faille. Or la manière dont l’establishment médiatique a fait la promotion rapide d’un très jeune qui, par ailleurs, répandait des tweets odieux (et connus de ce petit monde !) est à la fois consternante et révélatrice. L’argument : « les comiques font ça à longueur d’antenne et tout le monde applaudit » est particulièrement significatif d’une société du « monstre doux » (pour reprendre l’expression de R. Simone) où le superficiel est au pouvoir et produit le pire. Des jeunes, qui ont le même âge, travaillent pendant des années pour rédiger d’excellentes thèses et celes-ci ne trouvent pas d’éditeur ou, même quand elles en trouvent, restent confidentielles, privant le public d’un savoir en mouvement. Et on prétend être une société rationnelle luttant contre « l’obscurantisme » ! Ce n’est pas seulement Marine Le Pen qui est dangereuse, c’est cette société de fous, cette « démocratie de crédules » comme la qualifie Gérald Bronner (https://theconversation.com/conversation-avec-gerald-bronner-ce-nest-pas-la-post-verite-qui-nous-menace-mais-lextension-de-notre-credulite-73089)
D’autre part, le texte de Hubert Huertas sur « le mystère Pénélope Fillon » (24 février) montre bien que derrière « l’affaire », ce qui est extraordinairement significatif est le silence sacrificiel imposé à cette femme : « Elle n’a pas droit à la parole. Nous vivons dans une société troublée, qui s’inquiète officiellement de la mise sous tutelle des musulmanes, et cette mère de famille, femme d’un président potentiel, est gérée comme une enfant mineure » dont son mari affirme : « Penelope est prête à parler, mais pour l’instant je ne suis pas pour » ! Confondant.