Cette spécificité fut aussi celle de Frantz Kafka, qu’admirait Walter Benjamin, et avec qui il partageait un grand nombre de sentiments. Ce n’est qu’une quinzaine d’années après sa mort que la gloire posthume lui fut accordée : elle avait été précédée par la reconnaissance des pairs et à partir de 1972, de la publication en allemand de ses œuvres complètes.
« En France, il n’a pas connu, jusqu’au années quatre-vingt-dix un accueil comparable à celui que lui ont réservé l’Allemagne et l’Italie », ainsi commence le numéro spécial, hors-série, de La revue d’esthétique. Depuis, un grand nombre d’auteurs contemporains ont pu éclairer telle ou telle dimension de son œuvre immense ; des revues importantes de littérature ont prolongé la réception de ses textes et leur ont donner une résonance et, très régulièrement, des colloques sont consacrés à son œuvre.
Aujourd’hui, quatre-vingt ans après sa mort, Benjamin est devenu “un contemporain capital”. La publication en France de son œuvre majeure, inachevée, Paris capitale du XXe siècle, le livre des passages, ainsi que sa correspondance en deux volumes avec ses amis et les esprits les plus remarquables de la première moitié du siècle, permettent d’éclairer la relation entre sa vie et son œuvre.
Sa personnalité dans son exceptionnelle sensibilité fait de lui “un voyant”. Né sous « le signe de Saturne, la planète à la révolution lente, l’astre de l’hésitation et des retardements », son tempérament mélancolique, son goût des voyages, et des jeux de hasard, sa maladresse et ses malchances, ses amours malheureuses… dessinent de lui un personnage romanesque.
Son œuvre, dans sa complexité et sa diversité, cinquante ans après sa mort, est devenue un mythe. C’est-à-dire un faisceau de récits qui, au fur et à mesure des livres de commentaires éclairés et des influences produites par la lecture de ces textes, projettent sur notre présent des éclats de vérité et diffusent leurs rayons.
Sa personne acquiert également un statut de mythe. Trois romanciers se sont emparés de sa vie pour créer des fictions. Le premier, en 2002, un écrivain italien, Bruno Arpaia, avec Dernière frontière, construit un récit de structure classique. Son roman entrelace le destin d’un combattant républicain espagnol et d’un penseur solitaire, Walter Benjamin qui, sans beaucoup de moyens, affronte la vie dans les années sombres du nazisme. Ces deux personnages se croisent, en 1940, sur la route des Pyrénées qui sépare la France de l’Espagne [1].
Le second, Tout le fer de la tour Eiffel, de l’écrivain italien, Michele Mari, est une “fantasmagorie”. Cette notion — au sens où l’utilisait Benjamin dans ses textes théoriques sur la philosophie de l’histoire — peut se définir comme l’art de faire voir et de rendre public des fantômes par l’illusion ou la médiation artistique. Le roman de Michele Mari fait défiler dans le Paris des années trente, une parade burlesque et irréelle de personnages de la littérature, du cinéma, de la peinture que croisent, ou qu’auraient pu croiser Benjamin et Marc Bloch, l’historien français, lors de leurs flâneries entrecoupées de séances d’ivresse. Le titre du roman est une allusion au rôle joué par le fer dans l’architecture des Passages et à son pouvoir bénéfique. Se succèdent sur un rythme endiablé les mythes et les spectres de l’époque ainsi que les fantasmes de Benjamin. Cette fiction romanesque fantastique pourrait se décrire en reprenant les vers du Roman inachevé, de Louis Aragon, poète admiré par Benjamin, qui souhaitait :
Montrer ce monde et ses visages
Dans la couleur des années vingt
Et j’aurais retracé le vieil itinéraire
Refait patiemment dans le passé décrit
Les pas réels qui nous menèrent
D’un bout à l’autre de Paris
D’un bout à l’autre de la nuit et de nous-mêmes
Les yeux perdus, le cœur battant, la tête en feu
Pris à notre propre système
Battus à notre propre jeu.
Le troisième roman paru en 2022, Le vingtième siècle, d’Aurélien Bellanger, est construit autour d’échanges de mails entre trois jeunes gens partageant une même fascination et un même attachement à l’œuvre de Benjamin. Édith est une philosophe spécialiste de Benjamin ; Thibault, un historien de l’architecture et Ivan un journaliste, critique d’art. Chacun d’eux a une raison particulière, professionnelle et idéologique, de s’intéresser à Benjamin. L’universitaire, historienne de la philosophie, a orienté son domaine de recherche vers l’œuvre de Benjamin pour échapper à la métaphysique sérieuse à laquelle elle avait consacré sa thèse.
L’historien de l’architecture a été absorbé par la pensée de Benjamin au moment où il se préoccupait de trouver un sujet de mémoire à la fin de ses études “d’archi” : Le livre des passages de Benjamin était à l’époque une figure de référence imposée. Quant au critique d’art, son attrait pour la poésie, un genre délaissé, « la grande oubliée de nos vies », comme il l’écrit dans un mail à ses deux amis, l’avait conduit à s’intéresser à un poète inconnu, François Messigné. Ce dernier avait adapté pour le théâtre, un texte très difficile d’accès, et d’ailleurs injouable (ce n’était évidemment pas le projet de Benjamin), Origine du drame baroque allemand.[1]
Ces trois personnages se sont rencontrés à l’occasion de la conférence sur Benjamin, donnée, à la BNF, par le poète Messigné, à la fin de sa résidence dans ce lieu. À l’issue de sa conférence donnée devant un public très clairsemé, Messigné s’est suicidé en enjambant le garde-corps donnant sur la « forêt » enfermée au cœur de l’édifice, laissant derrière lui une énigme, celle de son dernier manuscrit introuvable. À partir de cet événement fictionnel, s’élabore une structure virtuose où, chacun d’eux, par le biais de mails, vient à exprimer aux deux autres, les raisons de sa passion pour l’œuvre de Benjamin.
Ce premier niveau du roman est d’une grande habileté. L’événement de la conférence de Messigné, et sa disparition, sont à l’origine d’un récit dans lequel s’enlacent les cheminements de personnages dont la vie et la pensée ont été transformées par leurs expériences de lecture des textes de Benjamin. Ces trois parcours singuliers construits par Aurélien Bellanger ont le même cadre de référence : celui de la société française des années quatre-vingt-dix. Et c’est dans cette inscription historique et sociale que se manifeste un des sens du roman. Il rend compte du paysage évolutif de l’extrême gauche française et de l’empathie affective d’une partie d’entre-elle pour les thèmes de l’utopie révolutionnaire, du rejet de la logique marchande, de refus de la domination de la technique…, thèmes benjaminiens s’il en est.
L’originalité, la force du roman d’Aurélien Bellanger, et son rayonnement, réside dans sa structure. La trame romanesque constituée par l’énigme du suicide de Messigné et le désir des personnages de fiction de devenir « les exécuteurs testamentaires » du poète, disparu pratiquement sous leurs yeux, est enserrée dans un ensemble de 49 notes d’un tout autre registre d’écriture que les mails. Ces notes se présentent comme une sorte de “distillation fractionnée” de la vie de Benjamin, une sélection d’éléments réels qui ont marqué sa vie et son travail. Elles sont censées avoir été écrites par des contemporains, plus ou moins proches de Benjamin ayant eu une relation avec lui dans le premier tiers du XXe siècle. C’est dans le tissage entre l’imaginaire de la fiction, construite à partir des mails échangés, et les notes apocryphes, qui tiennent leur vérité d’une connaissance fine et précise de la vie et de l’œuvre de Benjamin, que s’élabore l’ADN du roman, Le vingtaine siècle. Deux hélices, enroulées l’une dans l’autre, qui contribuent à dessiner en surplomb du roman, une figure allégorique, celle de l’Aura, que Benjamin a forgée dans ses textes sur l’esthétique[2].
L’Aura comme « Une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain si proche qu’elle puisse être ».
[1] Ce texte avait été l’objet de sa thèse d’habilitation refusée par l’université de Francfort. Publiée en1928, trois ans après son refus, elle est un des rares livres publiés de son vivant. Cf Origine du drame baroque allemand, tr. française, Flammarion, 1985.
[2] Voir en particulier, W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, version de 1939.
[1] B. Arpaia, Dernière frontière, tr.de l’italien, Lina Levi, 2002.
[1] B. Arpaia, Dernière frontière, tr.de l’italien, Lina Levi, 2002.
[2] Ce texte avait été l’objet de sa thèse d’habilitation refusée par l’université de Francfort. Publiée en1928, trois ans après son refus, elle est un des rares livres publiés de son vivant. Cf Origine du drame baroque allemand, tr. française, Flammarion, 1985.
[3] Voir en particulier, W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, version de 1939.