Les intellectuels et artistes connus pour leur rejet du fascisme, ses amis proches, sont partis ou sur le point de le faire. Benjamin n’hésitera pas ; il sait qu’il doit quitter l’Allemagne. Il l’écrit à Scholem : « l’air n’est plus respirable ». Son exil se déroulera entre Ibiza et Paris où il se retrouve sans ressources régulières, sans relations fidèles, sans réseaux…[1] Changeant de domicile plus souvent qu’à son tour, la Bibliothèque nationale devient le bureau où il poursuit son travail, avec, en particulier, un article de commande de l’Institut pour la recherche sociale : Problèmes de sociologie du langage où Benjamin s’intéresse aux travaux de la linguistique moderne et aux questions de philosophie du langage[2].
Le dernier chemin
L'année1939 sera celle de la descente aux enfers. Elle va accélérer la dégradation de la situation matérielle de Benjamin alors que son travail de production littéraire a trouvé une nouvelle dynamique avec le manuscrit, « Sur quelques thèmes baudelairiens », qu’il envoie à l’Institut pour la recherche sociale qui s’est installé à New York. Le 3 septembre 1939. L’Allemagne entre en guerre contre le France. Benjamin, comme des centaines d’immigrés allemands réfugiés en France, devient “un sujet ennemi” ; lui qui par ses textes a été l’un de ceux qui ont le mieux célébré la littérature française à travers les auteurs et les mouvements littéraires sur lesquels il s’est penché (Baudelaire, Gide, Proust, le surréalisme…).
Tous les citoyens du Reich reçoivent par affichage l’ordre de regagner des centres de rassemblement où ils seront triés et répartis en différentes catégories. Commence alors pour Benjamin, comme pour les antifascistes allemands, un “chemin de croix”, si je peux me permettre cette métaphore christique. Ce chemin est celui sur lequel les autorités françaises les transportent, au stade de Colombes où les prisonniers dépouillés de leur papier et de leur argent, entassés durant neuf jours, dorment sur de la paille, puis sous escorte militaire, dans des wagons plombés, jusqu’au camp de Vernuche, près de Nevers, dans un “camp de travailleurs”. Les conditions de vie y sont catastrophiques pour un homme comme Benjamin très affaibli, le cœur déjà malade, incapable de supporter des conditions extrêmes.
Cette période est bien connue, notamment par les courriers envoyés par Benjamin à son amie Gretel Adorno et par le récit d’un écrivain allemand Hans Stahl qui partagera les conditions (de vie ?) des internés. Après deux mois et demi de séjour à Nevers, grâce à l’action de ses amis parisiens, orchestrée par son amie, la libraire Adrienne Monnier, qui a mobilisé ses relations littéraires et diplomatiques et obtenu des lettres de recommandations de Paul Valéry et Jules Romains, entre autres, Benjamin est libéré en novembre 1939. Il regagne Paris pour se réfugier dans le seul lieu où il puisse reprendre son travail d’écriture : la Bibliothèque nationale. C’est pour lui une affaire de survie. Il n’y avait pas de moyen de quitter Paris sans autorisation préalable très difficile à obtenir et il était dans l’attente d’une invitation officielle de l’Institut de recherche sociale, installé aux États-Unis.
Il patientera jusqu’au dernier moment pour quitter Paris. Le lendemain de l’entrée des troupes allemandes, à Paris, le 14 juin 1940, il prend un des derniers trains pour Lourdes et évite ainsi un nouvel emprisonnement, ce qui ne sera pas le cas d’Hannah Arendt, sa cousine et amie, ni de son mari. Son intention est d’y retrouver sa sœur Dora qui vient d’être libérée du camp tout proche de Gurs. Son objectif est de rejoindre clandestinement Marseille pour échapper aux rafles allemandes et engager les démarches en vue d’obtenir un visa du Consulat américain. Il lui faut au préalable présenter une lettre-invitation de la part de l’Institut qui tarde à venir. Il restera plus d’un mois dans cette ville, en transit, sans autorisation, clandestin traqué par la police.
Il retrouve à Marseille quelques amis très proches dont Franz et Helen Hessel, ainsi que son ancien voisin de Paris, l’écrivain Arthur Koestler et surtout Hannah Arendt à qui il confie ses derniers manuscrits. Tous vivent la même situation désespérante et recherchent un moyen de quitter la France afin de rejoindre les États-Unis via le Portugal. Le fils de son ami Franz Hessel, Stephan, lui propose de se mettre en relation avec Varian Fry, chargé par le gouvernement américain d’aider les intellectuels menacés par le fascisme. À la fin du mois d’août 1940, il obtient son visa américain, grâce à la recommandation du directeur de l’Institut, enfin arrivée au consulat américain. Il reçoit également les visas de transit pour l’Espagne et le Portugal, ce qui lui permettrait de se procurer à Barcelone un passeport américain. Le problème est alors de quitter la France de manière clandestine.
Dès l’automne 1940, des réseaux clandestins d’aide se sont mis en place pour accompagner les réfugiés venant d’Allemagne à passer la frontière[3]. C’est la solution que choisit Benjamin. Une rencontre fortuite, à Marseille, avec un communiste allemand, Hans Fittko, interné avec lui au camp de Nevers, lui ouvre une perspective. Celui-ci lui conseille de prendre contact avec sa femme Lisa, une résistante juive allemande qui, depuis Port-Vendres, cherche à mettre en place pour les réfugiés étrangers ou apatrides un chemin sûr pour passer la frontière en traversant les Pyrénées par les sentiers montagneux afin d’éviter les contrôles douaniers.
Le chemin Benjamin
Lisa Fittko, en 1985, a publié un livre de souvenirs, traduit en français deux ans plus tard, Le chemin Walter Benjamin. Souvenirs. 1940-1941, dans lequel elle relate comment, avec l’aide du maire socialiste de Banyuls, Monsieur Azéma, elle a organisé un réseau permettant de gagner l’Espagne à partir de cette ville. Dans son livre, elle raconte sa surprise, lorsqu’elle fut réveillée, le 25 septembre 1940, par un coup frappé à la porte de sa mansarde exiguë. Devant elle se tient l’un de ses amis, Walter Benjamin :
— « Veuillez m’excuser de vous déranger, chère madame, dit-il. J’espère que ma visite n’est point importune. »
Et Lisa de penser : « Le monde vacille sur ses bases, mais la politesse de Benjamin reste inébranlable ».
Lisa explique à Walter qu’elle a effectivement eu connaissance d’un trajet utilisé par les républicains espagnols après la défaite contre les troupes de Franco pour trouver un refuge en France. Elle lui confie qu’elle n’a pas encore emprunté ce sentier : elle ne possède qu’un papier où elle a noté l’itinéraire que lui a tracé le maire avec quelques indications concrètes pour gagner le col qui fait fonction de frontière. Elle lui propose de l’accompagner dans une première étape de reconnaissance jusqu’au col : est-il d’accord pour prendre le risque ?
— Oui, certainement, répond-il, sans hésitation. Le véritable risque serait de ne pas partir.
Walter Benjamin, avec deux autres personnes — une femme allemande, Madame Gurland, rencontrée à Marseille et son fils de seize ans — seront les premiers à emprunter le sentier qui serpente dans les vignes et les broussailles jusqu’au col de Rumpissa, à 570 m. pour rejoindre Portbou, en Espagne. Sur les conseils du Maire, ils partent, “en promenade” en début d’après-midi pour repérer le sentier. Après trois heures de marche, ce qui représentait le tiers du trajet, ils arrivent à la clairière indiquée sur le papier donné par Azéma. Ils décident de se reposer un moment. Le “vieux Benjamin”, comme l’appelle avec tendresse Lisa— bien qu’il n’eût que 48 ans— est trop épuisé pour redescendre et retourner sur ses pas, à Banyuls, comme cela avait été prévu. Il lui déclare :
— Je reste ici. Je vais passer la nuit et vous me reprendrez au passage demain matin.
Lisa tente de le dissuader, lui faisant part des dangers d’une telle solution : il n’a rien à manger, le coin grouille de contrebandiers, les nuits en cette fin septembre sont froides… La décision de Benjamin est irrévocable. Il lui explique que son objectif est de passer la frontière pour ne pas tomber, lui est son manuscrit, aux mains de la Gestapo. Il se sent incapable de refaire ce trajet le lendemain. Son cœur n’y résisterait pas. Il convainc Lisa de redescendre revoir une dernière fois avec Azéma les derniers préparatifs pour s’assurer du chemin, prendre des provisions et repartir très tôt, avant le lever du soleil, en étant mêlés aux vignerons.
Le lendemain matin, Lisa, Madame Gurland et son fils retrouvent le chemin sans difficulté, et, au même endroit, le “vieux Benjamin”. Le plus difficile, physiquement parlant, reste à faire. La pente devenait de plus raide, le sentier de plus en plus escarpé et de moins en moins visible. Lisa raconte comment ils parviennent au col par ce sentier, en contrebas de la route officielle, dérobés aux regards des douaniers qui patrouillent plus haut. Benjamin avançait d’un pas lent et régulier. Toutes les dix minutes il s’arrêtait et s’accordait une minute de repos. Elle écrit :
« Quel étrange personnage : une pensée d’une limpidité de cristal, une force intérieure indomptable, et avec tout ça, empoté comme ce n’est pas permis ».
Lorsqu’ils arrivent au col avec les trois personnes qu’elle accompagne depuis Banyuls, Lisa leur montre au loin, les premières maisons :
— Là en bas, c’est Portbou, avec le poste frontalier espagnol où vous irez vous présenter. La route y conduit tout droit. Une vraie route !
Lisa leur rappelle qu’une fois obtenu le tampon d’entrée en Espagne, il leur restera à prendre le prochain train pour Lisbonne. Rassurée, elle reprend le chemin de retour pour Banyuls qui lui prendra deux heures pour la descente, alors qu’il avait fallu près de dix heures de marche pour la montée.
Une semaine plus tard, elle apprendra la mort de Benjamin.
Un grain de sable, dû à une nouvelle règle établie la veille par la police française, exigeant une autorisation de sorte du territoire français, est venu mettre un terme à l’espoir de Benjamin d’échapper à son destin d’exilé. À son arrivée à Portbou, la police espagnole venait de recevoir de nouvelles directives de Madrid : « Pas d’entrée en Espagne sans visa de sortie français ». Benjamin n’en possédait pas et la police lui déclara qu’elle serait obligée de le ramener en France, le lendemain. Durant la nuit, il se suicida dans l’hôtel où la police l’avait conduit. Épuisé, sans espoir, il se sentait incapable de repartir à zéro. Il avait tout envisagé et s’était muni d’une dose de morphine suffisante pour fin à ses jours ; il en avait offert la moitié à Arthur Koestler qu’il l’avait revu à Marseille : au cas où…
Durant des mois, Lisa Fittko conduira des petits groupes sur ce chemin qui lui était devenu si familier qu’elle aurait pu le suivre, écrit-elle, les yeux fermés. Il faut saluer l’initiative d’Edwy Plenel d’avoir été l’artisan de la réédition de son livre dans la très riche collection, « La librairie du XXIe siècle », dirigée par Maurice Olender, qui vient de disparaître. Le texte de présentation des souvenirs de Lisa Fittko, écrit par Plenel — « Le présent du passé » — a le mérite de rappeler ce que fut le cheminement intellectuel de Benjamin qui, avec une grande détermination, chercha à retarder le plus possible la catastrophe. Il avait exprimé la pensée de cette dernière par la formule :
« Que “les choses continuent comme avant [à aller ainsi)”, voilà la catastrophe ».
[1] À propos de cette période de l’exil à Paris — où Benjamin, vit sans états d’âme mais aussi sans illusions sur l’époque — lire ce qu’écrit Bruno Tackels, dans le chapitre XV intitulé : « 1933, La bascule. L’exil obligatoire » de son livre, Walter Benjamin. Une vie dans les textes.
[2] Cet article ne revient pas sur un texte fondateur pour l’inspiration théologique de Benjamin daté de 1916, Sur le langage en général et sur le langage humain, article dans lequel il opposait une fonction instrumentale du langage, la fonction de communication, à une fonction centrale qui consiste à révéler l’essence de l’homme par le Verbe ou plus exactement par l’énonciation, acte de langage.
[3] Un magnifique roman, Planète sans visa, de Jean Malaquais — pseudonyme d’un juif polonais, Wladimir Malacki —, raconte la quête, à Marseille, en 1942, quelque mois avant l’invasion de la zone libre par les allemands, de tous ces étrangers indésirables, pourchassés par Vichy, qui cherchent à échapper à la menace nazie.