Dans le cadre du Monde-Festival, j’ai participé dimanche à une table ronde dont le sujet était : « Laïcité, religions, liberté d’expression ». Trois personnes étaient annoncées au public. Mais nous étions en fait quatre : le dessinateur Riss, directeur de Charlie-hebdo, survivant du massacre du 7 janvier dernier, était également présent. Pour des raisons de sécurité, aucune publicité n’avait été faite sur sa participation.
Sur Le Monde.fr, Violaine Morin rend compte de cette table ronde, de façon ramasée (elle a duré 1heure 30). Elle évoque ainsi un échange qui a eu lieu entre Riss et moi-même :
« (…) Ses interlocuteurs revendiquent en retour la possibilité de critiquer Charlie Hebdo. Jean Baubérot souligne que Charb, mort le 7 janvier, parlait « d’escrocs de l’islamophobie » à l’encontre de ceux qui jugeaient ses caricatures insultantes. Moment de flottement. « Il n’est pas là pour vous répondre », rétorque Riss. « Je le regrette autant que vous », ajoute précipitamment son interlocuteur, un peu gêné. »
Le propos de V. Morin est intéressant en ceci que, non, je n’étais pas « gêné » mais, en revanche, la situation n’était effectivement pas dénuée d’ambiguïté. Je n’étais pas gêné pour deux raisons.
La première est qu’effectivement je me sens totalement solidaire avec les journalistes de Charlie. Comme je l’avais souligné précédemment, c’était la première fois en France qu’une équipe de journalistes était collectivement atteinte par une tuerie. En plus de la sympathie spontanée que tout un chacun peut éprouver envers des victimes de meurtres, c’est la démocratie elle-même qui se trouve mise en danger par les attentats des 7, 8 et 9 janvier. Et comment ne pas avoir une forte empathie quand vous vous trouvez à côté de quelqu’un qui a vécu quelque chose d’horrible, et dont la persistance de menaces de mort pourrit la vie. Comment ne pas ressentir beaucoup de colère envers ses agresseurs ?
La seconde raison, c’est que j’aurais été « gêné » si j’avais énoncé quelque chose qui, sitôt prononcé, m’était paru incongru. Et c’est bien ce que suggère la journaliste, en faisant comme si elle avait le pouvoir de lire dans mes pensées (surtout souligné par la manière dont elle raconte les choses : « moment de flottement (…) précipitamment ») ! Or tel n’était pas le cas : on ne peut pas, en effet, affirmer que le droit de critiquer Charlie-Hebdo n’est nullement contesté, et, dès qu’une remarque critique est émise, trouver cela inconvenant.
Le dissensus que j’avais avec la ligne de Charlie-Hebdo en 2014, je l’ai toujours et je me suis expliqué au cours de cette table ronde (mais, curieusement, je suis le seul des participants dont V. Morin ne cite aucun argument de fond). Pour faire vite, deux points essentiels. D’abord, la manière dont Riss parle de « la conception de la laïcité », en effectuant un court-circuit entre sa propre interprétation de la laïcité et la laïcité elle-même : raisonnement orthodoxe que je n’ai pas réussi à entamer. Ensuite, le refus complet d’établir la moindre analogie entre antisémitisme et islamophobie alors que quand on étudie l’antisémitisme en France, ces analogies sautent aux yeux. J’ai développé un peu cela à la table-ronde et je me propose d’y consacrer une Note entière un de ces quatre.
Si la journaliste parle de « gêne », c’est sans doute qu’elle l’a ressentie, elle, et estime peu ou prou que l’assassinat de Charb rend son ouvrage posthume, Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, incritiquable. De fait, depuis le 7 janvier dernier, une ambiguïté persiste : peut-on dire « Je suis Charlie » dans l’optique de la phrase attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrais pour que vous puissiez le dire » ? Or faut-il, pieusement, taire le « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites » et surtout bien se garder d’expliciter le moindre désaccord, sacralisant ainsi le point de vue de quelqu’un parce qu’il est une victime ? Explicitement, on est dans le premier cas de figure, mais implicitement -la forme du texte de Violette Morin le montre- le second cas s’impose pour certains.
Cela est d’autant plus intéressant, que le débat, à un moment, a tourné autour du sacré. Riss a affirmé avec force que le sacré n’existe pas en dehors du religieux. Je lui ai répondu en substance que, depuis Durkheim, toute une littérature sociologique montre qu’il existe un sacré social, qui peut très bien être séculier. Et, en fait, au tout début de la table ronde, Riss lui-même s’était étonné que ses dessins du petit Aylan (l’enfant syrien trouvé mort sur une plage) dans le n° de Charlie du 9 septembre dernier aient suscité des « menaces de mort, comme si on avait blasphémé ». Visiblement, il n’arrive pas à comprendre pourquoi, alors que cela s’explique (ce qui, bien sûr, ne justifie en rien ces réactions) quand on sait qu’il existe un sacré non religieux.
Dans la revue Médium (avril-juin 2015), Régis Debray indique les risques de « maccarthysme démocratique » liés à l’ambivalence de « Je suis Charlie ». Cependant, il se réjouit de la « communion laïque », liée à résurgence d’un « sacré républicain » qui s’est manifestée le 11 janvier. Ce « sacré républicain » fonctionne politiquement et socialement depuis longtemps ; la façon religieuse de présenter les « valeurs de la République » permet de masquer, dans bien des cas, leur non application, empêche un réel débat en transformant des propos critiques en pseudo-blasphèmes. C’est précisément la fabrication d’un « sacré républicain » qui crée le risque de « maccarthysme démocratique » (c’est-à-dire en fait, de maccarthysme de la part de l’opinion dominante, pas forcément majoritaire d’ailleurs). Comment parvenir à une « communion laïque » qui soit réellement « laïque », c’est-à-dire sans « sacré » ? Ce n’est pas une mince affaire. Mais si on veut isoler les terroristes et ainsi mieux les combattre, il faut, me semble-t-il, avancer dans cette voie.