
Agrandissement : Illustration 1

Trop de temps s’est passé – un mois ? deux mois ? – depuis que j’ai vu Annette. Rien écrit depuis. Farber écrivait sans doute dans l’heure qui suivait la projection, avec fougue et placidité. C’était sa force – incomparable. Pourtant, il suffit d’en dire le titre, Annette, pour l’entendre aussitôt chanté, sur une quinte mineure, par la voix étrange et gutturale de Kylo Ren Adam Driver. Cette voix est fascinante, et pourtant c’est un frisson de dégoût qui accompagne son souvenir intact. Je frissonne encore, non de la morbidité radicale de cette œuvre inspirée des Contes d’Hoffman, et du fantastique austro-hongrois du XIXème siècle : en soi cette morbidité rattache le film au cinéma moderne, elle est un geste moderne comme pouvait l’être celui de Pasolini avec Salo. Non, la nausée déclenchée par cette voix vient du souvenir d’avoir partagé deux heures durant la névrose narcissique carabinée de Leos Carax – le fils prodigue de la cinéphilie endeuillée des années quatre-vingt-dix. Une chose est sûre : je n’aimerais pas être à sa place. Carax a beau rester la coqueluche de l’internationale des Auteurs (avouez que c’est chose facile pour un type qui produit à la pelle de belles images chic et tendance, un peu comme il irait chez le dentiste – avec un masochisme insondable), il n'en reste pas moins qu'il ne fait, avec Annette, qu'illustrer le moindre de ses fantasmes. Tout de même, excusez du peu : deux heures vingt de stéréotypes refoulés, exposés benoîtement, en pleine lumière, sans la moindre pudeur ni vergogne.
Soyons clairs : que Leos Carax ait la phobie des armes blanches, des bateaux, du viol, du meurtre, de l’inceste, qu’il soit immature au point d’avoir une érection irrépressible devant une moto qui va vite, une cantatrice lyrique pieds-nus, une poupée mécanique, un meurtre sordide, un petit bateau dans la tempête… c'est un savoir qui nous intéresse autant que son plat préféré ou ses comptes cachés en Suisse, et tout ça ne doit pas empêcher son film d’être intéressant, ou inepte. Mais alors, qu’est-ce qui le rend tel ?
On peut aborder Annette, auberge espagnole, sous bien des angles.
Si on le prend par le commencement, on pensera qu’il s’agit d’une comédie musicale post-minnellienne. So may we start ? Le cinéaste se met en scène (auprès de sa propre fille ?) dans un studio d’enregistrement. Il n’est pas à la caméra, mais à la console de l’ingénieur du son. Quelques notes, une voix : on a l’impression qu’il s’agit de son direct. Erreur : bientôt se déploient à la bande-son des arrangements et des orchestrations d’une complexité inouïe, comme les Sparks n’en produisent qu’après beaucoup de travail, non seulement d’enregistrement, mais de mixage. Plan-séquence. Maniérisme éhonté.
The stage is a world. On sait. The world is a stage of entertainment. Sauf que Minnelli, tout bien considéré, était un cinéaste classique : malgré les apparences, il n’avait rien d’un maniériste : tout était spectacle, et tout était vrai. C’était l’âge de la transparence : nulle frontière, nulle différence de nature, entre la scène et le monde, entre le monde et la scène. La fiction était plus vraie que le réel, lui-même spectaculaire.
Carax recycle le trait, éminemment classique : le problème est que lui n’est pas, ne peut pas être un cinéaste classique, et que dans le même temps il refuse ici, pire : il refoule l’idée même de modernité. Postclassicisme. Clip rutilant. Esbroufe facile. En trois mots, film kitsch et creux. Les chanteurs et comédiens se rejoignent au détour d’un travelling-arrière qui, en 2021, ne peut être que maniériste en diable. Le tout au rythme endiablé de la chanson des Sparks. Ces premières minutes du film ont l’enthousiasme d’un néo-classicisme pop, et affirment d’un pas martial : vive le spectacle ! Très bien, on a plaisir à s’y laisser prendre. Mais tout de même : que faire des premiers plans, qui nous donnaient l’illusion parfaite d’assister à une séance de travail des musiciens Sparks ? Que dire de ce montage qui veut à toute force nous entraîner dans son rêve éveillé, et nous faire oublier le travail des musiciens ? Carax ne nous doit rien : il n’a pas promis, comme Godard se le proposait dans One + One ou dans Soigne ta droite, d’enregistrer patiemment, à l’image comme au son, le travail des musiciens Ron et Russel Mael, pour le monter avec d’autres images du monde, et voir ce que ça produit. Carax n’est pas Godard. Voilà une chose établie. Reste tout de même la question : pourquoi nous avoir trompés, et nous avoir fait croire durant les premières notes jouées, durant les premiers plans, que nous allions assister à l’enregistrement cinématographique d’une séance d’enregistrement musical ?
Roublardise fondatrice, qui ne dit pas grand-chose en soi, mais qui peut entrer en résonance avec le reste du film. La suite d’Annette n’a rien de minnellienne. Fût-il minnellien, croûte rococo néo-classique, le film n’aurait pas grand intérêt. Mais il est pire que cela. D’abord, au contraire des musicals de Minnelli, le film n’est pas un rêve, mais un cauchemar éveillé. Encore une fois, cela pourrait être intéressant. D’autant plus qu’il s’agit d’une confession intime : Carax projette tout son inconscient dans sa mise en scène et dans sa direction d’acteurs, de sa fascination pour les poupées à ses pulsions homicides et incestueuses, ou encore à son amour invétéré de l’argent. Soit. Toutes ces passions sont humaines. Le problème est qu’on a l’impression que l’auteur se contemple lui-même. C’est effroyable. Calamiteux. Terrible. Mais c’est, avant tout, futile et narcissique. Dans cette entreprise nombriliste et mégalomane, Carax fait feu de tout bois, et avant tout, de tout art : théâtre, comédie musicale, opéra classique, opéra-rock, bande dessinée, comic book, stand-up, variété, marionnettes, télévision, mondovision, arènes romaines, coupe du monde de football, YouTube, grand messe interstellaire, Star Wars, art graphique et animation numériques… De tout art sauf un : le cinéma – c'était déjà, du reste, le problème de Holy motors.
C’est un peu comme si Carax, qui d’évidence a peur de lui-même, avait peur également du cinéma. Ainsi, les seules séquences qui semblent produire autre chose qu’un autoportrait masochiste, autre chose que le retour du même, autre chose que la reproduction narcissique de ses propres fantasmes, assénés sur l'échine de ses personnages, autre chose que des pantins névrotiques ou des poupées-vaudou, en d’autres termes les seules séquences qui existent un peu, et qui laissent au personnage l’espace et le temps de respirer, ce sont les séquences de scène. Où l’on retrouve Minelli : si quelque chose advient dans Annette, c’est lorsque Carax s’abandonne à filmer la scène (d’opéra, de théâtre ou de stand-up, ou bien, au tout début du film, un studio d’enregistrement) et où, le temps d’une séquence, il s’oublie un peu lui-même, et accepte de rendre hommage au talent de ses comédiens-musiciens.
Finalement, la seule séquence vraiment puissante, en termes de cinéma, est une séquence de théâtre filmé : on veut parler bien sûr du sketch où Henry Mc Henry fantasme le meurtre héroï-comique de sa femme sous les assauts de ses propres sarcasmes et de ses doigts chatouilleurs (« I tickled her to death »). Humour noir, vertige de la scène, ombre tutélaire du mensonge scénique, vérité de la scène, vérité humaine : voici en actes démontré le paradoxe du comédien. Alors le personnage sur scène donne au personnage de cinéma cette liberté qui lui manquait. Alors Carax accepte de laisser exister son personnage, vrai-faux personnage, monstrueux et humain, qui n’a plus rien à voir avec le nombril de Carax. Hommage, enfin, au talent vertigineux de l’acteur Adam Driver.
Pour le reste, Annette est rempli de belles images : aussi vaines, en leur crapulerie obstinée, qu'un classique de Disney par sa mièvrerie.