Moi, Président
Philippe EON
Philosophe, cadre de la fonction publique territoriale
Ouvrage récent : Contribuer à la politique, mobilisation et appartenance, Presses de l’Université Laval, 2016.
Bravo Irène Frachon ! Il faut dire bravo à la pneumologue du CHU de Brest, bien connue depuis la campagne menée pour dénoncer les ravages du Mediator. Sollicitée par Hervé Pauchon, qui anime tous les matins sur France Inter la chronique intitulée « Moi, Président », Irène Frachon a refusé de s’approprier la fameuse anaphore du candidat Hollande. Pour le moment, parmi tous ceux que j’ai entendus s’exprimer devant le micro de Hervé Pauchon, c’est la seule qui a eu cette réaction. Son refus n’était motivé ni par un sentiment de supériorité sur tous les inconnus, adultes, enfants, qui acceptent généralement de dire « moi, Président », ni par un sentiment de défiance à l’égard des médias. Irène Frachon voulait se contenter de parler de la politique à partir de sa seule position et de son activité. Posture que les médias ont bien du mal à entendre, en raison même des intentions qui sous-tendent les propositions qu’ils font à leur public. En offrant la formule « Moi, Président » à tout un chacun, ne s’agit-il pas de mettre l’audience médiatique au service des voix anonymes les plus diverses ? Ne s’agit-il pas de mettre un coup de canif dans la sphère étanche des professionnels de la politique et d’y faire entendre le jugement des gens ordinaires ? France Info utilise également cette formule pré-électorale mais préfère donner la parole à des personnalités reconnues et actives dans d’autres domaines que la politique. L’autre jour, c’est Julia Kristeva qui s’exprimait. C’est du pareil au même. Dans les deux cas, les journalistes ne font qu’épaissir l’inconsistance qui enveloppe actuellement tout ce qui est dit de la politique et tout ce qui se dit au nom de la politique.
Quand un candidat à l’élection présidentielle répète dans un discours « Moi, Président », c’est en tant que président potentiel. Il est candidat à la fonction. Il veut endosser le costume, comme on dit, et souhaite qu’on l’en croie capable. On peut toujours, au plan rhétorique, discuter de l’élégance de la formule. Quand n’importe quel auditeur ou quand Julia Kristeva répond au journaliste en commençant par « Moi, Président », il n’est plus question de rhétorique. L’accent se déplace et on entend « Moi, moi, moi », c’est-à-dire l’idée que la position de sujet, qui dit « moi » de lui-même, constitue un point de vue privilégié sur la chose (ou les choses) collective dont il est question en politique. Inutile de souligner que les cinq ou dix minutes de parole laissées à un moi ne peuvent pas être à la mesure des tâches qui seront celles d’un Président de la République. Inutile d’imaginer qu’en agrégeant tous ces déclarations on pourrait peut-être obtenir un propos politique complet (un programme !), susceptible de convenir à l’ensemble de la population. Cette logique, illusoire, est pourtant celle des médias. L’opinion, sous toutes ses formes, est le fonds de commerce dont ils ont besoin. Collective, elle est la force à laquelle il est possible d’imputer les événements politiques (élections, mouvements sociaux) mais qui n’existe jamais qu’indirectement comme présupposé. Individuelle, elle est l’élément dépourvu de force qu’il est cependant toujours possible de faire exister directement devant un micro tendu. Chaque fois que Hervé Pauchon sollicite quelqu’un, c’est une nouveauté, une surprise. Il y a toujours une opinion possible de plus, comme il y a toujours un événement de plus, une petite parole politique de plus à commenter dans la mécanique médiatique, pour reprendre ici le titre de la chronique réflexive de Jean-Marc Four, également sur France Inter. 2
En cadrant l’opinion dans la formule « Moi, Président », les médias entretiennent deux idées : premièrement, en tant que moi, je suis le lieu à partir duquel il y a de la politique ; deuxièmement, il suffit de s’exprimer (parler, juger, opiner) non seulement pour que la politique existe mais aussi pour y jouer un rôle. Ces deux idées sont en complet décalage avec un environnement social où la décision individuelle compte de moins en moins dans des processus qu’on peut appeler « mécaniques », bureaucratiques, économiques ou encore financiers, mais qui partagent en réalité ce pouvoir de s’entretenir eux-mêmes et d’être « autopoiétiques », si on se réfère à la sociologie de Niklas Luhmann. Dans le sillage de Luhmann, on peut considérer de manière critique, comme le fait Blühdorn(1), que la célébration du moi de l’opinion ou encore du moi de la démocratique participative, comme remède à la désaffection politique, ne sont que des réflexes de défense face au déclin historique du sujet autonome et du citoyen censé être au principe du contrat politique. Plus le moi se réduit au statut de cible pour les opérateurs du marché, plus il devient quantité abstraite dans les stratégies commerciales des groupes ou encore dans la construction des sondages, et plus, en réaction, il semble indispensable de l’inviter à croire de lui-même qu’il existe en tant que sujet et qu’il bénéficie à ce titre d’un point de vue imprenable et décisif sur la politique. Si l’analyse de Blühdorn a une fonction critique roborative, elle fournit du même coup un constat à partir duquel il reste possible, peut-être même nécessaire, de développer des stratégies individuelles qui conservent non seulement une signification politique mais peuvent aussi prétendre à l’efficience. Même quand on n’est pas directement interpellé par Hervé Pauchon, l’actualité politique, les sondages, les réseaux sociaux, la protestation politique s’adressent à chacun de nous comme à une voix sur laquelle on peut compter, comme à un « moi » susceptible de juger et de se mobiliser. Dans cette situation, la question de l’usage de ce pouvoir, même illusoire, dont nous sommes dépositaires, doit encore se poser et être abordée individuellement. Dirai-je aussi « Moi, Président » ? Irène Frachon ne l’a pas voulu. Je peux aussi dire non et vous le pouvez tout autant.
Dire « moi, certainement pas président », revient à dire plusieurs choses. D’abord que je suis déjà à la bonne place pour faire de la politique. Si la politique nous concerne tous, elle permet à chacun de dire : « moi, pneumologue », « moi, salarié de telle entreprise », « moi, femme au foyer », « moi, cadre dans tel organisme », « moi, prêtre », « moi, chômeur », etc.
Ne pas se projeter vers la place de celui qui occupe le pouvoir donne aussi l’occasion d’exercer une sorte de sobriété politique. De ma place, tout n’est pas politique. Il est même possible que peu de choses ou peu de moments le soient. C’est peut-être ce que les Présidents et tous les autres candidats à des fonctions politiques finissent par oublier – effet du processus autopoiétique du sous-système politique, effet du sous-système médiatique qui ne cesse de constituer la politique comme « ce à propos de quoi tout le monde a toujours quelque chose à dire ».
Enfin, si tout n’est pas politique, alors se pose la question de savoir, de ma place, ce qui l’est et comment cela peut l’être. Personne ne peut m’obliger à me poser la question. Je peux très bien vivre sans politique. Mais personne ne peut non plus se substituer à moi dans cette démarche. Ce qui veut dire précisément qu’il n’y a pas à changer de place et que le changement de place n’est ni le premier problème ni la première réponse de la politique. C’est pourtant l’idée que tous les Hervé Pauchon veulent entretenir chez les auditeurs, comme si la politique se résumait à une distribution des places et comme si la première et peut-être la seule différence à partir de laquelle on peut parler politiquement était entre moi et les autres. Or c’est bien en nourrissant ce rapport subjectif à la politique qu’on alimente les deux options qui en résultent : envie inextinguible de la place des autres (jeu de la concurrence, exacerbation des petites différences) comme premier ressort de l’espoir et 3
inévitablement de la déception politiques ; peur de perdre sa place à cause des autres (corporatisme, repli identitaire, xénophobie) comme premier ressort de la politique réactionnaire.
En refusant de jouer au Président, en mettant préalablement entre parenthèses le jeu possible des changements de places, on peut faire valoir des différences qui ne sont pas entre les autres et moi mais qui sont plutôt entre moi et des choses dont personne justement ne peut occuper la place. Que personne ne puisse occuper leur place en fait des choses communes, en fonction desquelles il peut y avoir une communauté. De quoi s’agit-il ? Le droit ? La sécurité collective ? L’ennemi commun ? La croissance ? Gaïa ? La stabilité climatique ? Le taux de chômage ? La qualité de l’eau ? La politique consiste à faire valoir ces choses communes dans des décisions qui valent pour la vie en commun et lui assurent ainsi une réalité. Chacun, à sa place, est en mesure de désigner ces choses communes et donc de les discuter politiquement. Ce qui signifie, même si certains font de la politique pour affirmer le contraire, qu’il ne peut pas y avoir d’a priori en la matière : ni un Dieu sacré, ni une nature purifiée, ni un ennemi éternel, ni la sécurité à tout prix, ni même une identité nationale. Mais chacun, à sa place et selon ses implications dans la vie collective, peut aussi faire valoir des décisions politiques en fonction de quelque chose commune et chacun, à sa place, peut attendre de ceux qui font de la politique qu’ils explicitent les choses communes en fonction desquelles ils prétendent décider au nom de la communauté politique.
(1) Ingolfur Blühdorn, Simulative Demokratie, Berlin, Suhrkamp, 2013.