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Billet de blog 4 mai 2020

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L’hôtel et ses fantômes - HOTEL BY THE RIVER - Un film majeur en mode mineur

Le présent article est consacré à un film fantôme. GANGBYEON HOTEL (en Coréen 강변 호텔, et pour le reste du monde HOTEL BY THE RIVER) a été tourné en 2018, mais à la suite des proverbiales tergiversations des distributeurs français, sa sortie fut finalement décidée pour le mois de mai 2020. Inutile de vous déplacer : vous ne le verrez pas au cinéma.

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Illustration 1
Affiche du film pour sa distribution en Corée

Hong Sang-soo est un grand cinéaste d’aujourd’hui. C’est rare. Hotel by the river est son avant-dernier film en date. Nul ne sait quand le suivant, The Woman who ran, sera visible en France.

Minimaliste à l’extrême, construit de façon strictement linéaire et tourné en un temps record, en noir et blanc, avec cinq comédiens et tout juste deux figurants, le film est un parangon de dépouillement et de simplicité apparente. On aurait peine à y dénombrer plus de trois décors bien distincts. Même le nombre de plans est particulièrement limité.

Pourtant il ne s’agit ni d’un exercice de style, ni d’une simple expérimentation. Le film ressemble beaucoup à une œuvre d’il y a (déjà) vingt ans, La Vierge mise à nu par ses prétendants :  même noir et blanc qui isole les personnages dans un décor indifférent (mais pas tout à fait hostile), même décor qui se réduit, dans les deux films, aux chambres, salle de restaurant et alentours d’un hôtel touristique. Même lieu retiré, un peu à part, touristique mais hors-saison (nous sommes en plein hiver).

Jamais pourtant Hong n’est allé aussi loin dans la décantation de tout enjeu dramatique. Lorsque l’un des personnages, un poète qui se sent vieillir et recherche la solitude, aborde deux jeunes femmes qu’il a d’abord contemplées de loin, on se demande même s’il a une seconde envisagé de leur faire la cour. Il se contente de leur répéter inlassablement combien il les trouve belles, et de leur exprimer pour cela toute sa reconnaissance. L’échange n’ira pas plus loin et n'aura de suite, durant le temps du film, que pour une deuxième rencontre encore plus énigmatique, à une table de restaurant, au beau milieu de la nuit.

Ce long-métrage d’une heure trente-cinq est une distillation de l’univers hongien : il nous en livre l’esprit, soit la part la plus précieuse, mais en même temps la plus insaisissable. Dramatiquement, comme on l’a dit, il ne se passe rien avant la toute dernière séquence. Mais de toute façon, il se pourrait bien que la fin du film elle-même ne fût qu’un rêve : la séquence commence par le sommeil de deux personnages masculins, pour se clore par celui des deux personnages féminins. Qui est familier du cinéma de Hong sait que lorsqu’un personnage s’endort, le plus souvent, il nous entraîne dans son rêve.

Un père convoque ses deux fils. Au tout premier plan du film, sa voix-off nous confie qu’il ne sait pas trop pourquoi, et regrette déjà cette invitation. Il avouera seulement à ses fils avoir l’impression qu’il pourrait bientôt mourir. Pendant ce temps, dans des lieux adjacents, deux jeunes femmes se retrouvent pour passer un moment de complicité, alors que l’une des deux souffre encore de la rupture récente avec son amant, un homme marié. Les deux groupes de personnages se croiseront à peine dans le champ, le plus souvent de part et d’autre d’un raccord. Comme d’habitude chez Hong, on parle beaucoup, mais cette parole recouvre des non-dits beaucoup plus importants. Le père offre deux peluches à ses fils. Cadeau déplacé et incongru dont aucun ne s’offusque. L’émotion est plus vive alors que le malaise.

Comment définir au plus près la beauté tapie au plus profond de ce film, et celle, donc, du cinéma de Hong Sang-soo ? Cinéma des profondeurs de l’âme humaine : insondable comme elle. Le plan hongien propose à son spectateur d’imaginer ce qui peut se trouver à un instant précis dans la tête d’un personnage fictif. Subtil jeu avec la conscience du spectateur, absurde et vertigineux. Absurde est notre croyance contemporaine dans la puissance des images, et dans leur illusoire pouvoir de dénotation. Quelle vérité humaine peut bien persister dans nos images du monde ? Toute image renferme un mensonge. Qu’est-ce que ce mensonge recouvre ? Un désir ? Désir de quoi ? Une crainte ? Crainte de quoi ? Ici, il s’agit tout bonnement de la mort. Désir de mort. Peur de la mort. Attente plus ou moins anxieuse, plus ou moins coupable.

Le cinéma de Hong Sang-soo traque inlassablement la vérité nichée au cœur de toute vie humaine. Vérité fragile, labile, toujours changeante, au gré des remords, des doutes et du désir versatile. Il est commode, aveuglément commode, de considérer que Hong tourne trop, trop vite, trop longtemps : il tournerait autour du pot, en rond, ou à vide.

Tout au contraire, on peut considérer que la méthode de Hong Sang-soo, son approche du monde, du sujet, et de ses comédiens, ressemble à celle du documenteur (comme le désignaient Agnès Varda, et Serge Daney à sa suite) : son approche est celle d’un Depardon ou d’un Philibert. Son cinéma se donne le temps de laisser au mensonge et à l’illusion l’occasion de s’installer, dans la durée d’un plan, dans l’espace-temps mesuré du film, et de nous obséder à notre tour. Le spectateur suit ainsi pas à pas les allées et venues, atermoiements, revirements, croisements et autres bifurcations des personnages, il écoute patiemment leurs discours, échanges, affirmations bravaches et autres soliloques déguisés en dialogue, et se demande jusqu’au bout où ils veulent en venir.

L’une des beautés de ce film tient au chassé-croisé incessamment recommencé de ses personnages. Le père a fixé comme lieu de rencontre avec ses fils, après une longue délibération au téléphone, la salle de restaurant de l’hôtel où il réside. Commence alors une attente dont tout l’enjeu dramatique est de savoir si ces trois hommes vont finir par se rencontrer ou non. Sont-ils dans la même salle, ou dans deux salles différentes ? Pourquoi ne se voient-ils pas ? Tour à tour ils sortent pour faire quelques pas aux abords de l’hôtel, et particulièrement au bord de l’eau (la rivière du titre). Entre-temps il a neigé. L’univers autour est éclatant de blancheur. D’où le choix du noir et blanc : non pas selon une considération esthétique ou benoîtement picturale, mais parce que ces corps tout de noir vêtus se perdent et se retrouvent tour à tour dans cette immensité de lumière.

Retour aux sources mêmes du cinéma : la lumière éclatante, condition matérielle de la trace des corps, est l’un des éléments, presque des personnages de cette œuvre rare et profondément, véritablement mélancolique. Les contre-jours sont omniprésents, et de plus en plus marqués, durant les séquences diurnes du film, particulièrement dans ces plans cadrant des corps qui se font face autour d’une table, devant une large vitre éclatante de lumière, non pas opaque cependant, car cette dernière permet d’apercevoir les berges d’une rivière, et de-ci de-là, dans la profondeur, un corps, corps humain qui déambule, longue silhouette noire aux traits à demi-effacés. Corps qui s’offre au regard des personnages comme du spectateur. Comment mieux désigner l’enjeu même de ce cinéma : rendre visible, ne fût qu’une seconde, ne fût-ce que de façon très incertaine, l’âme humaine ?

Cinéma majeur, cinéma adulte, voire d’un âge certain, cinéma qui continue, qui perpétue inlassable la seule fonction singulière et digne de constituer l’enjeu d’un art à part entière. Comment les humains habitent-ils le monde ? (En dernière instance, ici : comment les humains s’apprêtent-ils à le quitter ?)

Cinéma d’une infinie modestie, qui n’affirme rien, ne prétend rien résoudre, même s'il espère constamment que se produise une révélation – à chaque spectateur de juger si elle a lieu. Pour le dire plus franchement : on n’est pas chez Haneke (Amour, 2012). Hong Sang-soo n’est ni un donneur de leçons, ni un montreur de foire. D’où l’ennui ressenti par beaucoup de spectateurs, déconcertés par ces images qui n’ont pas l’outrecuidance des autres.

ADDENDUM - Vieillesse du même 

Hong se sentirait-il déjà marcher vers ses vieux jours ? Un film en deux ans, c'est un changement de rythme. Hormis le choix du sujet (à tous les sens du terme) qui incline également à penser ainsi, on peut observer en cette œuvre un goût encore inusité pour la simplicité formelle : narrative, dramatique, tonale, stylistique enfin. Le récit est linéaire, et même les relations entre les personnages, si complexes et ambiguës soient-elles, ne dérivent jamais ouvertement vers le conflit. La trajectoire du film est comme une quête impossible, ou en tout cas infructueuse ici, de sérénité. Car il est évident que pour le cinéaste coréen, homme et artiste terriblement vivant, la mort n'a rien d'une option souhaitable. 

Jean-Charles Villata - mai 2020

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