jean Caune

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Billet de blog 12 avril 2023

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2. Un témoin prophétique

L’œuvre de Benjamin est celle d’un philosophe qui, le plus souvent, a écrit sur des phénomènes relevant de littérature et de l’art ou sur des thématiques qui croisent littérature et politique.

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 L'œuvre immense de Benjamin a suivi de multiples chemins qu’il a lui-même tracés ; elle s’est développée sous des genres très différents — cours textes sur son enfance berlinoise, récits de voyage, essais sur des auteurs majeurs de la littérature — Baudelaire, Goethe, Kafka, Brecht… —, pièces radiophoniques, réflexions sur les “Passages parisiens”, réunis dans Paris Capitale du XIXe. Ce dernier texte, foisonnant et inachevé, vise une histoire sociale de Paris fondée sur une interprétation de la modernité architecturale et artistique ; il développe des catégories nouvelles sur les comportements et relations sociales : la flânerie, la collection, la photographie, la reproduction technique des images…

Sa pensée multiforme et profonde s’exprima dans deux grandes directions : philosophie du langage et philosophie de l’histoire. Pour Benjamin l’Histoire, comme discipline des sciences sociales, ne se constitue qu’à travers l’acte même de la raconter, et la transformation du passé en histoire est fonction du présent de l’historien — du temps et du lieu où ce dernier développe son récit. Son œuvre polyphonique ne se laisse ni saisir ni découper selon les différentes disciplines des sciences sociales : elle les conjugue et elle fait résonner des correspondances entre les phénomènes qu’il examine. Son œuvre, dans sa diversité, manifeste une extraordinaire créativité dans le choix de ses thèmes et dans la manière de les aborder.

Walter Benjamin a été lié aux plus grands auteurs de son temps ; il a obtenu la reconnaissance et l’amitié de Rilke, Gide, Valéry, Giraudoux…  Des philosophes comme Theodor W. Adorno — l’un des membres du célèbre Institut de recherche sociale, appelé “École de Frankfort”, mouvement sociologique critique, d’inspiration marxiste, créé à la fin des années vingt. L’écrivain Hugo von Hofmannsthal qui fut l’un des premiers à déceler l’originalité de son talent, tout comme le dramaturge et metteur en scène, Bertolt Brecht, ont témoigné de sa pensée singulière qui ne se laisse jamais aborder à partir des schémas philosophiques dominants de la première moitié du XXe siècle. Walter Benjamin a été considéré comme l’un des philosophes les plus importants du siècle ; il a été emporté, en 1940, par la catastrophe, qu’il avait anticipée dans ses textes.

Son amie très proche Hannah Arendt, la philosophe du politique, et Gershom Scholem sont ceux qui ont su le plus profondément compris la pensée de Benjamin, ses doutes et son génie. Ils qui ont joué un rôle fondamental dans la transmission de son œuvre. [1]

Comme l’écrit, Bruno Tackels, auteur d’un remarquable essai, Walter Benjamin. Une vie dans les textes, « le destin de cet homme exceptionnel est entièrement tendu vers une pente vertigineuse qui le conduit à l’abîme »[2].

Toute étude consacrée à la vie et à l’œuvre de Benjamin est confrontée à l’une des grandes catastrophes du XXe siècle : la destruction du peuple juif et l’exil auquel ont été conduits les intellectuels et artistes juifs allemands. Pour ces derniers, il ne pouvait plus exister d’espoir qu’au passé.

Dans ce chapitre, je me limiterai à une perspective orientée par l’expérience juive de Benjamin dans un pays, l’Allemagne, entré de plain-pied dans la modernité et l’industrialisation, gagné par une dictature totalitaire, antisémite et barbare : le nazisme. Benjamin, après « le traumatisme qui fut celui de la Première Guerre mondiale vécue comme une rupture irréversible », pressentira les catastrophes qui marquent l’impossibilité de maintenir une pensée fondée sur l’idée d’un progrès de l’histoire.

Une éthique juive

L’œuvre et la vie de Benjamin sont marquées par l’éthique juive, éthique envisagée comme le domaine des relations entre les personnes — éthique de solidarité et d’affinité avec ceux dont il faisait partie et qu’il appelle « les vaincus de l’histoire ». Sa pensée comporte une dimension théologique, non dans le sens où elle subordonne le monde profane à un monde supérieur, transcendant, comme peuvent le faire les penseurs du religieux, mais parce qu’elle est à la recherche des niveaux variés d’interprétation des textes et des œuvres artistiques — du sens le plus littéral au plus profond. Son ami Adorno qui fut aussi d’une certaine manière son disciple, identifiait son talent non comme celui « qui se construit calmement mais comme celui du génie qui se trouve en nageant à contre-courant avec l’énergie du désespoir » ; il le qualifiait d’essayiste « qui traite des texte profanes comme s’il s’agissait de textes sacrés ». 

Les textes de Benjamin sont souvent considérés, à juste titre, comme difficiles à comprendre même s’ils dégagent toujours, par leur qualité d’écriture et de jugement, une capacité à interpeller le lecteur, à solliciter sa réflexion, à mobiliser son interprétation.

Les niveaux de lecture

Dans la tradition d’exégèse juive, les commentateurs de la Tora se livrent à des interprétations qui construisent le PARDES. Ce mot hébreux, comme l’explique Gershom Scholem, est une abréviation, où chaque consonne P,R,D,S indique l'un des niveaux de l’interprétation. P pour Pchat, le sens littéral ; R pour Remez, le sens allégorique ou allusif ; Dpour Drach, le commentaire talmudique ; S pour Sod, le sens caché ou mystique. L'ensemble de ces quatre niveaux constitue pour la tradition juive le PARDES, mot qui en hébreu désigne le jardin ou le paradis.[1]

  • Le Pchat est littéral, ce qui ne veut pas dire qu'il se limite à ce qui est explicitement écrit ; la signification littérale se trouve entièrement dans le texte. Ce niveau opère un passage de l'explicite à l'implicite, il s'agit d'une extension du texte qui reste sur le même plan que lui.
  • Le niveau du Remez repose sur le fait que le texte est souvent elliptique, il désigne par allusion. Par ses ellipses, ses obscurités, ses contradictions, le texte fait signe. La signification à ce niveau d'interprétation vient remplir un manque du texte.
  • La propriété du Drach consiste à être absent du texte, et cette absence même crée une attente qui doit être comblée. Le Drach exprime une signification qui ne s'accroche, directement, à rien du texte, sinon à des questions en nombre infini qu'on peut se poser à son propos. Le Drach est le niveau du commentaire, de la lecture et de l’in­terprétation de la Loi ; il met en crise l’affirmation « C'est écrit ». C’est ce niveau qui ouvre le sens et donne naissance à la littérature du Midrachfaite de récits, d’aphorismes, de citations qui répondent au questionnement que le texte sollicite, mais auquel il n'apporte pas de réponse. Il faut noter que ces légendes et récits proposent de multiples réponses qui coexistent sans se contredire.
  • Le Sod est le sens caché, celui qui procède d'une approche mystique du texte. C'est le niveau de signification qui n'a plus de rapport immédiat avec le texte, ou du moins dont les significations se développent à partir d'un système de relations formelles. Cette interprétation éso­térique se trouve pour l'essentiel dans la Kabbale. Ce dernier niveau de signification est l'objet d'un regard paradoxal[2]. En effet, il procède d'une lecture qui projette sur le texte une grille qui permet de lire de nouvelles choses dans un texte ancien.

L'horizon du messianisme

Les références au messianisme sont multiples chez Benjamin. Dans un de ses premiers textes, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, écrit en 1916 — il a alors de 24 ans, — il estime que le messianisme représente « l’essence historique » du romantisme, dans la mesure où ce dernier exprime « le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu ». Dans un cours texte, « Fragment théologico-politique », qui date de 1920, Benjamin écrit : « aucune réalité historique ne peut d’elle-même et par elle-même vouloir se référer au messianisme. C’est pourquoi le Royaume de Dieu n’est pas le but final de la potentialité historique ». C’est dire que le mouvement de l’histoire ne porte pas, en soi, l’émancipation et la libération.La dimension prophétique des textes de Benjamin, justifient de les inscrire dans l’ordre du théologique. Il faut préciser ici que la spécificité du prophète dans la Bible n’est en rien la prédiction de l’avenir. La parole du prophète juge, éclaire, met en question le présent ; elle dénonce la violence et la domination des puissants, l’instrumentalisation des faibles… Les perspectives de Benjamin accordaient une fonction primordiale au langage, au langage créateur ; elles étaient inspirées par le messianisme juif. Ce dernier, comme l’envisageait Scholem, le spécialiste de la mystique juive, est lié à deux approches complémentaires :

  • La Rédemption considérée comme la restauration de l’harmonie, d’une part, entre les hommes, d’autre part, entre les hommes et la nature, mais aussi la délivrance (Erlösung) de l’humanité envisagée comme un événement de l’histoire.[1]
  • L’utopie et l’invention d’un monde nouveau, utopie qui rejette l’ordre de la civilisation industrielle et de la société capitaliste.

Cette double dimension était partagée, peu ou prou, par les grands intellectuels judéo-allemands, entre 1870 et 1930, qu’étaient Karl Löwith, Gustav Landauer, Ernst Toller, Ernst Bloch… ; elle était, pour ces figures majeures, le révélateur et l’analyseur de la tension vécue dans leurs engagements philosophiques et/ou politiques.

Hans Mayer, dans discours prononcé à l’université de Leipzig, en 1992, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Walter Benjamin, notait que dans les années trente, en Allemagne, « les intellectuels juifs ne semblaient plus avoir de choix qu’entre le sionisme et le marxisme ». Gershom Scholem se décida pour le sionisme ; son ami Benjamin — dont le frère cadet, Georg Benjamin, fut assassiné comme communiste à Buchenwald — demeura indécis.[2]

Une pensée inscrite sur la scène de l’Histoire.

Prolongeant la réflexion fondatrice de Scholem, Michael Löwy, historien et sociologue du judaïsme libertaire, a pu appréhender le messianisme juif, à partir de deux tendances liées et contradictoires : « un courant restaurateur tourné vers le rétablissement d’un idéal du passé, un âge d’or perdu, et un courant utopique aspirant à un avenir radicalement nouveau ».[1]

Si l’ordre du profane doit se fonder sur l’idée du bonheur, alors il a besoin de la relation au messianisme. La question est de savoir si l’action humaine peut faire advenir le messie, considéré comme métaphore d’une société réconciliée avec elle-même et avènement de la rédemption. Autrement dit, la question du messianisme par rapport à l’histoire humaine relève-t-elle d’un processus qui serait celui du progrès de l’histoire ou serait-elle un surgissement à l’improviste, au cœur même du temps ?

Pour Benjamin,

« L’avenir n’est pas un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie ».

La philosophie messianique de Benjamin s’illustre par les thèmes de la fidélité et de la responsabilité vis-à-vis du passé :  

« Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur terre nous sommes attendus. À nous, comme à chaque génération, est accordée « une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. »

La conception messianique de Benjamin peut se rapporter à quatre thèmes, que je saisirai à partir de citations empruntées à son dernier texte, Thèses sur la philosophie de l’histoire.

La rédemption et la catastrophe

Par l’intermédiaire de Scholem, Benjamin avait eu connaissance de la mystique d’Isaac Louria, le kabbaliste de Safed de la fin du XVIe siècle. Louria développe l’idée du Tikkun, processus spirituel et mystique qui permet la restitution des lumières divines : le Tikkun rétablit l’être originaire des choses. La métaphore de l’avènement du messie, comme accomplissement du Tikkun, est donc le monde utopique : en quelque sorte, une société réconciliée avec elle-même qui met fin à la lutte des classes. Toute l’œuvre de Benjamin est fondée sous le signe de la fonction réparatrice et restauratrice du langage qu’il soit poétique ou philosophique.

Chez Benjamin, se conjuguent les deux formes du messianisme, le modèle archéologique et le modèle eschatologique, celui de la fin des temps. Dans le premier modèle, le monde est l’expression d’un projet qui est inscrit dès le commencement des choses dans la Création. Dans le second modèle, la vérité est en devenir et la Rédemption, comme restauration et délivrance, ne se réalisera qu’à la fin des temps. La fin signifie en même temps le retour à l’origine : la fin messianique de l’histoire comme accomplissement du projet idéal impliqué dans la création.

La question du messianisme, chez Benjamin, se pose par rapport à l’histoire humaine en train de se faire. Le messianisme est une attente intense des événements de restauration d’un ordre après les catastrophes et les destructions, « les douleurs d’enfantement du Messie ». La résurgence de l’idée du messianisme se manifeste après les grandes catastrophes vécues par le peuple juif.

C’est avec le commentaire de L’Angelus novus, tableau de Paul Klee, que se manifeste avec force la vision de l’histoire comme processus catastrophique [1]. Ce mythe de « l’Ange nouveau », qui a beaucoup inspiré Benjamin est une tentative de préserver le rêve impossible. Benjamin a été confronté aux grandes catastrophes du XXe siècle, dont il a été le témoin et l’annonciateur, en particulier la disparition de la culture judéo-allemande et l’anéantissement de la communauté juive d’Europe centrale.

[1] Voir la chronique précédente et la citation de Benjamin (thèse IX)

[1] M. Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988.

[1] G. Scholem, Le messianisme juif, essais sur la spiritualité du messianisme, Calmann-Lévy, 1974.

[2] Hans Mayer, Walter Benjamin. Réflexions sur un contemporain, Edition., Le promeneur, 1995 pour la version française. Mayer est l’auteur d’un livre important, Les marginaux : femmes, juifs et homosexuels dans la littérature européenne, Albin Michel, 1994.

[1] Gershom Scholem a enseigné à l’Université hébraïque de Jérusalem, dès la fin des années vingt. Son œuvre fondamentale est consacrée à l’histoire, à la philosophie ainsi qu’à la spiritualité du judaïsme (cf. Le messianisme juif, essai sur la spiritualité du judaïsme).

[2] G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, petite bibliothèque Payot.

[1] H. Arendt, « Walter Benjamin », dans Vies politique, 1955, traduction française, Gallimard, 1974

[2] [2] B. Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes. Actes Sud, 2009.

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