Jean-Charles Villata (avatar)

Jean-Charles Villata

Critique de cinéma.

Abonné·e de Mediapart

35 Billets

0 Édition

Billet de blog 27 mars 2020

Jean-Charles Villata (avatar)

Jean-Charles Villata

Critique de cinéma.

Abonné·e de Mediapart

Écrans fantastiques 1 - À quoi bon le cinéma ? (LES BÊTES DU SUD SAUVAGE - 2012)

Benh Zeitlin - En se confrontant aux origines mythiques de la nature sauvage, un enfant surmonte l’épreuve de la mort de ses parents, et trouve sa place dans le cosmos, dans la nature, et dans la communauté humaine. Comment un réalisateur, en utilisant tous les moyens pour convaincre, oublie de faire confiance au cinéma, et trahi par sa propre imagerie, finit par tourner le dos à son sujet.

Jean-Charles Villata (avatar)

Jean-Charles Villata

Critique de cinéma.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Beasts of the southern wild, Benh Zeitlin, 2012. De Cannes à Deauville, film fêté, choyé d’à peu près tous les grands et petits festivals à travers la planète. Disons-le tout net : il ne s’agit ni de confirmer, ni d’infirmer cette renommée. Nous ne la recevrons que comme un indice qu’il se joue dans cette œuvre, à tout le moins singulière, certains enjeux qui nous regardent, et qui regardent au présent les images, le monde et le cinéma. Evidemment, si l’objectif n’est pas d’établir un jugement de valeur à propos du film, analyser l’œuvre comporte forcément sa part de louange ou de blâme, et jamais l’auteur ne se retiendra de porter un jugement. Mais l’enjeu de cette chronique n’est pas là : sa recherche est de définir, au présent, et dans un monde d’images innombrables et permanentes, la fonction du cinéma.

Long-métrage en immersion. Double immersion en l’occurrence : d’abord une plongée dans le Bayou et dans le monde sauvage du Delta du Mississipi, monde d’apocalypse précisément menacé d’immersion. Il s’agit de la part « docu » du film, augmentée de caméra à l’épaule et de panoramiques sauvages. Seconde immersion, comme enchâssée dans la première : nous sommes censés être, tout au long, dans la tête d’une petite fille qui se voit elle-même comme un garçon sauvage. Non seulement nous lui collons aux basques, mais s’ajoute presque constamment aux images une voix-off qui nous transcrit, comme un monologue de roman, toutes les pensées hirsutes de l’enfant. Cette petite fille suit plusieurs parcours d’initiation : elle va à l’école pour prendre des nouvelles du Cosmos et de l’équilibre fragile de la planète. Elle apprend à vivre seule après la mort de sa mère, et fait l’apprentissage de l’autonomie, parfois en compagnie de son père, qui lui transmet tantôt l’art de pêcher à main nue au fil des eaux du Delta, tantôt l’art de survivre à un cyclone. Enfin, elle apprend au long du film à accepter la mort de son père, atteint d’un mal incurable. Lors de la dernière séquence, en un rituel propre au lieu et à ses habitants, elle déposera le père sur sa barque de pêche bricolée à partir d’une carcasse de pick-up, et mettra le feu à l’embarcation avant de la laisser dériver vers la haute mer - ce canevas faisait, avant de devenir un film, le sujet d’une pièce de théâtre. N’oublions pas, enfin, les monstres préhistoriques qui envahissent périodiquement l’image de leur menace improbable, mi-souhaitée, mi-redoutée par l’enfant. Ces monstres sont entièrement créés et incrustés dans les plans par voie numérique.

L’enfance, les bêtes, la mort : d’emblée l’œuvre annonce sa radicalité, sa volonté d’aller à l’essentiel, en choisissant de se consacrer à ces trois objets qui fascinent d’autant plus le cinéma qu’ils y sont insaisissables. Objets/sujets des plus opaques, qui ne se laissent pas facilement regarder en face. Problème d’identification. Seuls les grands cinéastes, ceux qui savent que regarder ne veut pas forcément dire comprendre, peuvent vraiment approcher l’enfance, les bêtes ou la mort. Disons-le : Benh Zeitlin approche les trois à la fois d’un pas de brigadier-chef, avec l’énergie de celui qui ne doute pas, ou qui ne veut pas douter. Comme sa caméra, comme son chef opérateur, il y va à fond, il mouille la chemise, en première ligne, caméra à l’épaule.

Ce filmage à hauteur d’enfant est convaincant, qui prend parfois le risque de se perdre au coin d’un bois, au milieu d’un incendie, au milieu de la tempête, à la poursuite d’un petit poucet dont les intentions nous échappent. Ou plutôt, et c’est bien le problème : dont les intentions pourraient nous échapper. Ses intentions ne peuvent que nous échapper – ce sont celles d’un enfant, elles n’ont ni logique, ni unité, seul le caprice les anime –, seulement voilà : il y a la voix-off. Une voix-off omniprésente, omnisciente et sur-signifiante.

Voix-off faussement faulknérienne, qui ne cesse de parler à la place de l’enfant. En littérature, c’est une chose. Au cinéma, il en va bien différemment : ainsi, Faulkner était-il au cinéma un excellent dramaturge, et parfait dialoguiste, à la manière sèche et ciselée ; mais l’on n’a pas souvenir qu’il ait jamais écrit le texte d’une seule voix-off. Comment croire une seconde à ces mots d’auteur, à tout ce fatras d’apocalypse écologico-mystique glissé dans cette voix d’enfant sauvage ? Celui de Truffaut, qui était déjà en partie théâtral, malignement joué, n’était pourtant pas doué de langage. Mi-bête, mi-enfant, il refusait de se tenir dans le cadre, refusait toute sagesse. Ici, tout le contraire : récit d’apprentissage, le parcours du film fait du personnage de Hushpuppy le plus sage de toute la troupe. En effet, il s’agit aussi d’un film de troupe, particulièrement après la tempête, lorsque tous les survivants du lieu, qui n’ont ni fui la catastrophe, ni péri au milieu, se regroupent et s’organisent pour mieux survivre.

Maintenant que sont posés les enjeux et les grandes lignes du film dans son ensemble, il est temps d’en venir aux motifs qui ont poussé à l’écriture du présent petit article. Certaines séquences, très belles, comme originelles et rudimentaires, doivent à la fois au mythe et au système D, et sont de très belles séquences de cinéma. Pensons d’abord à la scène d’ouverture, qui prouve que Benh Zeitlin sait mettre en scène, en cinéma, c’est-à-dire : organiser l’espace et donner au spectateur le sentiment que le monde qu’il nous présente est habitable, parce qu’on peut s’y repérer. Nous avons, de fait, une émotion véritable à suivre ce brave petit personnage à travers les différents lieux de son univers : l’enfant et son père vivent au milieu des bois dans deux habitations différentes, bricolées, mais cohérentes. La bicoque du père est d’un côté, celle de sa fille d’un autre. Entre les deux : un chemin de terre. Les deux maisons de fortune sont disposées sur pilotis.

Il y a également la séquence du Petit Poucet qui, de rage d’être abandonné et rejeté par son papa, met le feu à sa maison, puis refuse d’obéir lorsque le père a reparu, et lui assène des paroles terribles, qui semblent dotées d’une valeur performative et d’un pouvoir immédiat : lorsque Hushpuppy lance « je voudrais que tu meures (…) j’irai manger du gâteau sur ta tombe » (dialogue cité de mémoire), le père tombe inanimé. L’effroi de la petite fille alors n’a d’équivalent que sa présence d’esprit qui la pousse à courir chez sa maîtresse d’école pour lui demander son aide. Celle-ci ne sait que lui remettre un bizarre remède de sorcière, mais lorsque la petite fille revient sur les lieux de son méfait, le corps du père a disparu. Cette séquence sait véritablement nous entraîner vers un horizon fantastique de cinéma. Lorsque la petite fille vaillante, qui souhaite plus que tout réparer sa faute, nous entraîne à sa suite à travers la forêt, les marécages, jusqu’à un univers incompréhensible d’hommes et de femmes qui crient et se démènent en tous sens, nous sommes à la fois éperdus comme elle, et investis d’une croyance primitive. Cette croyance a sans doute à voir avec celle du cinéma le plus classique, celui qui nous permettait, par la singularité et la rigueur d’une mise en scène du monde, de croire à l’incroyable, et surtout : de nous projeter purement et simplement dans un univers qui n’était pas tout à fait le nôtre, mais qui y ressemblait, et qui était infiniment plus cohérent.

L’autre séquence, qui fonctionne sur le même principe, et qui nous entraîne et nous convainc tout aussi aisément, est la séquence de l’ouragan proprement dit : père et fille sont réunis dans l’étroit habitacle de la cabane du père, et le spectateur assiste dubitatif aux préparatifs pour le moins incongrus – et qui peuvent sembler parfaitement dérisoires et inappropriés –, préparatifs du père pour résister et survivre à la tempête. De nouveau l’enfance nous relie formidablement ici au souvenir du conte, au mythe de Robinson autant qu’à l’univers du Magicien d’Oz. Lorsque le père se met à tirer des coups de feu au milieu des éléments déchaînés, nous le voyons davantage avec des yeux admiratifs d’enfant, qu’avec le scepticisme de l’adulte. Et l’improbable alors se réalise, comme le père l’avait pourtant prévu : le lendemain, l’eau est montée peu à peu, a soulevé cette caisse dans laquelle se tient Hushpuppy, et qui lui sert de « bateau », selon l’expression du père, et tout le monde, père, enfant et chien, se retrouve sain et sauf, prêt à explorer cette nature transformée par les eaux, à bord d’une embarcation qui pour être constituée d’objets de récupération, n’en est pas moins sûre.

Le film possède ainsi un atout majeur dans son principe même de fabrication, qui est un peu celui du système D ou du DIY, et qui aurait pu, d’un bout à l’autre, donner à la mise en scène, et au trajet de son jeune personnage, la force, la double force d’une préhension concrète, sauvage et pragmatique du monde, et d’une compréhension mystique et fantastique des événements. Tout cela en accord avec la cosmogonie écologique dont tente de nous convaincre l’œuvre : la part fantastique du film cherche en effet à relier le local au global, le particulier au général, et à faire participer chaque vie individuelle au grand tout d’un système unique. Si le film s’en était tenu au talent cinématographique particulier de son auteur, ainsi qu’à ses données matérielles de base (lieux de tournage, éléments et accessoires, bricolage des scènes, petite troupe de comédiens tout dévoués, agencement des espaces au fil des besoins de tournage…), il avait tout pour convaincre. Si le film avait bien voulu faire confiance au cinéma…

Malheureusement il n’en est rien. Mais il me semble que le problème se pose en deux temps.

Premier temps : celui de la critique factuelle, formelle, presque comptable.

La voix-off et la musique viennent sans cesse, avec leurs gros sabots d’émotion en boîte et de savoir prédigéré, nous dire ce qu’il faut ressentir, et penser. Cette façon de faire très habile fait penser au Scorsese de ces vingt dernières années : côté musique envahissante, on reconnaît la même habileté pour créer une espèce de complexe de mouvements, de rythme et de montage des plans, qui donne l’illusion d’un spectacle très cohérent mais qui n’a pourtant plus rien à voir avec le cinéma. Chez Zeitlin, c’est d’autant plus troublant lors de la scène de liesse populaire du début du film, car la musique tonitruante, et très entraînante, que l’on entend, est jouée par les habitants du Bayou eux-mêmes (mais évidemment, postsynchronisée, et en aucun cas prise sur le vif). C’est une espèce de montage alterné de tout et de rien, qui ne fait que recréer une illusion de mouvement et d’émotion unanime, et qui achète ainsi notre adhésion à peu de frais – cette façon de faire est sans doute encore plus horripilante chez Scorsese, qui passe toujours aujourd’hui pour un très grand cinéaste, quand il ne fait plus jamais, fût-ce dans une séquence, œuvre de cinéaste. Mais laissons Scorsese pour l’heure : nous aurons l’occasion d’y revenir. Une autre séquence musicale est d’une crasse malhonnêteté : c’est celle du bordel, dans les environs de la fin de ce film de Bayou. Musicalement, la malhonnêteté première s’appelle Fats Waller : ce n’est pas seulement que ce bouge fantastique ne peut qu’être parfaitement improbable aux yeux du spectateur, c’est tout bonnement que l’ensemble de la scène est totalement inconséquent, et pour tout dire, publicitaire. Oui, il y a un savoir-faire de publiciste à utiliser ainsi Fats Waller, le cliché sur pattes du bouge des années vingt, ainsi que le motif de la pute au grand cœur / mère nourricière, pour mieux panser les plaies de notre petite héroïne, et prétendre réparer ainsi les imperfections du monde. Le tout emballé dans une lumière filtrée, chaude, pleine de reflets moirés et aquatiques, censés sans doute nous ramener, en même temps que l’héroïne, à notre lieu aqueux primitif, et à notre matrice originelle.

Pour la voix-off, que reste-t-il à dire ? Que le cinéaste place dans la bouche d’un enfant des phrases d’adulte, qui livrent une vision du monde très élaborée – mais erronée –, et parsemée de vocables et de concepts très enfantins, afin de donner à la voix une saveur enfantine qui ne la préserve aucunement du ridicule. Loin de nous convaincre, cette voix-off contrevient directement à la croyance et au plaisir que le spectateur pouvait investir dans les images. Ce travail de sape effectué par la narration enfantine ne tient pas seulement à ce qu’elle souligne très lourdement et maladroitement les indices que la mise en scène et le drame suffisaient à nous faire reconnaître et comprendre. C’est qu’il semble bien que le cinéaste lui-même ne se rende pas compte de ce que sont les véritables moyens de son art. Faute de faire confiance au cinéma, Benh Zeitlin remplit et surcharge son film d’éléments hétéroclites.

Car le problème de ces images ne réside pas seulement dans une constante voix-off explicative. Il y a également le problème des Aurochs, et le besoin du cinéaste de mêler au fantastique inhérent à l’univers de l’enfant un merveilleux d’animation numérique. La pulsion scopique du cinéaste est à ce point boulimique du voir, qu’il lui faut absolument que l’image nous montre le monstre des origines. Mais c’est absurde à double titre :

1° ledit monstre n’est pas vraiment montré, puisqu’il s’agit d’une image synthétique mêlée à des prises de vues réelles, images de réanimation qui ne peuvent pas satisfaire une authentique pulsion scopique, dont le pain quotidien est le fragment de réalité, le profilmique authentiquement mis en boîte.

2° ce choix de montrer à tout prix prouve une méconnaissance funeste du métier même de cinéaste. Le cinéma, ce n’est pas seulement l’art de la monstration, ce n’est pas seulement montrer : c’est choisir de montrer ou de ne pas montrer. C’est montrer, cacher, révéler… c’est l’art du cadre/cache bazinien. Or l’art lui-même du fantastique, c’est celui de la suggestion, de la peur du surnaturel, et de la croyance terre-à-terre en ce qui est visible, au « voir pour croire », dont découle la peur d’en voir trop. Au lieu de faire confiance au cadre, au hors-champ, au personnage et à la mise en scène, au cinéma enfin, tandis que le film parvenait très bien en son début à créer un fantastique de cinéma, dont le grand frère est tout bonnement La Nuit du chasseur de Laughton, auguste petit film au fantastique, lui aussi, tout enfantin, au lieu de se contenter de cette réussite tangible, et qui aurait pu faire un très grand film, le jeune cinéaste choisit plutôt de produire un grand spectacle du Tout visible et, comme disait Serge Daney, du Tout visuel : spectacle navrant du dévoiement publicitaire, et d’un monde de pur fantasme.

Osera-t-on aller plus loin ? On en conviendra : cette pulsion du tout voir est, par définition, pornographique. Or il est une scène du film qui devient proprement dégueulasse à force d’acharnement scopique, d’obscénité formelle et d’émotion au forceps. Il s’agit de la mort du père, qui se déroule en gros champs-contrechamps exposant presque au macro-objectif les trous de nez du père et de la fille. Mieux que les trous de nez : les larmes du père et de la fille. N’en doutons pas : les deux comédiens ont dû honnêtement faire travailler leurs propres glandes lacrymales durant le tournage, et peut-être même sans l’aide d’aucun stimulateur chimique. « Ne pleure pas, ne pleure jamais, tu es un homme… » répétait le père à sa fille durant le parcours qui mène à sa mort. Ainsi le film a construit et préparé cette révélation finale : c’est comme si le père retrouvait enfin, et se réconciliait avec, une nature féminine enfouie, nature qui par ailleurs répond parfaitement au thème écolo-maternant du film. Tout cela est très beau sur papier. Mais ces gros plans férocement tire-larme n’en sont pas moins dégueulasses. Voilà à quel genre de torture ou de chantage affectif mène le fantasme du Tout Visuel.

Car Les Bêtes du Sud Sauvage prouve avant tout le souci de créer une espèce d’imagerie des premiers âges à travers ces pionniers de l’apocalypse, derniers des Mohicans du Bayou, enfants grandis trop vite ou adultes refusant la réalité du monde. Ces groupes d’humains qui s’organisent à la manière des tribus de Mad Max sont forcément beaux, forcément courageux, forcément photogéniques, forcément aimables. De gros plans en travellings aériens, de course échevelée en virée nautique, il ne s’agit plus bientôt pour le cinéaste que de produire l’hagiographie convenue de son petit monde, de sa petite troupe. Tous se retrouvent finalement rattrapés par les imageries majoritaires, et toujours peu ou prou publicitaires, des sociétés humaines actuelles contre lesquelles ils sont en révolte, et auxquelles ils prétendaient pourtant échapper. Que leur folklore et leurs rites soient authentiques ou non, le film les transforme en vitrine aimable et conventionnelle, tout à fait fidèle aux images dominantes. Ce sont des images qui prétendent porter en elles une émotion intense, de liberté, de révolte et de rage. En réalité, malgré tout le bruit, la fureur, et les longs travellings majestueux, il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’un cliché inerte.

Deuxième temps

La question est celle-ci : que peut le cinéma, face au rouleau compresseur d’une imagerie facile, plaisante et vide, qui s’impose même aux artisans-bricoleurs-metteurs-en-scène, qui s’impose à ceux-là mêmes qui auraient encore un peu de talent pour produire des plans, et un univers de cinéma ? Est-ce que le lecteur veut bien entrer dans cette interrogation ? Ou bien lui-même ne voit-il pas où est le problème ? Après tout, Stéphane Delorme et Les Cahiers du Cinéma louaient sans réserve les images de Benh Zeitlin au moment où il obtint la Caméra d’Or à Cannes, et admiraient précisément le film parce qu’il semblait échapper au caractère convenu et artificiel constaté dans la plupart des autres films vus pendant le festival.

Cette question, que l’on ne s’y trompe pas, ne concerne pas que le cinéma, ne concerne pas que les aspects formels d’une œuvre audiovisuelle, ou la préférence marquée de l’auteur de ces lignes pour un cinéma dit pur, qui lui ferait rejeter par dandysme toute image d’une nature nouvelle, numérique, informatique, d’animation ou autre. Comme on l’a dit, il ne s’agit pas seulement de pointer la défiance du réalisateur des Bêtes du Sud Sauvage envers les moyens propres du cinéma, défiance qui le pousse, afin de donner à son film un horizon fantastique, à incruster des animaux infographiques à ses prises de vues, et ce faisant, qui l’entraîne précisément à ruiner l’imaginaire qu’il avait su partiellement nous donner à partager avec son personnage Hushpuppy. Il s’agit, bien au-delà des aspects formels du film, bien au-delà de la réussite de cette œuvre ou d’une autre, de son ampleur ou de sa beauté, de désigner ce que cette défiance envers le cinéma, ce que ce besoin d’images et de discours creux révèle de notre rapport au monde.

Beasts of the Southern Wild est un film écologique. L’œuvre possède de véritables ambitions géopolitiques et cosmogoniques. Mais son discours, celui que dispense la voix-off, est simpliste, voire puéril, sous couvert d’être tenu par un enfant : ce dernier nous dit par exemple, à plusieurs reprises, « la planète est cassée, il faut la réparer », ou encore « quand un élément disparaît, c’est tout le système qui change ». De même l’imagerie déployée est sans fond, invalidée par sa nature de pur geste technique, déployé au forceps, cliché sur pattes qui tourne le dos à une mise en scène forte et rigoureuse, pour n’en retenir qu’un catalogue de voyage exotique. C’est comme si cette belle, patiente mise en scène artisanale de la première partie du film était dès le départ condamnée à être écrasée par le rouleau compresseur des images toutes faites et du discours tout prêt.

Mais ne voyons-nous pas que le film, en dernière instance, ne peut trouver d’autre efficacité que dans un programme publicitaire, qui saura très bien emballer son public à coups de discours puérils et d’images faciles, et lui faire adopter une posture mièvre, absurde, voire suicidaire, qui politiquement, écologiquement, n’a pas de sens, et ne peut au final que se révéler, au mieux inepte, au pire dangereuse ?

Pour terminer, si le lecteur a eu le courage d’aller au bout de ce long développement, peut-être haussera-t-il les épaules et conclura-t-il : « d’accord, il n’a pas aimé le film ». Ou bien : « d’accord, mais ce n’est qu’un film. » Ou encore : « tout ça pour ça ? ». Il semble pourtant que les images, particulièrement celles qui sont fabriquées, produites, par des individus libres et déterminés, nous disent quelque chose de notre rapport au monde, et devraient nous renvoyer davantage à notre humaine responsabilité.

À suivre.

Jean-Charles Villata – mars 2020

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.