Dans les quatre publications que je vais publier sur mon blog, j’ai souhaité emprunter une démarche de vulgarisation de l’œuvre de Walter Benjamin qui fut sans, aucun doute, l’intellectuel le plus inclassable, mais aussi des plus remarquables, de la première moitié du XXe siècle. De l’empire de Guillaume II à la République de Weimar (1918-1933), les multiples crises qui ont affecté l’Allemagne et ont ouvert la voie au fascisme, cette catastrophe que Benjamin n’a cessé de dénoncer. Cette dernière l’a emporté en septembre 1940, alors qu’il cherchait à échapper à la menace nazie. Il fut, comme l’écrivit Bertolt Brecht lorsqu’il apprit son suicide : « C’est la première vraie perte qu’Hitler faisait subir à la littérature allemande ».
Sa pensée fut portée par sa culture allemande et la dimension juive de son éthique, sans que ces deux références ne soient, pour lui, un écartèlement. Mon intention n’est pas de présenter un regard synthétique ou surplombant sur la pensée de Benjamin. ce qui serait un projet insensé, tant cet auteur est inclassable, tant son œuvre est éclatée et polyphonique, et touche à des multiples champs disciplinaires : elle relève autant de littérature, de la critique, que de la philosophie. Démarche de vulgarisation dans la perspective de l’éducation populaire qui se propose d’ouvrir quelques pistes pour accéder à une œuvre immense et difficile.
Mon point de vue, dans ces articles, est de mettre l’accent sur ce qui dans l’œuvre de Benjamin participe d’une “Pensée juive”. Qu’elle se formule dans la littérature, la philosophie ou encore dans des formes artistiques, cette catégorie élastique, qu’on pourrait qualifier de molle, qu’est la “pensée juive”, ne tire pas son identité de la dimension religieuse. Encore que l’ombre portée des textes dits religieux — la Bible, les commentaires talmudiques —, se projette en arrière-plan de cette pensée. Son origine et son fondement, proches ou lointains, sont à rechercher dans une histoire, une mémoire, une transmission, une sensibilité, une condition de vie… Cette pensée exprimée depuis des siècles par de multiples voix est une recherche de spiritualité, elle est aussi une réponse à la stigmatisation, au rejet, à la persécution. Elle n’est pas donnée comme telle, explicitement, par ceux qui la produisent et la transmettent ; elle se manifeste dans une interprétation, une résonance et une pérennité qu’il convient de mettre à jour.
Et surtout, peut-être parce que la “pensée juive”, quelles que soit ses modalités d’expression ou ses supports expressifs se situe dans un rapport du passé au présent : celui-ci étant éclairé par celui-là et ce dernier donnant un sens vivant au premier. Je ne suis en rien un spécialiste de cette pensée, pas plus que de la littérature yiddish ou ladino ; je n’ai pas une culture ou une pratique religieuse au sens strict du terme. Dans ces conditions, pourquoi, alors, se pencher, sur cet “objet” mal identifié qu’est la pensée juive ? Parce que j’ai une affinité profonde, une affinité élective avec l’expérience de la condition juive en diaspora. C’est dans ce sentiment, nourri par des auteurs, des artistes, des thématiques…, que j’irai chercher, dans le désordre et la subjectivité, les contenus de mes articles.
I -La singularité de la pensée de Walter Benjamin
Benjamin, fut sans aucun doute, l’intellectuel le plus inclassable, mais aussi des plus remarquables, parmi ces intellectuels juifs de l’Allemagne impériale et de la République de Weimar (1918-1933). Sa pensée fut portée par sa culture allemande et la dimension juive de son éthique, sans que ces deux références ne soient, pour lui, un écartèlement. Pour situer son milieu intellectuel et social, écoutons celui qui fut son ami le plus proche et son plus intime confident, son cadet de cinq ans, Gershom Scholem, le grand historien de la mystique juive :
Ce qui nous unissait, écrivait Scholem, après les premières rencontres en 1913, était le refus du milieu environnant qui était représenté essentiellement par la bourgeoisie juive assimilée, et une attitude positive vis-à-vis de la métaphysique. Nous adhérions tous deux à des exigences radicales.
Ces éléments ne relèvent pas seulement de traits de jeunesse : ils sont demeurés des constantes de leurs démarches respectives. Dans sa préface à la Correspondance avec Walter Benjamin, Scholem écrit que ce dernier était :
L’un des hommes les plus profonds et doué en même temps du plus grand pouvoir d’expression qu’ait produit la judéité germanophone dans la génération qui précéda son anéantissement.
Un des livres fondamentaux de Scholem, Les grands courants de la mystique juive, est dédié à Benjamin, « l’ami de toute une vie, dont le génie a uni la pénétration du métaphysicien, le talent exégétique du critique et l’érudition du savant ». Comme le note Hannah Arendt :
Le rapport des intellectuels germanophones au judaïsme avec lequel ils n’avaient plus de liens substantiels mais auquel, en tant que phénomène social, ils ne pouvaient échapper se manifestait à eux sous la forme d’une question morale capitale.[1] »
Une pensée kaléidoscopique
Walter Benjamin est une des figures majeures de la pensée judéo-allemande au XXesiècle en raison du caractère singulier de sa pensée ; elle s’exerçait dans des domaines multiples : le langage, l’œuvre d’art, le cinéma, la littérature, la perception des transformations des villes… Il n’était ni un historien ni un philosophe, bien que ses écrits sur l’histoire, la littérature, la philosophie… révèlent bien des dimensions qui ont échappé aux spécialistes de l’histoire, de la littérature ou de la philosophie. Impossible de résumer ou de réduire sa pensée à un système, un genre littéraire ou un courant idéologique, ce serait une amputation de sa profonde complexité et de sa richesse.
Ses réflexions se sont exprimées dans des contributions à des magazines, des rubriques littéraires de journaux ou dans des essais marquants, elles ont fait de lui « le seul véritable critique de la littérature allemande » comme l’écrit son ami Scholem. Pour Benjamin, « l’affaire de la critique est la vérité de l’œuvre d’art », et celle-ci est enfouie dans son objet. C’est le commentaire de l’œuvre qui restitue cette vérité, en particulier pour le lecteur qui reçoit l’œuvre, bien après sa création. L’interprétation et le commentaire permettent à l’œuvre d’être transmise, ce sont ces deux caractéristiques de l’écriture de Benjamin qui l’inscrivent dans une pensée juive.
Dans ses textes — et ses traductions en allemand de Proust et de Baudelaire —, dans ses commentaires subtils et informés sur Kafka et dans son essai capital sur le roman de Goethe, Les affinités électives, Benjamin fait le constat de la rupture de la modernité avec la tradition ainsi que la perte de l’autorité. Ses écrits expriment l’urgence, au cœur de la catastrophe, d’échapper aux discours abstraits de la raison face aux systèmes totalitaires. Son œuvre prend en charge la question de la transmission du passé.
« C’est dans le présent qu’il faut trouver la lumière qui éclairera l’histoire du peuple juif depuis la dispersion ».[2]
Pour Benjamin, écrire l’histoire c’est la citer. La narration, le collage, le montage… sont ce qui permet de forger « l’alliance tacite entre les générations passées et la nôtre ». C’est par la « citation » que quelque chose de l’époque du passé peut survivre. Comme le remarque Hannah Arendt, « les citations dans les écrits de Benjamin ne peuvent être comparées qu’aux citations bibliques » qui viennent bien souvent, dans les commentaires médiévaux se substituer à l’argumentation.
Un intellectuel qui pensait poétiquement
Ce qui fait la force et la résonance de la pensée de Benjamin, quel que soit le domaine dans lequel elle s’est épanouie, c’est que sans être poète ni philosophe, comme l’écrit Hanna Arendt, « il pensait poétiquement ». Et pour lui, la figure de la métaphore était le plus grand don du langage. La métaphore comme image concrète, immédiatement sensible, comme élément “transporteur” de connaissances, comme établissant des correspondances entre des choses éloignées.
Son dernier texte, Les thèses sur la philosophie de l’histoire peut être considéré comme son œuvre testamentaire, et sur lequel je reviendrais à plusieurs reprises, il peut servir à illustrer la pensée poétique de Benjamin. D’une immense richesse, par l’évidence et la profondeur des métaphores, ce court texte, condense les thèmes fondamentaux traités par Benjamin dans l’ensemble de son œuvre : la relation entre histoire et mémoire, la perception de la catastrophe qui s’annonce dans les années trente, la place accordée à la force messianique — l’opportunité de saisir, dans « l’à présent », les promesses du passé. Ces thèses, dans leur économie d’écriture, aborde par la médiation de la métaphore le rapport entre le matérialisme historique et la théologie, entendue comme discours sur le divin, la foi, les mythes…
Angelus novus
Plutôt que de commenter, par redondance, la pensée poétique de Benjamin, je voudrais citer intégralement le thèse IX qui illustre la fusion entre un « visage de l’histoire qui s’éloigne au galop » et la mémoire des vaincus — les perdants de l’Histoire. Et c’est par le biais, d’une image poétique que se construit le lien.
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule “Angelus Novus”. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne les dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.[3]
Pour Benjamin, de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. « Ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. »
[1] H. Arendt, Vies politiques, Gallimard, p.281
[2] Bernard Lazare, Le Fumier de Job, Circé, 1990. Cité par Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, Sentinelle messianique, Plon, 1990.
[3] Ce tableau de Klee avait été offert par Gershom Scholem à Benjamin. Ce tableau avait accompagné ce dernier pendant une longue partie de son exil.