On le sait, la qualification de génocide sur le plan du droit pénal international repose sur la démonstration de l'existence d'une "'intention" avérée de faire disparaître, quels que soient les moyens, un groupe ciblé dans son ensemble par des caractéristiques ethniques, raciales, nationales, religieuses, politiques.
La mise en évidence d'une telle intention est difficile, voire dans certains cas impossible, du moins pas assez probante pour emporter un consensus juridique. Dans le cas d'Israël, la défense consiste à dissocier les déclarations irresponsables, incendiaires, appelant à l'éradication de la population gazaouie, ou des habitants des territoires illégalement occupés, des intentions des responsables politiques et militaires israéliens qui, à rigoureusement parler, n'ont rien de "génocidaires", même si des mots déshumanisant les habitants de Gaza après les massacres du 7 octobre ont été prononcés au plus haut niveau du pouvoir. Mais telle est la logique juridique, il faut prouver, documents à l'appui, l'existence d'une intention de destruction des Palestiniens, l'existence d'un plan qui s'en déduit, de mesures concrètes qui montrent la cohérence, la faisabilité et la réalisation de ce plan.
On dira que le droit a ses exigences, et la politique les siennes. Peu importe le droit, quand la guerre contre Gaza atteint des conséquences inacceptables, soulevant l'indignation de quiconque est animé par un sens de l'empathie et de l'humanité, qui l'a conduit déjà à condamner sans ambiguïté le pogrom du 7 octobre (ce qui est le cas de l'auteur de ces lignes). Parler de génocide, d'intention génocidaire ou de génocide en cours, est une façon de porter la condamnation de ce que fait l'armée israélienne au plus haut niveau de l'infamie. À celui de la vérité aussi: aux défenseurs "par principe" du droit "absolu" d'Israël à se défendre (alors qu'on n'a pas entendu les mêmes défendre le droit des Palestiniens à une patrie, une souveraineté, la justice), et à ceux qui au nom de l'État juif à honorer son devoir de protection des Juifs, minimisent le massacre de Gaza ("que voulez-vous, c'est la guerre »), il faut opposer que le blocus, les destructions de bâtiments et d'institutions de santé, les morts de civils, l'exode intérieur forcé de la population sont des conduites génocidaires, puisqu'elles détruisent des vies, des milieux de vie d'une même population, sans que la fin, le but et le terme soient définis.
En réalité cela n'est pas vrai. Car nous savons ce que veut et vise Netanyahu. Trois mois après le début de l’attaque, le premier ministre a publié une tribune dans le Wall Street Journal le 25 décembre. Répondant aux appels de la communauté internationale et des USA à réduire l’intensité de ses opérations et à limiter les pertes civiles, il énonce trois prérequis « pour la paix » et précise ses objectifs de guerre: « Le Hamas doit être détruit, Gaza doit être démilitarisé et la société palestinienne déradicalisée ».
Cette déclaration est si claire qu'on se demande pourquoi elle n'a pas été reprise par les "Grands" de la communauté internationale.
Il en ressort trois poins inquiétants. Le premier est que la destruction du Hamas apparaît de plus en plus comme un objectif insaisissable. Jusqu'à prés ent il ne semble pas que le Hamas politique ait été atteint même si des responsables militaires ont été supprimés. Peut-être parce qu'on ne détruit pas une formation politique, ayant en outre derrière elle une histoire, une expérience qui l'ont légitimée, comme on détruit un hôpital ou une école. Le deuxième, démilitariser Gaza, qui dépend du précédent, ne dit rien de la forme politique de cette démilitarisation. Par qui? Par Israël qui reprendrait le contrôle de la bande de Gaza? Par l'Autorité palestinienne, installée comme de zélés collaborateurs par l'occupant? Par l'ONU? Par la coalition internationales chère à Macron? Démilitariser, comment? Comme l'ont fait les États-unis en Irak, avec les brillants résultats qu'en sait?
Enfin et plus important, le troisième objectif, "déradicaliser" la société palestinienne. On peut discuter à perte de vue sur ce que veut dire "déradicaliser" une société. Mais il est clair que ce que veut Netanyahu c'est que la société palestinienne cesse de revendiquer sa liberté, ses droits souverains — ce qui implique dans la situation d'occupation, d'oppression, de colonisation interminable d'y résister —, bref d'être un peuple. En cela il se situe dans la suite de ceux qui n'ont cessé de nier aux "Arabes", aux "autochtones", aux "indigènes" de Palestine le statut de peuple. La discussion sur un ou deux États dépend de la reconnaissance que les Palestiniens ne sont pas des réfugiés éternels, voués à vivre dans des camps ou poussés à se fondre en Jordanie, au Liban et en Égypte, bref à disparaître. L'immense mérite deYasser Arafat et de l'OLP est d'avoir donné existence au peuple palestinien. Il n'est pas excessif de dire que les saboteurs des accords d'Oslo ont eu pour objectif de gommer le peuple palestinien. Gaza est aujourd'hui le terrain de réalisation d'un "démocide".
C'est pourquoi, plus avérée que l'intention génocidaire, ce que révèle la guerre contre Gaza (et la poursuite criminelle de la colonisation) c'est la volonté d'en finir avec le peuple. De détruire toutes les conditions qui permettent à un peuple de se constituer. La "déradicalisation" n'a alors pas d'autre sens que d'extirper jusqu'au désir de liberté et de dignité des Palestiniens, de les désubjectiver comme peuple. Gageons que ni Netanyahu ni personne n'y arrivera. Mais comme il est probable que le même Netanyahu le sache, cela explique la furie destructive, le déchaînement de la pulsion de mort sur Gaza. Raison de plus pour ne pas se laisser gagner par la discussion juridique sur l’existence ou non d’un « génocide ». Car pendant ce temps, sans faillir le gouvernement israélien s’attelle à rendre réel ce vieux rêve de certains sionistes, une terre sans peuple pour un peuple sans terre.