Monsieur Legrand,
J’ai écouté votre éditorial de ce matin avec consternation. Vous avez déclaré il y a quelques jours : "l’écosystème médiatique fait de tout-info, de réseaux sociaux (…) favorise l’anathème et l’emporte-pièce par rapport à la nuance et la réflexion". Je dois aujourd’hui admettre que vous aviez raison.
La Russie a envahi l’Ukraine, la guerre fait rage faisant des victimes militaires, mais aussi civiles. Les citoyens ukrainiens fuient leur pays et voient leurs vies bouleversées. Le président ukrainien critique en creux le peu de soutien de l’Occident et l’Union Européenne fait une nouvelle fois la preuve de sa faiblesse politique. C’est dans ce contexte que vous choisissez de consacrer votre chronique à un sujet essentiel : l’impact de cette guerre sur trois candidats à la présidentielle, ou pour être plus juste, l’impact que vous espérez qu’elle aura.
L’impartialité est un objectif difficile à atteindre, mais votre fonction d’éditorialiste vous en affranchit. Au sujet de Jean-Luc Mélenchon, vous déclarez : « les évènements ont démenti des années de positionnement prorusses ». « Sa détestation de l’Amérique, du capitalisme, sa tendance à confondre libéralisme économique et libéralisme politique le pousse à défendre les positions stratégiques de la Russie ». Votre confrère Nicolas Demorand et vous employez carrément le terme « prorusses » et vous ajoutez « l’attitude de ces trois-là revisitée à l’aune de l’invasion et des mots paranoïaques de Poutine est un exercice cruel ».
Je vous pose donc la question : pourriez-vous étayer sérieusement vos affirmations sur le positionnement « prorusses » de Jean-Luc Mélenchon, sa « haine » vis-à-vis de l’Amérique (du Nord, merci de le préciser, le continent est vaste) et du capitalisme ? C’est très important pour moi parce que je m’apprête à voter et suis à deux doigts d’être « complice » de l’instauration d’une dictature dans mon pays.
La « gauche de gauche », celle que vous avez encore récemment qualifiée « d’extrême » est anti-impérialiste, anti-colonialiste et universaliste. Elle ne déteste pas l’Amérique et encore moins les Américains. En revanche, comme dans toutes les démocraties, elle a le loisir de « critiquer ». Dans ses rangs, dans nos rangs, il y a des gens comme Noam Chomsky, un citoyen américain, peut-être le plus critique envers la politique étrangère de son pays. Une sorte d’ennemi intérieur puisque par le passé, il a été accusé par des gens très mesurés d’être complice tour à tour de Pol Pot, d’Adolf Hitler, d’Oussama Ben Laden, du négationniste Faurisson et de Slobodan Milosevic… Excusez du peu. Philippe Val, votre ancien patron, avait écrit en 2002 dans un éditorial très mesuré lui aussi « Chomsky est un de ces juifs qui détestent les juifs ». À la lumière des propos qu’il a tenu début février, diriez-vous alors qu’il est un de ces Américains qui déteste l’Amérique ? Extrait : « Comme dans le cas du déploiement d'armes offensives à la frontière russe, il existe une réponse simple. L'Ukraine peut avoir le même statut que l'Autriche et deux pays nordiques tout au long de la guerre froide : neutre, mais étroitement liée à l'Occident et assez sûre, faisant partie de l'Union européenne dans la mesure où ils ont choisi de l'être.
Les États-Unis rejettent catégoriquement ce résultat, proclamant haut et fort le principe intangible de souveraineté des nations, qui ne peut être enfreinte : le droit de l'Ukraine à rejoindre l'OTAN doit être honoré. Cette position de principe peut être louée aux États-Unis, mais elle suscite sûrement de grands éclats de rire dans une grande partie du monde, y compris au Kremlin. Le monde n'ignore guère notre attachement à la souveraineté, notamment dans les trois cas qui ont particulièrement enragé la Russie : l'Irak, la Libye et le Kosovo-Serbie (…) » Il y a moins de dix jours, il ajoutait « La pression des États-Unis pour « régner en maître » attise le conflit en Ukraine ». Noam Chomsky est-il aussi « un complice » de Poutine ? J’imagine qu’il va être compliqué de tenir de tels propos désormais, alors que le dictateur russe est aux portes de Kiev.
Pour prétendre l’avoir comprise, je considère que la position « non-alignée » de Jean-Luc Mélenchon s’inscrit manifestement dans la droite ligne de ce qu’exprime Noam Chomsky, elle ne me semble pas avoir varié ces dernières années, contrairement à votre affirmation matinale. Ce n’est qu’une opinion, bien entendu, elle doit pouvoir être discutée. Or, de par votre position, on ne peut pas discuter la vôtre.
Je n’ai pas de compétence particulière en matière de géopolitique et j’en nourris d’autant moins de complexes que je constate le niveau général de votre profession en la matière et du vôtre en particulier. J’ignore si votre manichéisme relève de la malhonnêteté intellectuelle, de la bêtise, de la méconnaissance ou de tout ceci à la fois, mais que diriez-vous si, de par les positions que vous exprimez, on vous qualifiait « d’agent de la propagande nord-Américaine » parce que vous avez totalement occulté les évènements de ces derniers mois, ne vous concentrant que sur l’actualité de ces deux derniers jours ? Ce serait grotesque, évidemment. À peu près autant que de qualifier un leader de gauche de « prorusses » parce que, ambitionnant de gouverner la cinq ou sixième puissance du Monde, il a essayé d’avoir une vision non simpliste d’une situation compliquée.
Par ailleurs, vous avez également occulté un point essentiel : On connaît les liens de Marine Le Pen avec la Russie, ils sont notamment financiers. Vous expliquez la fascination d’un Eric Zemmour pour le président russe, qu’on pourrait qualifier de masculinité mal placée. Mais à part un raccourci foireux sur la haine supposée « de l’Amérique », vous n’expliquez en rien pourquoi « l’Insoumis » aurait un quelconque intérêt à pencher pour Poutine. Laissez-moi donc vous apporter mon concours : « Mélenchon admire les autocrates (russes, cubains ou vénézuéliens) et fera de la France une dictature marxiste s’il est élu, faisant courir un danger nucléaire à la planète entière tellement il ne sait pas tenir ses nerfs. À la lumière des évènements récents, on peut même se demander si les chars de Poutine ne pousseraient pas jusqu’aux Champs Élysées le 14 juillet prochain ». Est-ce que je traduis bien votre pensée ? Certes, Poutine n’est en rien marxiste, mais convenez que mon développement a de l’allure.
Plus sérieusement, celui que François Hollande qualifiait de « dictateur » répète inlassablement sa position qui, je crois, se résumerait ainsi : « ni les uns, ni les autres ». On pourrait d’ailleurs vous suggérer d’en faire de même : par respect pour les victimes et pour la vérité, si vous évoquez les crimes de guerre russes en Syrie, n’occultez pas ceux de la coalition, il y en a eu au moins autant. Une guerre, c’est toujours dégueulasse, monsieur Legrand, c’est donc mieux si on peut l’éviter.
Pour terminer, une remarque sur votre conclusion : vous regrettez que la guerre puisse occulter le débat de la présidentielle en empêchant de discuter le bilan du quinquennat d’Emmanuel Macron. C’est d’une incroyable tartufferie. Récemment vous avez renvoyé dos à dos l’extrême-droite et l’extrême-gauche (dans laquelle vous faites un improbable gloubiboulga entre la gauche révolutionnaire et la gauche réformiste non sociale-démocrate), considérant que « la campagne est aux mains des extrêmes » ce qui est un mensonge éhonté et une ânerie : si elle était aux mains de ce que vous qualifiez « l’extrême gauche », croyez bien qu’il ne serait question ni d’immigration, ni d’insécurité et encore moins de « grand remplacement ». Tout est justement fait pour occulter ces thèmes, et vous en êtes, je le crois désormais, « le complice », monsieur Legrand.
Bien à vous,
(courrier expédié le 25/02/2022 à la rédaction du 7/9 de France Inter)