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Billet de blog 11 avril 2022

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Pas une voix à Le Pen, pas une voix à Macron; bref, abstention ou mieux, boycott

Le résultat du premier tour va faire resurgir les débats du second tour de 2017. Aujourd'hui nous donne l'occasion de préciser les raisons - et les conséquences d'une abstention le 24 avril. Ce qui suit n'est pas une défense systématique de l'abstention.

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Le résultat du premier tour va faire resurgir les débats du second tour de 2017. Aujourd'hui nous donne l'occasion de préciser les raisons - et de réfléchir sur les conséquences - d'une abstention et sur la différence entre l'abstention et le boycott.

Partons de la prémisse suivante: la puissance de chaque citoyen est plus grande que ce qu'il croit. Chaque citoyen est plus "fort" que n'importe quel élu, Président de la République compris. Cela signifie davantage que ce que Jean-Luc Mélenchon a dit lors de son dernier grand meeting, que chaque électeur est responsable du résultat du vote. Dire que chaque citoyen, qui est électeur occasionnellement, détient une puissance instituante, c'est dire que, selon certaines théories, elle constitue la souveraineté populaire. Le citoyen a plusieurs attributs, des droits et des devoirs. Soit, mais s'il n'avait que cela, rien ne le distinguerait du consommateur qui lui aussi a des doits et des devoirs et qui, pour les communicants, est même "roi". Il est vrai que le processus de dé-démocratisation entamé avec la contre révolution néolibérale a conduit à confondre électeur  et consommateur (on parle d' offre politique, on découpe les électeurs en  segments, et cœurs de cible, on  recours aux analyses quanti et quali pour affiner l'offre) et à réduire citoyenneté et consommation. C'est oublier que même dans un régime représentatif l'appel aux voix des citoyens leur confère des pouvoirs. Quoiqu'on pense du système de la représentation, énumérons-les rapidement: distinguer, c'est-à-dire juger des qualités politiques des représentants, leur conférer une légitimité qui porte sur ce qu'ils feront et diront durant leur mandature, assurer par leur action d'électeur le fonctionnement auto-légitimant de la démocratie électorale. Chaque citoyen électeur a en son pouvoir rien de moins que la vérification que la démocratie fonctionne. Or, la démocratie représentative ne vit pas dans le vase clos et hermétique de la théorie. Depuis longtemps, depuis toujours?, la démocratie représentative baigne dans un environnement qui la pénètre et l'affecte: l'opinion qui est le moteur du système repose sur la presse et les médias rendus possibles par les nouvelles technologies de l'information et de la communication, l'argent investi, les instituts de sondage qui tendent à renforcer le devenir-consommateur et spectateur de divertissement du citoyen. Le "compromis permanent et structurel" des pouvoirs dominants et des médias dominants configure la scène politique et s'impose aux électeurs: ainsi le second tour Macron versus Le Pen a été préparé depuis longtemps, de même la promotion de Zemmour.  

Nous en sommes venus à oublier que sans nous, sans notre voix, sans notre participation le système se grippe. Si la puissance du citoyen-électeur se manifeste à l'occasion d'élections ou de vote à un référendum, elle se manifeste aussi en ne participant pas, en s'abstenant, en retenant sa voix qu'on lui demande d'exprimer. Rappelons que pour certains théologiens la puissance divine se vérifie dans sa capacité, sa puissance, à la limiter; il ne s'agit pas de dire que le citoyen-électeur est un "dieu", mais que sa puissance se manifeste aussi quand elle ne s'exprime pas, alors qu'on la sollicite. Cette puissance ne passe pas à l'acte de façon mécanique. Entre autres raisons parce qu'elle s'articule avec un jugement et une exigence de vérification. On peut parle de puissance critique qui consiste à ne pas être satisfait des conditions, des termes, de l'"offre" proposée, des circonstances dans lesquelles le vote est maintenu (en pleine pandémie), du choix présenté: en l'occurrence Macron qu'on a eu largement le temps de voir gouverner ou Le Pen dont la vision politique et le programme sont connus et condamnés et qu'on ne souhaite pas voir appliquer. 

Il en découle que s'abstenir de participer à une consultation est inscrite dans l'essence même du citoyen: si le vote était obligatoire on pourrait s'interroger sur la légitimité de son expression qui a été contrainte! L'hostilité manifestée par les politiques, les commentateurs des choses électorales, les journalistes confirme cette puissance que chaque citoyen-électeur tient en réserve. Cette hostilité prend trois formes: l'interprétation en termes péjoratifs (pêcheurs à la ligne, piliers de bistrot, fainéants, absence de sens civique), ou bien comme symptôme d'une crise de la représentation, donc une maladie, enfin le chantage au totalitarisme. Il faut tenir bon contre ces dévalorisations.

Le développement en faveur de l'abstention a trois faiblesses. La première est qu'il est difficile  d'interpréter une non-action. Si toute détermination est une négation déterminée, inversement une négation n'est pas une détermination déterminée. En outre, le sens de l'abstention, tel qu'il est présenté ici ne peut être que collectif puisque politique; il n'est pas la manifestation d'une "belle âme" qui ne veut pas se souiller les mains.  À quoi on peut répondre que pour donner à l'abstention un sens politique de critique (pas cela, pas comme cela, pas au nom de cela), il faut qu'elle soit organisée, autrement dit qu'elle soit un moment d'une action plus large: le boycott. Lequel porterait sur la totalité de la séquence de la consultation: boycotter les commentaires et les émissions sur les médias, refuser de répondre aux sondages, indifférence à l'égard de la propagande électorale et en venir par remplacer le "souci" électoral par le plaisir du corps, celui de la beauté, de l'amour et de l'amitié. On dira que c'est utopique. Et alors? Rien n'empêche de commencer dès aujourd'hui (après avoir lu ce billet .quand même...). Deuxième objection que l'état du second tour du 24 avril pose: s'abstenir entre Macron et Le Pen revient à établir un trait d'égalité entre les deux concurrents et leurs idées, programmes, style — ce qui n'est pas raisonnable de faire — et, pire, de laisser Le Pen l'emporter, d'endosser la responsabilité d'avoir laisser la France être gouvernée et représentée vis à vis du monde par un personnage d'extrême-droite. Troisième objection: votre conception des la puissance critique du citoyen-électeur pèche par sa démesure: comment un citoyen peut-il ne pas tenir compte, peut-il vouloir s'affranchir de ce qu'une majorité de con-citoyens a voulu au premier tour ? On touche là une aporie de la conception du citoyen démocratique: la réalité et la vérité de la "volonté générale" (à supposer qu'on sache ce que signifie cette fiction) sont déclarées par le comptage des voix, par le nombre, par le fait qu'un nombre l'emporte parce qu'il est supérieur à un autre, le nombre faisant preuve, démonstration, ce que traduit le dicton selon lequel la majorité a raison, puisqu'elle est la majorité. Un lycéen de classe terminale n'aurait pas grand mal à montrer l'inanité de cette formulation. Et pourtant nous devrions l'accepter. Ceux-là qui la mettent en avant n'y croient pas vraiment, parce que si c'était le cas, une fois une élection ou un vote de référendum effectué, on devrait se taire, l'opposition , les "perdants" ne devraient plus avoir le droit de contester la politique choisie par la majorité. Laissons cette question difficile, qui nous ligote tant que nous n'aurons pas réfléchi à la façon d'instituer le tirage qu sort.

Revenons à la deuxième objection qui concerne les conséquences de la décision de s'abstenir le 24 avril. Si Le Pen est élue, vous serez responsable, par votre abstention vous lui avez libéré le chemin du pouvoir. Il est difficile de répondre de façon satisfaisante. On peut refuser la ligne argumentative de l'objection: s'abstenir c'est laisser faire, il faut donc assumer le résultat; ce n'est pas ce qui a été voulu, mais cela revient au même, quoique pas par relation directe. Car la difficulté est que l'abstentionniste (ni son objecteur) ne sait quel est le poids de son vote dans l'élection de lx candidat(e) élu(e). À partir de combien d'abstentions lx candidat(e) a gagné? Et quelle est la place de tel abstentionniste singulier par rapport au seuil qui a fait basculer le vote? On dira que cette question ne peut avoir de réponse, les suffrages étant anonymes. Finalement seule la conscience intime de l'électeur peut jouer le rôle d'accusateur. Il faut s'y prendre autrement et se demander entre quoi le second tour du 24 est sensé nous faire choisir. En 2017, souvenons-nous, il y eut une furieuse dispute pour avoir si, étant de gauche, il fallait voter Macron pour empêcher la victoire de Le Pen (feu le "barrage républicain"). L'un des arguments en faveur du vote Macron qui m'a frappé, était qu'avec Macron l'État de droit et un certain nombre de principes assurant des libertés publiques seraient respectés, et en conséquence, la possibilité d'une expression politique et sociale des conflits serait conservée. Il est trop facile aujourd'hui de souligner la naïveté d'un tel argument, cinq ans de macronisme nous ont édifiés sur l'orientation libérale-autoritaire du régime et l'aggravation de sa violence. Oui, mais Macron n'a pas le même programme économique que Le Pen. Macron n'est pas raciste comme Le Pen, il est plus ouvert qu'elle pour les questions dites sociétales. Sans doute la victoire de Le Pen soutenue par l'électorat de Zemmour se traduira par une des-inhibition encore plus grande du racisme dans la police et une "naturalisation" des discriminations au nom de l'inconstitutionnelle "préférence nationale". Son programme économique et social est un leurre, il donnera à croire que la "préférence nationale" signifiera la fin de la pauvreté et de la précarité, et l'avenir sera plus douloureux pour les plus démunis, les précaires, les salariés pauvres, les victimes de violences, etc. Macron n'est pas raciste, mais au nom d'une politique migratoire "ferme mais humaine" l'administration macronienne a multiplié les entraves au droit d'asile, la répression des solidarités avec les réfugiés, l'abandon des enfants étrangers à la peau foncée, etc. Pourquoi changera-t-il? Ne parlons pas de sa conception insultante de la consultation des citoyens (le "grand débat" post Gilets jaunes et la conférence sur le climat), ni de son inaction pour la transition énergétique et la politique pour s'engager dans un  autre rapport à "la nature". Bref, il y a un peu d'obscénité à regarder à la loupe les deux programmes pour en extraire avec une pince à épiler les quelques points positifs par rapport à sa concurrente. C'est insuffisant pour se résigner à voter pour lui afin de contrer celle-ci. Si Le Pen est élue présidente, la gauche autour de la France insoumise et les mouvements sociaux sauront sans hésitation ce qu'il y a à faire pour résister à la déchéance du pays et la chasser. De même si Macron est président pour la seconde fois. 

En effet, revenons à la puissance du citoyen: si l'abstention parvient à s'imposer comme une attitude politique critique le résultat sera positif, puisque le nombre de votants par rapport au nombre des inscrits sera la révélation de la faible légitimité de l'élu(e). Une faible légitimité justifiera la lutte pour créer dès maintenant des alternatives au néo-libéralisme illébéral  et ne pas se sentir lié par le rsultat de la majorité.

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