Après le 7 octobre des Juifs de France ont été douloureusement surpris et déçus par l'absence de compassion pour les tués et les otages de la part d'amis, souvent de gauche ou de militants pour les droits humains. Leur souffrance de se sentir abandonnés est compréhensible et infiniment touchante. Venant de personnes qui n'ont aucune sympathie pour le gouvernement de Netanyahu et qui reconnaissent la violence de l'occupation de la Cisjordanie, la situation à Gaza, qui veulent la paix, cette réaction qui revient à demander de la sympathie pour les victimes ne peut être interprétée comme une approbation de la politique israélienne. Pourquoi la compassion a -t-elle en effet si mesquinement monnayée dans une certaine gauche?
Il faut se rappeler que la sphère médiatique et politique dominante a imposé un jeu qui consistait à faire passer un test d' appartenance à l' "arc républicain" en intimant de prononcer le mot de passe, le Schibboleth (Juges, 12:4-6): terrorisme. Un an après on peut dire qu'on nous aurait épargné des débats navrants si on avait reconnu la vérité de ce qui s'était passé: un massacre contre des civils, une brutalité et une cruauté choquantes, l'enlèvement d'otages, du terrorisme. L'analyse, l'interprétation, le jugement pouvaient intervenir dans un autre temps. Mais tout s'est passé comme si devenant du jour au lendemain spécialistes dans la guerre de quatre vingts ans en Palestine/Israël et mus par une sympathie pour un peuple dont l'existence comme peuple depuis la Nakba est niée, l'expression de la compassion n'avait pas sa place. On s'est trouvé pris dans le phénomène répugnant que Judith Butler s'attache à analyser: les différences entre les morts, entre les vies qui méritent d'être pleurées et les autres. Puisqu'il y a différence et préférence on se dit que bien sûr c'est triste, mais qu'est-ce au regard des victimes de décennies d'occupation, d'oppression, d' humiliation de la Palestine par Israël? Ce calcul ne date pas du 7 octobre 2023.
Ou doit soutenir que par décence humaine, par décence et civilité, on ne doit jamais étouffer la compassion qu'on éprouve devant le massacre de civils, des "innocents" dit-on souvent, devant les offenses faites à l'intégrité et la dignité des personnes. Il est impossible pour des citoyens de fonder l'approbation de meurtres de masse, puisqu'il faudrait qu'ils raisonnent comme des dirigeants pour qui une vie est une abstraction chiffrée (jusqu'à calculer combien de morts civils désarmés une armée peut se permettre de tuer pour frapper un objectif qualifié de stratégique). Quelle que soit mon opinion sur l'Ukraine, sur sa volonté de faire partie de l'UE ou d'intégrer l'OTAN, qu'est-ce qui justifierait que j'approuve l'agression de ce pays par la Russie et que de fait j'approuve ce qui s'ensuit, nécessairement? La désapprouver ne signifie pas défendre le gouvernement ukrainien. Pourquoi est-il si difficile de dissocier le plan où la compassion s'exprime et celui des analyses et prises de position politiques, géo-stratégiques, etc. Que faisons-nous quand, de loin, à l'abri des tirs, nous proclamons qu'Israël a le droit de tuer, de dévaster des existences, indépendamment de toute analyse du "conflit" ? Quelle est la forme de cette phrase? C'est un énoncé guerrier qui participe de la désinhibition du recours à la violence dont sont capables les chefs d'État, les ministres, peu avares en vies. La compassion est une arme de la non-violence ou du pacifisme.
Or la date du 7 octobre devrait donner l'occasion de replacer la compassion à sa place: elle exprime la vérité d'une situation, elle désamorce les tentatives plus ou moins sophistiquées de justifier le pire. Ce qu'évoque le 7 octobre pour, beaucoup de dirigeants, est pour le synthétiser, le droit imprescriptible d'Israël à se défendre. Personne, que je sache, soutient qu'Israël n'a pas ce droit. Bien au contraire, Israël est un État, comme les autres, il a le droit de se défendre, et il est soumis aux lois, conventions, normes internationales qu'il est tenu de respecter. Mais aujourd'hui, là n'est pas la question. Depuis le 8 octobre, après plus de 40 000 morts, après la destruction totale de toute infrastructure, l'effacement des monuments de l'histoire et de la mémoire des Gazaouis, après l'extension des bombardements au Liban, où est la compassion? Si la seule chose qu'inspire le souvenir du 7 octobre est le droit imprescriptible d'Israël à se défendre, alors il faut dire que ceux qui le proclament et ne disent que cela, sont d'accord avec l'écrasement de Gaza, sont d'accord avec les décennies d'occupation et de colonisation illégales, sont d'accord avec la destruction annoncée du Liban. La compassion est sans condition, universelle, ou elle n'est rien que le réflexe tribal de pleurer les siens.