1° Régime majoritaire : la boulimie narcissique
Les personnages de Sawaariya sont nos contemporains, instagrameurs tranquilles qui ne mettent plus aucune hâte à se contempler jusqu’au vertige dans la prunelle de l’autre. L’autre, du reste, existe-t-il encore dans ces images ? Le personnage principal, nouvelle star incontestable qui s’impose au spectateur comme une pub Gilette au milieu d’un match de foot (l’acteur Ranbir Kapoor se prend évidemment pour un as du ballon rond), est censé tomber amoureux à la troisième séquence du film. Dans un décor de jeu-vidéo, qui change à vue par le miracle des pixels (c’est le côté ludique du film), il glisse de Pigalle à Venise au détour d’un numéro de chant qui commet ce tour de force d’emprunter à peu près à tous les styles de musique populaire inventés sur terre depuis environ un siècle. C’est une (déjà) vieille rengaine : on nous refait le coup du film total.
Mais comment ce héros de mondovision tombe-t-il amoureux ? C’est l’alibi littéraire du film. Nous sommes au dix-neuvième siècle : rien de moins que le duo visionnaire de toute ambiguïté moderne. Dostoïevski-Baudelaire. Nous qui nous croyions encore spectateurs de cinéma, nous voilà placés devant ce non-sens, à la fois éthique (existentiel) et formel, d’une apparition prise au pied de la lettre, fantasme immatériel, pure image-gigogne prête à se laisser combler des aspirations romantiques les plus maniaques, vertige du narcissisme poussé à son paroxysme, à son point d’auto-absorption.
« Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité? »
(Charles Baudelaire - « À une passante »)
Ce film, en tant qu’œuvre, fait une proposition, en guise d’axiome : nos temps de doute, et d’inquiétude pour notre propre survie, nous ramèneraient finalement, dans notre rapport à nous-mêmes et à l’autre (Lacan nous rappelle que pour l’équilibre du sujet, le premier ne saurait se passer du second) à l’idéal morbide du romantisme. Le mouvement incarna le surgissement d’une lucidité salutaire, d’une réaction contre la déraison de l’industrialisation, contre les folies du machinisme et des villes tentaculaires qui menaçaient d’engloutir l’individu (le socialisme pragmatique, en URSS ou en Chine, a fini par réaliser ce programme). Mais aujourd’hui, ce retour à l’individualisme romantique est un aveuglement volontaire, un suicide du moi dans sa propre image, ou plutôt : dans son propre fantasme de lui-même. L’information ne pourrait-elle avoir valeur de mise en garde ?
La dernière fois que le romantisme, en tant que suprématie de l’homme par l’homme, fit ainsi retour, sous une forme de revendication grossière et inepte, il le fit chaussé de bottes noires, dans l’Allemagne des années trente. L’imagerie du film, du premier au dernier plan (mais peut-on sérieusement parler de plan ?), se livre à une scrupuleuse opération de nettoyage : il s’agit de liquider toute trace du monde, toute trace non choisie, non désirée par le metteur en scène. Encore une fois, le cinéma, c’était l’art de montrer/cacher, car tout en découpant le monde par la fenêtre de l’écran, il en montrait une partie, et en voilait une autre. Or le spectateur de cinéma ne pouvait jamais oublier qu’une partie du monde lui restait invisible.
L’imagerie proposée ici est plus ambitieuse, surtout : plus conquérante. Elle réalise en permanence un acte double : elle nettoie le monde de tout ce qu’elle ne veut pas voir, et elle le remplit à sa guise. Elle refuse toute impureté, tout ce qui ne serait pas de l’ordre de sa vision pseudo-romantique (n’allons surtout pas croire que Baudelaire ou Goethe soient responsable de ça), et elle la remplace par de parfaits pixels. Nettoyage : recherche de pureté, épuration numérique du monde au gré du désir maniaque d’un réalisateur-employé de maison, bien décidé à faire le ménage, de façon durable, dans notre monde d’images. Arrière-goût de chambre à gaz.
Comédiens-pigeons qui se regardent dans le combo comme l’instagrameur sur l’écran-miroir de son portable. Miracle du maquillage, du photoshop, de la liposuccion, de la pose-à-mimique, de la grimacerie majoritaire, de l’hygiénisme hystérique, de l’anorexie compulsive, de la boulimie maniaque de soi-même. Humain qui s’abîme dans une peur du monde qui est devenue si maladive, qu’il en refuse jusqu’à l’image : jusqu’au reflet. Système clos. Post-cinéma autosuffisant. Nouvelle machine à rêve dont le mécanisme est fondé sur une double opération d’épuration-remplissage.
Il n’est pas question de continuer ainsi. Le lecteur se dira, de concert avec l’auteur de ces lignes, que l’on se moque éperdument de ce film, et il ajoutera : « on n’a qu’à l’ignorer ». Mais c’est justement ce qu’il ne faut pas faire. Hausser les épaules, ignorer ce que cette œuvre benoîte nous révèle de notre rapport à notre propre image, donc à nous-mêmes, dans ce monde qui ne produit quasiment plus que cela (des images) : voilà en tout cas ce à quoi l’auteur ne peut se résigner.
Que faire ? Rien d’autre, malheureusement, que cette mise en garde : si plus rien ne subsiste dans Sawaariya du cinéma, et sans doute plus rien de Hollywood dans Bollywood, l’œuvre existe pourtant, et participe, qu’on le veuille ou non, d’un régime d’images majoritaire de par le monde. Notre monde.
2° Régime minoritaire : la cuisson-vapeur
Notre monde, Corneliu Porumboiu et Elia Suleiman l’habitent aussi. Dieu merci. Justement, Ce Dernier s’invite dès le titre (It Must Be Heaven), et dès la première séquence du film de Suleiman, adaptation très libre des évangiles, dans laquelle un prêtre orthodoxe chasse en grande pompe – et à grand coups de pompes – deux pharisiens hors du temple. Ce sera la seule séquence du film à oser mettre en œuvre jusqu’au bout cet art que le cinéaste palestinien manie avec une intelligence hors-pair : un art burlesque qui doit autant à Jacques Tati qu’à Nanni Moretti, une autodérision du monde et de soi-même qui ne moque la suffisance des hommes (celle des rites, des postures, des conflits) que pour mieux rendre le monde à ses justes proportions humaines. Rendre le monde habitable.
Après cette hilarante séquence inaugurale, la question que ne cesse de poser Elia Suleiman, qui « mouille la chemise » et se met en scène lui-même du premier au dernier plan de son film, la question est la suivante : ce monde est-il habitable ? Là où Tintin était partout chez lui, Suleiman ne voit nulle-part où se tenir, en lui-même et pour lui-même. Contrairement à Bhansali, Suleiman a lu Lacan : il sait que l’existence de l’autre est la seule garantie de la sienne. Or l’autre, les autres, tout au long du film, refusent de le voir. Ou bien : lui-même refuse d’être celui que les autres voient quand ils le regardent. Il refuse de jouer le rôle. Décidément, il ne s’agit pas seulement de psychanalyse, mais bel et bien de cinéma.
Le problème est que, passée la séquence d’ouverture, Suleiman, n’ayant pas d’autre au côté de qui se tenir, ne parvient plus à faire son cinéma. Il ne trouve pas de producteur pour produire son prochain film, et, paradoxe ultime, il fait un film pour le prouver. Durant ledit film, qu’il a effectivement pu réaliser, il ne fait qu’enregistrer cet échec. Scène après scène, en un art consommé du comique déceptif, tout en retenue, il met en scène sa solitude parmi les autres, d’un échec à l’autre. Echec à communiquer (sinon avec un oiseau, preuve numérique de la disparition de toute humaine compagnie), à voir et à être vu, échec à voir son être, son état d’humain, reconnu par autrui. Désabusement cruel et terrible. Solitude achevée d’un artiste palestinien qui voudrait simplement exister, être humain, et que le monde ne cesse d’assigner à des rôles : censeur, opposant politique, opprimé, penseur, survivant, héros, victime… à la fin du film, comme en une psalmodie mélancolique, son personnage revisite, plan après plan, les lieux et une poignée d’autres (ses voisins directs, palestiniens comme lui) qu’il avait tour à tour croisés au début. Retour à la case départ. Retour vers un exil contraint en soi-même, au côté d’autres exilés, en leur propre patrie, qui pour être un peu moins lucides que lui sur leur condition, ne sont peut-être pas plus heureux.
Il n’est pas étonnant que Suleiman évoque Godard lors des interviews qu’il donne. Mais le palestinien refuse, obstinément, le refuge commode du grand artiste incompris, acculé à devenir le penseur d’un monde qui ne tourne plus rond. Alors il continue, avec simplicité et persévérance, à mettre en scène, quand bien même cette mise en scène ne peut plus jamais se terminer par un gag : pour faire gag, il faut deux personnes. Il faut un autre. Et Suleiman est seul.
Seul en Palestine, où ses compatriotes restent enfermés en eux-mêmes : rencontre incongrue, manquée bien sûr, avec ce vieil homme qui ne s’adresse pas vraiment à lui, mais se raconte à lui-même une subtile parabole à propos d’amitié avec un serpent, bref une fable sur la possibilité du rapport à l’autre, fût-il notre pire ennemi. Mordante ironie.
Seul dans le reste du monde, où personne ne veut le voir, où chaque personnage rencontré ne sait que projeter sur le cinéaste son propre fantasme, projeter d’autres images, des images-écrans, qui n’ont rien à voir, qui ne donnent rien à voir. Scène de cruelle autodérision, à la terrasse d’un café, où notre cinéaste regarde éperdu et médusé toutes les passantes, les dévore des yeux, incrédule, émerveillé et désabusé à la fois. Elles sortent toutes des pages glacées d’un grand magazine, elles sont belles, désirables à couper le souffle. Elles sont pures icônes, mais en même temps elles donnent l’illusion parfaite de leurs formes, et d’une possible incarnation charnelle. Classique beauté. Cruel miroir aux alouettes pour notre cinéaste, qui ne se sent pas davantage les épaules de George Clooney, que celles du militant palestinien révolté. À travers son propre personnage, Suleiman se fait le cobaye volontaire d’une expérience au cours de laquelle les autres lui substituent à toute force leurs propres images, plutôt que de le regarder en face.
Autre pays. Autre figure féminine. Autre rencontre impossible. Autre image inaccessible. Dans un verger paradisiaque, en son propre pays, le cinéaste contemple, et suit du regard au long de travellings latéraux en champs contre-champs, le travail de Sisyphe d’une femme splendide et rude, tout droit sortie de l’ancien testament. Le parallélisme est évident : leurs deux images se contemplent, ou se font face, leurs chemins sont parallèles. Tous deux sont acculés à une tâche ingrate et vaine. Et jamais ils ne pourront unir leurs deux solitudes. Pourtant, rien n’est métaphorique, ou trop directement parabolique ici : la simplicité de la mise en scène campe face à face deux images, pour elles-mêmes, en elles-mêmes. Ce prosaïsme fondamental est paradoxalement fécond pour l’esprit, et très poétique, comme l’est ce film qui ne ressemble à aucun autre.
On l’aura compris pourtant : le monde que nous montre Souleiman, ce monde parvenu au comble du narcissisme est le même que celui dont Sawaariya nous renvoie l’image grimaçante et glacée. La différence, radicale, c’est que les deux œuvres se tiennent de part et d’autre d’un abîme qui paraît infranchissable. Le film indien organise une traque impitoyable à toute espèce d’humaine imperfection, quand celui de Suleiman veut croire indéfectiblement, avec modestie et naïveté, à la possibilité d’être humain sur terre. En termes de regard, tout oppose finalement le romantisme mortifère et tout puissant de Saawariya, à la distance sèche et précise de La Gomera comme de It must be heaven. Car pour bien voir, il faut être à bonne distance.
3° Le cinéma de la soustraction.
Les films de Suleiman et de Porumboiu ont ceci de commun, qu’ils semblent en montrer le moins possible. Une logique de soustraction préside à ces mises en scène dont il est peu de dire qu’elles sont sobres, enregistrées avec une nonchalance presque opaque. Devant ces images qui correspondent si peu à l’imagerie dominante, au remplissage permanent des images par le discours, et des discours par l’image, on se demande par quel miracle elles ont pu être produites.
Le film de Porumboiu, Les Siffleurs (ou La Gomera, du nom de l’île des Canaries où Cristi se rend secrètement au début du film pour y retrouver un réseau criminel), se situe dans un étrange espace-temps. C’est un polar, mais ce pourrait tout aussi bien être un film de science-fiction – pâle souvenir d’Alphaville de Godard, dont ce film partage au moins trois données essentielles : le drame politique, l’intrigue de polar, et l’univers de science-fiction. Les personnages ont-ils encore la moindre liberté d’action ? Cristi traverse le film sans vraiment y être. Il n’a aucune véritable conviction, en dehors de son amour pour une femme fatale, qui se révèle moins dangereuse qu’on n’aurait pu le redouter. C’est pour elle sans doute qu’il a cessé de faire honnêtement son métier de flic. Une chose est sûre : ce n’est pas pour l’argent. Le cinéaste nous le laisse à deviner : Cristi fut autrefois un modèle de flic intègre et incorruptible. Un inspecteur Maigret à qui manquerait le charisme.
Jusqu’au choix de son acteur principal, c’est Porumboiu qui se montre incorruptible ici, obstiné à ne rien céder à la séduction des images. La Gomera est tout, sauf un film séduisant. Ironie insaisissable, intrigue ficelée dès le départ, anti-héroïsme radical, situations de sitcom policière, sobriété sans relief apparent des comédiens. On reste dubitatif devant ces images prosaïques qui se succèdent sans heurt, sur un rythme monotone, selon une logique sèche et informative. Les personnages ne semblent se mouvoir que par une habitude servile, sans surprise, sans hâte, et sans le moindre enthousiasme.
Mais très vite on soupçonne ces visages impassibles et ces gestes froids de s’employer à chaque instant à nous cacher la part vivante d’eux-mêmes : leurs émotions et leurs motivations profondes. On le comprend pour deux raisons : d’abord parce que le montage en flash-back des premières séquences montre les différentes étapes d’une passion amoureuse du personnage principal, passion scandaleuse et impossible ; d’autre part parce que chaque séquence du film repose sur le ressort d’une suspicion de tous par tous. Dès la séquence inaugurale, le bandit, qui accueille Cristi à sa descente de bateau, exige qu’il lui remette son téléphone portable, et lui demande de l’éteindre. Il lui marque ainsi sa défiance propre, mais également celle du monde autour d’eux : à tout moment, en tout lieu, les personnages sont surveillés. Bien sûr, les flics surveillent les trafiquants. Bien sûr, les trafiquants surveillent les flics. Chacun a de bonnes raisons pour le faire. Le fonctionnaire qui épie les faits et gestes de Cristi répond aux ordres de la commissaire. Mais cette dernière elle-même ne semble pas libre de ses mouvements ni de ses paroles : dans son bureau, les discours sont convenus, et certaines actions qui outrepassent la procédure ne peuvent être évoquées que dans le couloir. C’est pourquoi rituellement, la supérieure de Cristi sort « acheter des cigarettes ».
Lorsque Cristi rentre le soir dans son propre appartement, la mise en scène à laquelle il se livre nous fait comprendre que sa vie entière est contrainte. Cet homme n’est nulle-part chez lui. Sa vie ne lui appartient pas. Il n’a plus aucun libre-arbitre. Sa corruption pourrait presque trouver là une explication métaphysique : la révolte contre l’institution et contre l’Etat est le seul moyen qui lui reste d’accomplir un acte libre. Tomber amoureux est également un libre-choix du sujet, qui n’obéit à aucun code social. S’opère évidemment un renversement des valeurs : le personnage, par sa transgression des lois, accède à la souveraineté, retrouve la noblesse et l’empire de lui-même. Les personnages de Porumboiu, depuis toujours, agissent dans un monde qui exerce sur eux une emprise maniaque. Société malade, Etat paranoïaque et paralysé, individus somnambuliques, animés seulement par les petites prérogatives que leur accordent leur profession et leur milieu social. Le héros commet alors la faute d’être un peu plus humain que les autres : de porter encore en lui une petite part d’humaine nature, un émoi, un grain. Les séquences de la deuxième partie du film deviennent dans cette logique paranoïaque de plus en plus troublantes : Cristi et Gilda ont appris une langue codée pour communiquer dans le plus grand secret. Gilda échappe par miracle à la vigilance de la commissaire, lors d’une scène étrange, inquiétante et belle. Les deux héros ressemblent à des résistants menacés dans leur plus intime existence par un pouvoir totalitaire, auquel ils n’échapperont que par leur fuite à l’étranger. La dernière séquence du film, à Singapour, n’en fait pas mystère : c’est dans une autre espèce de société malade et inhumaine qu’ils tombent alors.
Cinéma a minima, écrivait Frédéric Sabouraud dans Trafic (n° 72 à 75). Humain a minima. Ce cinéma de la soustraction n’est pas franchement réjouissant. Le monde de La Gomera n’est pas plus drôle que le Paradis d’Elia Suleiman. Devant chacun des deux films, on est un peu déconcerté, non pas tant à cause de leur absence de signification déterminée ou de leur trajectoire erratique, que par le traitement qui leur a été réservé dans la presse. Accueil dithyrambique. C’est tant mieux, et l’on approuve. Mais les articles critiques ont tous accordé à ces deux œuvres un incontestable pouvoir comique, louange qui semble bien vouloir les priver dans le même temps de tout enjeu sérieux. Il y a tout de même des moments où les comédiens de La Gomera sont d’une telle opacité qu’ils semblent tout droit sortis d’un épisode de Derrick : pourtant, aucun journaliste ne semble le voir. Les critiques taisent de même la solitude absolue, et la situation presque tragique de Suleiman face à un producteur new-yorkais ou parisien. Sans doute ne s’agit-il à leurs yeux que de la suprême autodérision d’un grand Auteur.
La question du caractère comique de ces films est évidemment subjective, mais elle a pour effet funeste de taire et d’occulter (sciemment ?) leur part pessimiste et radicale. Du reste, ces images ne s’obstinent-elles pas à nous montrer ce que personne aujourd’hui n’a envie de voir ? Cristi nous montre que son métier n’a plus de sens. Les autres ne lui demandent que de faire illusion. Il lui faut réapprendre à parler (apprendre une langue) pour réussir au bout du compte, in extremis, à entrer en relation, secrètement, avec un être humain. Elia nous montre tout bonnement que plus personne ne sait regarder. Son personnage ne parvient plus, quelque acharnement qu’il y mette, à entrer en relation avec qui que ce soit.
État du monde. État des images. État du cinéma. Images de soi, images des autres. Que peut le cinéma dans un monde où l’autre ne me voit plus ? Dans un monde où je ne vois plus l’autre ? C’est que le problème qui se pose au cinéma contemporain n’est pas seulement technologique ou économique. Il ne s’agit pas non plus de savoir si on peut trouver du cinéma dans des images hétéroclites, séries télé, arts plastiques et graphiques, réseaux numériques. Il s’agit tout bonnement de constater que là où le regard de l’autre (regarder l’autre, être regardé par l’autre) se dérobe, le cinéma n’existe plus. Les ambitions nombrilistes, maniaques ou solitaires n’ont jamais fait un grand cinéma. L’histoire du cinéma compte bien sûr sa cohorte de cinéastes égocentriques, pompiers, obsessionnels, chantres d’un art trop sûr de lui, trop stylisé, art autosuffisant et qui en général se moque d’accorder une place au regard de son spectateur, pourvu que ce dernier veuille bien rester médusé devant la manière unique de l’auteur. Le film de Porumboiu a beau être extrêmement pessimiste, et mettre en scène la sordide solitude de ses personnages, il ne cesse pas pour autant de les regarder, il ne prétend pas résoudre le mystère de leur existence, ou résumer cette dernière aux actes insignifiants de leur misérable destin. Bref ces personnages continuent obstinément à exister, et à nous regarder. Ils continuent à se tenir debout, et à refuser de se laisser enfermer dans une image définitive. Nous pouvons donc, nous aussi, les regarder. Toute cruelle et amère qu’elle soit, la fin des Siffleurs accorde à ses deux personnages, Cristi et Gilda, de se rencontrer enfin.
Jean-Charles Villata - avril 2020