Thomas Legrand, journaliste à France Inter, éditorialise quotidiennement dans la « matinale » la plus écoutée de France. Dans l’exercice du lundi 21 février consacré à la prochaine déclaration de candidature du président de la République, il explique pourquoi la campagne présidentielle « n’intéresse pas » les Français. Il estime que « l’écosystème médiatique fait de tout-info, de réseaux sociaux (…) favorise l’anathème et l’emporte-pièce par rapport à la nuance et la réflexion, et comme les candidats plutôt modérés – la sphère écolo, sociale-démocrate à gauche ou LR à droite — préfèrent cibler le président, singer leurs extrêmes et n’arrivent pas à imaginer des alternatives modérées, concurrentes au large centre macronien, l’attention se concentre sur Emmanuel Macron (…) en se demandant ce que celui-ci va sortir de son chapeau ». Il ajoute que les opposants au chef de l’État sont dans « l’incapacité d’animer la campagne, de susciter l’intérêt » et affirme que l’exercice 2021/2022 « barbe ou déprime » et « est aux mains des extrêmes ». Sa sentence est sans appel : « la bataille des idées est menée par l’extrême-droite ».
Curieuse manière de voir les choses… D’abord que la campagne soit « barbante » est une opinion de Thomas Legrand, pas obligatoirement la réalité. Il lui aura échappé que quelques candidats attirent du monde à leurs meetings, suscitent l’intérêt et l’enthousiasme, y compris chez de jeunes gens. Peut-être n’appartiennent-ils pas à « la sphère écolo, sociale-démocrate ou LR », font donc partie « des extrêmes » et s'avèrent disqualifiés de facto des analyses du journaliste politique de France Inter ?
À supposer que cette campagne présidentielle soit si ennuyeuse, Thomas Legrand passe un peu rapidement sur la responsabilité des médias. Depuis le mois de septembre 2021, ce sont bien eux – service public compris - qui déclinent en « débats » et autres émissions d’analyse et de décryptage les flatulences mentales délivrées à flux tendus par un candidat pris de bouffées délirantes, saturant ainsi l'espace médiatique. Sauvons notre chroniqueur du cafard et aidons-le à imaginer une campagne présidentielle moins déprimante : au lieu d’accorder une place démesurée à des propos aberrants sur l’inclusion des enfants handicapés à l’école ou sur le rôle de sauveur qu'aurait joué Philippe Pétain pendant l’Occupation dans un univers parallèle, imaginons des temps d’antenne équivalents sur des sujets aussi frivoles que la création d’une assemblée constituante instaurant une 6ᵉ République, une meilleure redistribution des richesses créées, une réforme fiscale d’envergure permettant notamment le retour d’un grand Service Public et d'une politique cohérente d'aménagement du territoire... Imaginons des émissions où il serait moins question de quotas migratoires ou de chiffres sur une insécurité – réelle ou fantasmée – que de lutte contre la pauvreté et de perspectives pour nos enfants. Imaginons des médias pluralistes où les paroles un peu dissidentes ne seraient pas considérées comme « extrémistes » par des éditorialistes infatués.
Considérer la campagne « aux mains des extrêmes » est une fumisterie, ceci au moins pour deux raisons :
1/ L’éditorialiste de France Inter met dans le même sac le Rassemblement National, le mouvement d’un ubermensch ayant définitivement pris la confiance, celui de M. Dupont-Aignan pour la droite et les partis trotskistes, le Parti Communiste Français et la France Insoumise. C’est bien connu, « les extrêmes finissent toujours par se rejoindre © » et avec des analyses d’une telle finesse, on n’est jamais très loin d'une sorte de « point Godwin » des gôchiss', c'est-à-dire l’évocation du pacte germano-soviétique et les millions de morts du Goulag. Rappelons alors que ce n’est pas à Thomas Legrand de redéfinir le périmètre de ce qu’est « l’extrême-gauche » en France. Celle-ci est constituée notamment par la gauche révolutionnaire (pour résumer à gros traits celle considérant que le changement et le progrès social viendront moins des urnes que d’une révolution populaire), les mouvements prônant l’autogestion, etc. Les militants de base de Lutte Ouvrière ont tellement ri qu’ils en ont les lèvres gercées à force d’entendre dire que les militants de La France Insoumise sont des « gauchistes ». Même le courant « Tendance Claire » du Nouveau Parti Anticapitaliste, qui a décidé de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon cette année, critique « les impasses réformistes de son programme ». Alors, La France Insoumise, mouvement « réformiste » ou « d’extrême-gauche » ?
Yannick Jadot, dénonçant les "fake news" chinoises ou russes dans un article aux relents néoconservateurs, mais jamais celles des États-Unis d'Amérique et proférant lui-même régulièrement des bobards sur Jean-Luc Mélenchon à propos d'un tropisme pro-Poutine qu'il n'a pas, est-il réellement un candidat "plutôt modéré" ? Madame Valérie Pécresse du parti Les Républicains appartient-elle au camp des « modérés » en légitimant - avec des médias complaisants - une fumeuse théorie raciste qu’elle prétend combattre ? Son programme basé sur « la tolérance zéro », la lutte contre « les voyous », la hausse de l’âge du départ en retraite et une nouvelle purge de centaine de milliers de fonctionnaires dans les services publics est-il « modéré » ou « extrémiste » ? L’éditorialiste politique de la matinale la plus écoutée de France a tranché : c’est bien la seule « gauche de gauche » (selon l'expression de Pierre Bourdieu) qui est qualifiée « d’extrême ».
2/ Qui, à part Thomas Legrand, les lecteurs de Valeurs Actuelles, de Causeur ou les plus « radicaux » de ceux du Figaro, oserait affirmer que les propositions du Parti Communiste Français, des Verts ou de La France Insoumise irriguent la campagne et le débat médiatique ?
On ignore si, comme il l’assure, « l’extrême-droite a gagné la bataille des idées » dans les couches profondes de la population française, mais il est manifeste qu’elle a gagné la bataille de la représentativité à l’antenne. Les propositions progressistes pénètrent en contrebande et sous le manteau dans les grands médias audiovisuels pendant qu’on laisse des idées rances infuser des années à la radio et à la télévision. Les chaînes du groupe Bolloré sont aujourd’hui mises à l’index, cependant, c'est bien sur France Culture qu'Alain Finkelkraut opère depuis des années et sur France 2 que l’animateur producteur Laurent Ruquier a offert cinq saisons de tribune à Eric Zemmour avec l’argent des contribuables. Le souci du pluralisme démocratique, sans doute... Aujourd’hui, il « regrette »… Quand la propre consœur de Thomas Legrand, madame Léa Salamé, aboie sur un cadre de La France Insoumise, c’est moins pour discuter des points de Produits Intérieur Brut passés du travail au capital depuis les années 80 que pour pointer du doigt ses contradictions quant à son contrat de travail. Le ton est curieusement beaucoup plus cordial lorsqu’elle reçoit un des fondateurs du Front National venu vendre son livre de souvenirs.
Rectifions donc les propos de notre bavard de la matinale : La campagne présidentielle est aux mains de l’extrême-droite en partie grâce au concours des grands médias audiovisuels arrangeants.
Quiconque souhaitant une société moins inégalitaire et refusant qu’une bande d’apprentis nazillons structurent le débat public pourrait se sentir vexé de se voir repeint en « extrémiste » par un journaliste satisfait, ancien de RTL et de RMC. Mais, comme les « cons » ou les « bobos », on est toujours le « gauchiste » de quelqu’un. Soyons donc empathique et apportons tout notre soutien à Legrand Thomas, récemment transformé en curé vert bien-pensant de gauche dans un article du Figaro Magazine1. C’est vraiment trop injuste.
1« L’audiovisuel public, à gauche toute », Le Figaro Magazine du 22/10/2021, pages 41 à 50. Un article fort injuste, lui aussi, envers Laurent Ruquier et ses services rendus à la droite.