Une rencontre amoureuse et politique
C’est à cette femme, Asja Lacis, qu’il dédie un de ses textes majeurs, Sens unique, qui fut publié en 1928. La dédicace est significative, bien que mystérieuse :
Cette rue s’appelle
Rue ASJA LACIS
Du nom de celle qui en fut l’ingénieur
Et la perça dans l’auteur.
Ce texte d’inspiration surréaliste va bien au-delà du recueil d’aphorismes ou du récit intime. Jean Lacoste, le traducteur et préfacier de Sens unique, note que Benjamin qui vivait à Paris au moment de l’écriture du texte est sous l’influence du texte de Louis Aragon qu’il appelle « l’incomparable Paysan de Paris » paru en 1926. Benjamin intègre à des passages très courts, des slogans, des aphorismes, des notations oniriques ou imaginaires, ainsi que les impressions d’un voyage à travers l’Allemagne de la fin des années 20, aux prises avec l’inflation qui réduit à la misère la petite bourgeoisie et le prolétariat. L’impuissance de la République de Weimar conduira l’Allemagne au chaos. Sens unique représente un tournant dans la vie et la pensée de Benjamin. Pour Bruno Tackels, ce texte est « fondamentalement politique ». Bien avant sa rencontre avec Brecht, Benjamin est intéressé par une approche marxiste. Cette prise de conscience politique s’est faite après la lecture du célèbre livre de Lukacs, Histoire et Conscience de classe. Pourtant, cette orientation qui n’ira pas sans hésitation ni incertitude est largement due à la médiation et l’intercession de Asja Lacis. C’est elle qui a percé le doute et “en fut l’ingénieur”.
Lorsque Benjamin rencontre Asja Lacis, elle lui apparaît comme une femme émancipée, artiste engagée, bolchévique intègre. Cette rencontre marquera une double césure : sur le plan de la pensée de Benjamin, sur le plan de sa vie personnelle. Celle qui fut d’abord “son amie de Riga”, puis très vite l’amour de sa vie est née en 1891. Elle se rend à Moscou à l’âge de 23 ans pour y faire des études de théâtre et de cinématographie et s’inspirera des expérimentations du grand metteur en scène russe Meyerhold disciple, dans un premier temps, de Stanislavski, fondateur de l’idée de mise en scène, pour se livrer à un travail sur le théâtre pour enfants et au théâtre d’agitation dans le cadre de l’université ouvrière de Riga. En 1924, elle part pour Berlin pour suivre le travail d’Agit-prop, en particulier celui du théâtre politique de Piscator, l’homme de théâtre communiste avec qui elle travaillera plus tard.
Asja Lacis présenta Benjamin à Brecht dont elle était l’assistante pour la mise en scène, en 1929, Edouard II. Les thèmes du théâtre prolétarien et du théâtre pour enfants ont rapproché Asja et Walter. Leur relation fut la cause d’un déplacement de la pensée de ce dernier vers la dialectique matérialiste. Benjamin dans une lettre à Scholem met en évidence les effets que la relation amoureuse produisait sur lui :
« Chaque fois qu’un grand amour s’est emparé de moi, je me suis transformé. […] La cause en est qu’un réel amour me rend identique à la femme aimée. […] C’est lors de ma relation avec Asja que cette transformation dans le semblable fut la plus puissante, au point que je découvris beaucoup de choses en moi, pour la première fois… »
Dans le livre de Hildegard Brenner, consacré à Asja Lacis, cette dernière met en garde contre toute simplification de l’influence qu’elle aurait eue sur Benjamin : « pareille influence, précise-t-elle, ne s’exerça que dans la mesure où le terrain était déjà préparé ». La période de leur relation difficile à Paris et à Berlin où ils vivent ensemble, entre 1926 et 1927, est détaillé avec précision et lucidité dans l’introduction de Philippe Ivernel, préfacier et traducteur du livre de Hildegard Brenner, Asja Lacis. Profession Révolutionnaire. Asja était, écrit-il, « une femme intègre et intacte, vouée sans réserve à un engagement qui vient de toute sa vie ». Elle affirmait : « je voulais être un bon soldat de la révolution et changer la vie sous la direction de celle-ci ». Dans le courant des années trente, elle fut contrainte de passer dix années au Kazakhstan : elle n’était pas une mauvaise militante mais, aux yeux du pouvoir soviétique, une trop bonne révolutionnaire.
À la fin du mois de décembre 1927, Benjamin se rend à Moscou à la fois pour rejoindre AsjaLacis avec qui il désirait renouer mais aussi pour des raisons politiques. Il se pose la question de son adhésion au communisme. Ce voyage est pour lui l’occasion de se livrer à la rencontre d’une ville sans idée précise et préconçue, comme un flâneur, figure clé de ses écrits. Pour Benjamin, la flânerie n'est pas seulement un mode de découverte d’une ville en procédant pas association d’idée entre ce que le regard découvre et la correspondance que l’esprit peut établir, c’est aussi un mode de pensée. Son séjour de deux mois à Moscou, où Asja est peu disponible, lui permettra de satisfaire sa passion de l’espace urbain faisant confiance à l’intuition du flâneur.Si son séjour à Berlin ne lève pas ses interrogations sur son engagement politique, il lui permettra, comme il l’écrit à son retour à Berlin dans un article important, Moscou : « Plus rapidement que Moscou lui-même c’est Berlin qu’on apprend à voir de Moscou ».
Il en va avec de la ville et des hommes comme avec celle de la situation intellectuelle : pour Benjamin, la nouvelle optique qu’on acquiert est le bénéfice le plus certain qu’on puisse tirer d’un séjour dans une ville étrangère.
Benjamin commentateur de l’œuvre de son ami Brecht
Benjamin s’est intéressé, à propos de Bertolt Brecht, à la question de l’interprétation du texte de théâtre, ainsi qu’à l’origine sacrée du théâtre. Stanislavski, au début du XXe siècle, accordait le statut de créateur au metteur en scène qu’il considérait, sur la scène, comme « Maître après Dieu ». Peter Brook, lui, remarquait : « C’est un rôle étrange que celui de metteur en scène. Il ne demande pas à être Dieu, et pourtant, il lui ressemble ». Dans un article essentiel qui date de 1939, Benjamin écrit qu’avec le théâtre de Brecht :
« Il s’agit de combler l’abîme qui sépare les acteurs du public, comme les morts des vivants, l’abîme dont le silence accroît le caractère sublime du spectacle dramatique…[1]
Notons ici que la mise en scène a bien souvent pour fonction de venir combler les significations absentes ou perdues du texte dramatique [2].
L'amitié qui lia Bertolt Brecht et Walter Benjamin a longtemps été minorée au bénéfice des relations entretenues avec Scholem. Le livre d'Erdmut Wizisla, L’histoire d’une amitié, met en évidence l’engagement de Benjamin, après son exil, 1933, à la suite de la prise de pouvoir des nazis. Leur amitié a, sans aucun doute, orienté l’empathie et l’intérêt de ce dernier pour le marxisme qu’il qualifie à plusieurs reprises dans ses textes de « matérialisme dialectique ». H. Arendt caractérise la relation de ces deux hommes comme la rencontre du plus grand poète allemand du XXe siècle avec le plus important critique de l’époque.[3]
Les commentaires de Benjamin, comme le signale, Rolf Tiedemann, l’éditeur et l’auteur de la postface des textes qu’il a réunis après la guerre, en 1955, sous le titre Essais sur Brecht, n‘ont pas vieilli. Au contraire. Ils font preuve d’une grande modernité et d’une subtile empathie. Ces écrits ont vu le jour dans l’arrière-plan d’une étroite relation personnelle entre le poète qu’était Brecht et le critique littéraire, Benjamin.[4] Ce dernier écrit ses commentaires sur l’œuvre théâtrale et poétique de Brecht dans la décennie 1930-1939, dont la première partie, après la fin de la République de Weimar, s’ouvre sur une période préfasciste. Après 1933, avec la prise de pouvoir de Hitler, c’est dans un exil difficile — sa situation économique étant devenue des plus précaires — qu’il écrit ses essais sur Brecht ; ses textes relèvent d’un engagement littéraire et politique. Que ce soit dans la presse bourgeoise allemande, telle la Frankfurteur Zeitung, ou dans les revues communistes éditées en U.R.S.S., les résistances idéologiques — de natures différentes bien sûr — seront un obstacle à l’édition de ses différents articles.
Après leurs départs respectifs en exil, après 1933 et jusqu’en 1938, les deux amis se rencontrèrent régulièrement ; Benjamin à l’invitation de Brecht se rendit plusieurs fois au Danemark où ce dernier s’était installé.
La période de son séjour à Paris, après sa rencontre avec Asja Lacis, et le fait d’une relation d’amour impossible ; elle eut, au-delà d’un sentiment d’échec, un effet négatif sur le projet d’aller s’installer à Jérusalem, comme il l’avait envisagé avec le soutien de Gershom Scholem.
Dès 1913, Benjamin considérait la position sioniste « comme une possibilité et du même coup comme une obligation »[5]. Deux ans plus tard, il rencontra Gershom Scholem et « découvrit en lui, pour la première fois et la seule, « le judaïsme sous une forme vivante. » À l’époque, le sionisme et le communisme étaient pour les juifs de sa génération la forme de rébellion dont ils disposaient contre la génération des pères. Benjamin pris d’abord le chemin du sionisme d’une manière peu convaincue, puis celui du communisme sans beaucoup plus de décision. Arendt signale que Benjamin garda pendant des années, pour lui-même, ces deux routes ouvertes ; il continua d’envisager un départ en Palestine, longtemps après qu’il ait affiché une tendance marxiste. Cette indécision, transparente dans sa correspondance avec Scholem, ne relevait pas d’une faiblesse de caractère mais d’un sentiment que ces deux solutions lui paraissaient inadaptées à la situation et le priveraient de poursuivre son propre travail de connaissance.
La relation amoureuse avec Asja Lacis, tout comme son amitié avec Brecht, ne favorisaient pas la prise de décision. Ni Moscou ni Jérusalem ne paraissaient à Benjamin la voie du salut. Son incertitude avait des raisons plus profondes, au-delà de l’aspect personnel. Pour Arendt, comme elle l’écrit :
« Ce qui attirait Benjamin dans le marxisme et précisément dans sa forme révolutionnaire communiste était la radicalité d’une critique qui ne se contentait pas d’analyses de rapports existants limitées au présent mais faisait entrer en ligne de compte la totalité de la situation spirituelle et politique. Pour Benjamin la question décisive était celle de la tradition en général ».
Le choix impossible, pour Benjamin, entre marxisme et messianisme, le conduira à être emporté par la catastrophe dont il avait décelé l’irrésistible dynamique. Dans une lettre à Scholem, qui date d’avril 1931, soit près de neuf ans avant son suicide, il termine par cette magnifique métaphore :
Un naufragé dérivant sur une épave, qui grimpe à la pointe de son mât lui-même déjà fendu. Mais de là-haut, il a la chance de lancer un signal pour qu’on le sauve.
[1] W. Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », Œuvre III.
[2] J’ai abordé cette question dans un ouvrage, Acteur-Spectateur, une relation dans le blanc des mots (Nizet, 1996, préface de Régis Debray), en utilisant la logique de l’interprétation du PARDES et de l’activité de l’acteur qui se loge dans le blanc des mots, pour reprendre une formule talmudique.
[3] Hannah Arendt, Vies politiques, 1955-1974, pour la traduction française, Galimard
[4] W. Benjamin, Essais sur Brecht, La fabrique éditions, tr. française, 2003
[5] Lettre de Benjamin, citée par Arendt, Vie politiques.