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Billet de blog 16 avril 2017

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Une semaine avant le premier tour

Avant le premier tour des présidentielles, il est utile de faire un détour et d'aller voir comment nos inquiétudes et nos questions sont posées ailleurs. La Hollande s'est trouvée il y a un mois dans une situation semblable. Gabriel Inzaurralde a écrit une belle chronique que je traduis. Je le remercie de m'avoir autorisé de le publier.

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Journal au pays d’Anne Franck

Gabriel Inzaurralde

Depuis Rotterdam

3 Mars 2017: Saint Hilaire

Il est hautement probable que dans quelques jours le pays d’Anne Franck étrenne son premier gouvernement d’extrême-droite. Je me demande quel poids aura auront ces quelques jours avant le 15 mars. Il y a peu je me suis rendu compte grâce à un tract qu’il y avait une rue dans la ville hollandaise de Maastricht, sur les bords de la Meuse, qu’aucun voisin n’avait jamais foulée. Elle s’appelle la rue Hilaire ou saint Hilaire. Nous y allâmes immédiatement et la rencontrâmes au milieu de la neige de février. C’est une jolie petite ruelle et apparemment ne conduit nulle part (à moins que si?). Je voulus la parcourir, mais tout de suite je ressentis une angoisse inexplicable comme les personnages du film L’ange exterminateur qui ne peuvent franchir les limites du salon sans ressentir une panique inconnue.Il y a toujours une rue par laquelle nous ne sommes jamais passés. Je me demande si l’heure de la parcourir n’était pas venu.

4 Mars 2017: La grève de février 1941

Anne Franck n’est jamais parvenue à être hollandaise parce que les autorités lui ont refusé la nationalité. Mais ici, comme réfugiée, elle alla à l’école, se fit des amies, et quand arrivèrent les Allemands, elle dût se cacher avec sa famille dans un grenier secret où elle écrivit son journal. Ce fut de Hollande, où on la dénonça, qu’elle fut déportée comme tant d’autres dans un camp d’extermination. La Hollande (ensuite la Pologne) fut le pays qui a fourni le plus de Juifs pour la machine d’extermination. La police a collaboré notablement avec l’occupant. Il faut dire que c’est le seul pays qui a connu une révolte ouvrière contre les transports de Juifs et en pleine occupation: mal grève de février 1941. Quatre mille grévistes d’Amsterdam voulurent empêcher les sinistres trains de partir. La majorité de ces cheminots et des ouvriers en bâtiment moururent fusillés. On vient de découvrir la lettre que l’un d’entre eux écrivit à sa mère peu avant son exécution: « Notre petite fille ne peut le comprendre maintenant, mais un jour tu lui expliqueras, tu lui diras que son père n’a pas été un traître et qu’il est tombé pour ses idéaux en espérant que ce n’était pas en vain. »

5 Mars 2017: Le bébé de Rosemarie 

Il est possible que dans quelques jours le pays d’Anne Franck étrenne son premier gouvernement d’extrême-droite. Je m’interroge sur le poids qu’auront ces jours, ces quelques jours avant le 15 mars. Être contemporain, disait Giorgio Agamben dans un texte célèbre, ce n’est pas être actuel, mais être légèrement anachronique. Aujourd’hui en Hollande la meilleure manière d’être contemporain est de profiter de la fascinante expérience de relire les années trente dans les mêmes rues où tout s’est produit. La juive de gauche Hannah Arendt avait coutume de dire que l’une des choses les plus impressionnantes du nazisme fut de s’apercevoir que la majorité des gens autour de soi commençaient à partager son « sens commun » ou que le nazisme était devenu le sens commun. Selon Arendt, dans l’Allemagne de 1933, la consigne parmi les intellectuels fut de « s’adapter ».

Aujourd’hui en Hollande il y a une expression qui a du succès et qui se réfère à la nécessaire assimilation de l’étranger à la « culture du pays », encore que personne ne sache exactement en quoi elle consiste. La Hollande n’est pas une dictature ni même un État autoritaire. La Hollande continue d’être un État de droit et ses mérites en ce sens dépassent de loin ceux de nos pays. Essentiellement elle continue d’être officiellement un pays tolérant, bien que tous les jours on fait des accrocs à cette tolérance. Aujourd’hui le mot race est remplacé par le mot culture. Aujourd’hui la droite ne défend pas une race mais une identité nationale menacée. Aujourd’hui ce n’est pas le Juif qui est la menace intérieure mais l’Arabe. Ce nouveau sens commun, ce tissu de faussetés et de demi vérités sont défendus par les journalistes, les professeurs et les politiques de presque tous les partis.

Les voisins, par exemple, parlent d’êtres fantomatiques qui leur ont volé ils ne savent plus quoi, si ce n’est pas le bonheur, c’est la sécurité, et si ce n’est pas la sécurité c’est « leur liberté d’expression ». Ils font allusion à cela avec des phrases vagues et des mouvements de tête, mais toujours on suppose qu’on sait de qui on parle. On te parle de gens qui ont harcelé les filles du pays, qui veulent islamiser la Hollande et imposer la charia, poser des bombes et salir les cages d’escaliers.

Mes voisins éprouvent le stress de la modernité néo libérale, mais tous pensent que la faute est celle des étrangers et de la gauche qui les soutient. La condition de la tolérance est la possibilité de la supprimer. Celui qui tolère se réserve le droit de perdre patience. L’ancienne correction politique se fondait sur le mot de tolérance, la nouvelle correction politique ne fait que dire que cette patience (qu’est la tolérance) est terminée. Curieusement les amis te disent que la chose n’est pas avec toi. La chose est avec les autres, les indéfinissables autres. Être ou ne pas être cet autre: c’est la question. Il est même devenu un tabou de comparer le politicien Geert Wilders avec le nazisme, ou de le qualifier de raciste, lui qui est un « défenseur d’Israël ». Aujourd’hui le racisme n’est pas le racisme, cette chose qui sonne mal, c’est la normalité, la nouvelle correction. Cela fait quelque temps que l’air de la Hollande s’est raréfié et le pire est que nous nous sommes habitués. Jusqu’à ce qu’on se réveille dans la maison du bébé de Rosemarie.

7 Mars 2017: «  À la maison on t’enseigne à respecter la police »

Il est possible que d’ici quelques jours le pays d’Anne Franck ait pour la première fois de son histoire un gouvernement élu démocratiquement d’extrême-droite. Le parti que les sondages donnent vainqueur défend un programme de peu de paroles et de grandes conséquences. Il s’agit de défendre l’identité nationale, la culture face aux dangers de l’islamisation de la Hollande. Il s’agit d’une droite qui s’auto proclame défenseur de la femme et des gays, pro Juif et anti Arabe, il s’agit précisément de défendre l’Occident contre les nouvelles hordes destructives « qui menacent notre style de vie ». Le deuxième parti qui a le plus de voix, toujours selon les sondages, est le parti libéral de droite, aujourd’hui au pouvoir et qui promet aussi de la sévérité contre les étrangers, les immigrants illégaux, les réfugiés, et la défense de notre style de vie. Le premier veut sortir de l’Union européenne, le deuxième non. Le premier candidat préféré s’appelle Geert Wilders qui est le représentant local involontairement histrion et sinistre de ce qui s’appelle la post-vérité. Le deuxième est le joyeux et optimiste néolibéral Mark Rutte. Tout indique que les élections se tiendront entre une droite et une autre. Il est significatif que les deux partis se réclament de la défense de la liberté. Celui d’extrême-droite s’appelle Parti pour la liberté (PVV) et le libéral de droite le Parti pour la liberté et la démocratie  (VVD).

Mon père me disait déjà que quand se rassemblaient de nombreux défenseurs de la liberté, il sortait en courant. Mais la campagne du VVD n’a pas précisément la liberté comme axe mais la normalité. Ses affiches électorales montrent des questions à réponses multiples et des phrases comme celles-ci: «  À la maison on m’apprend à respecter la police ». - « Très normal ou anormal? ». Est marqué le petit cercle répondant « Très normal ». Il en résulte que chaque fois qu’apparaissent des gens très normaux et partisans de la liberté, la police arrive toujours. Aujourd’hui tout ce qui résonne répression, persécution, surveillance et contrôle, attire des votes. Ce qui démontre que quand le capitalisme se retrouve sans adversaire la normalité acquiert une tonalité policière et de dénonciation.  Et aujourd'hui tous veulent être normaux. Sauf moi, qui suis de plus en plus rare.

9 Mars 2017: La panique bovine

Dans quelques jours le pays d’Anne Franck étrennera son premier gouvernement d’extrême-droite élu par les gens. Personne ne semble d’alarmer de cela. Les quelques rares qui se sont manifestés contre ce danger semblent pathétiques ou paranoïaques, ou excentriques ou anachroniques. La peur, s’il y en a, vient d’ailleurs et pour ces autres choses apportées par la nuit. Choses plus indéterminées. Il y a deux semaines j’ai lu dans un journal qu’un mal étrange est en train de toucher les vaches de Groningen, dans le nord du Royaume. Il semble que les vaches souffrent subitement d’une attaque de panique et se mettent à courir en troupeau et de façon désordonnée d’une nuit à l’autre. Personne ne sait ce qui leur arrive. Savent-elles quelque chose que nous nous ignorons?

11 Mars 2017: Les oubliés prodiges

Entre temps, moi, hollandais errant je continue de voyager dans l’intérieur de ce pays. C’est ma modeste, solitaire et excentrique campagne électorale. Là où on m’invite à parler de littérature, je parle de l’alluvion migratoire. Non pas celui d’aujourd’hui, mais celui du Rio de la Plata. Je profite du fait que le Hollandais moyen ignore ces choses. C’est comme si la mémoire collective européenne commençait avec le Plan Marshall.

À Rotterdam, Eindhoven, Leiden, Amersfoort, Arnhem, Deventer je parle d’immigration, même si c’est d’Onetti, de Quiroga ou de Borges, peu importe: je cherche le moyen de mettre en relation le thème avec l’immigration. Et je leur montre alors les photos d’Européens entassés dans des bateaux ou inondant le port de Buenos Aires, les foules désespérées aux bureaux de douane. Je leur montre les contrôles, les hôtels d’immigrants, leur fourbi, les vaccinations, les bidonvilles et les myriades d'enfants dans les rues avec leur air de gamins de Chaplin. Je leur montre des premiers mais à Montevideo célébrés en quatre langues. Je leur montre des hommes en casquette, des femmes avec des foulards  sur la tête et couvertes de jupes larges et rapiécées.

Je fais une pause d’une seconde et j’observe mon auditoire: tous ces yeux étonnés, tous ces fronts froncés, toutes ces bouches entrouvertes, toutes ces têtes obligées soudain de comparer leurs propres grands parents et arrière grands-parents avec le Syrien Ahmed, assis sur le sol avec sas sacs de plastic et sa couverture enroulée. J’espère avec impatience les premières mains qui se lèvent et la question de rigueur, celle que je connais par coeur: « Mais alors ... c’était la même chose qu’aujourd’hui ...? C’était comme maintenant les immigrants qui arrivent en masse en Hollande? ». « Non », je réponds avec une froideur calculée: « comme maintenant, non: ils étaient beaucoup plus nombreux ».

Je montre des tableaux de statistiques, des cartes et des trajets transatlantiques. J’affirme: « Entre 1880 et 1950, l’Europe entière, la Russie tsariste et l’empire ottoman ont exporté des millions d’immigrants en Amérique du Sud. Ils fuyaient les exécutions politiques, les pogromes, la faim et la guerre » (murmures fournis). Une dame très âgée lève la main et demande: « Mais tous ces immigrants peut-être analphabètes se sont-ils adaptés à votre culture? » Je réponds toujours la même chose: « Pas tellement ... Ils formaient la majorité. Ils ont changé notre manière de manger et de danser » (rires).

« Et ces immigrants ... ont-ils appris correctement l’espagnol? » Non, je réponds. Ils ont inventé un autre espagnol avec un accent qui n’était ni celui d’Espagne, ni créole; un espagnol curieux et nouveau, qui ressemble à l’italien et possède des tours et mélanges de galicien, de basque jusqu’au yiddish. Et c’est la langue que moi, je parle ».

(Je les regarde, je les compte, je fais un pronostic prudent. Suis-je en train de débarrasser quelques âmes du consensus paranoïaque? ou suis-je en train de perdre la mienne? Croient-ils aux invasions barbares? L’histoire peut-elle voler des voix à l’extrême-droite?)

« Quoiqu’il en soit, leur dis-je, ces immigrants nous ont apporté d’Europe son invention la plus prodigieuse, quelle chose qui a changé nos vies ».

Soudain tous veulent deviner: « La discipline? », « La Bible protestante? », « Le genièvre Bols? » Le bandonéon? », « Le concept d’économie? »

« Non, je réponds, la grève générale ».

12 Mars 2017: Le narrateur technocratique 

La pauvreté des récits est synonyme de pauvreté des expériences. L’humanité sans récits est une humanité désorientée, sans opinion. Le centrisme politique qui gouverne ce pays depuis des décennies a converti la politique en administration et la raison en technocratie. C’est le fameux modèle du polder: un consensus éternel de fonctionnaires et d’experts « sans idéologie », c’est-à-dire sans idées ni vérités. La gauche n’a su que le décorer avec son sens moral ou moraliste, mais n’a pas créé de contre récits ou de contre fictions. Pas davantage d’images neuves. L’État est un mauvais narrateur ou un narrateur pervers. Maintenant ce centre muet et opaque se confronte à sa propre protubérance: une droite farouchement féroce qui a refondé le conflit et le partage entre amis et ennemis. Gagne qui gagne, la droite a déjà imposé son esthétique obscure et son sens de la vie. Dans le fond, le paysage médiatique et technocratique partagent un même horizon sensible, la même narration médiocre. Ils se complètent. Ensemble ils viennent d’inventer un conflit avec la Turquie, pour montrer leur « courage » face à l’islam (et son sinistre clown turc). Mais bien au-delà de l’astuce électoraliste, l’incident apprend aux gens le ressentiment à l’égard de l’étranger et la fausse contradiction. Il nous manque la langue qui articule les formes contemporaines de l’infélicité et l’État est un producteur de stress, une machine à dérouter. La rhétorique nationaliste des invasions islamiques surprend par sa fragilité, son infantilisme, son simplisme et en même temps par son succès irrésistible. Elle fonctionne dans une société dépolitisée, demandeuse de récits. Et celui-là est le seul qui existe.

15 Mars 2017: Je viens de voter au pays d’Anne Franck

Considérant que le système de participation reposant sur la consultation électorale n’est, sinon pas pertinente, du moins essentiellement faussé, je me suis demandé si j’allais voter ou non. Le bon sens conseille de voter blanc ou de ne pas voter. Mais le beau temps et le besoin où j’étais de faire des achats stratégiques m’ont conduit à l’urne électorale du quartier. J’ai dit achats stratégiques et non « vote stratégique ». Je n’ai jamais voté pour un idiot afin de faire barrage à un autre. Si les élections avaient un sens, cela devrait être la visibilité évanescente, momentanée des principes. 

J’ai voté exactement au même moment que le faisait ma voisine, la femme du petit chien et du perroquet et avec laquelle je m’entends bien depuis des années. Nous sommes de vieux habitants de ce quartier de Crooswijk d’ancienne tradition de luttes ouvrières. C’est le quartier le plus pauvre de Hollande, au moins selon une étude de 2015. Je l’ai vue penchée remplissant très décidée son cercle blanc avec son crayon rouge pendant que j’attendais en examinant le menu copieux. Je sais qu’elle vote extrême-droite  pour des raisons que je pourrais partager. Elle n’a pas confiance dans les élites, les managers, la technocratie, se méfie des étrangers contre lesquels, en soi, elle n’a rien, comme elle me le dit toujours, mais elle préfère qu’ils s’en aillent. Ce n’est rien de personnel.

Moi, finalement, je n’ai pas voté blanc. Je me suis décidé pour un nouveau parti insignifiant, dont l’unique thème est la défense de l’article 1 de la constitution hollandaise qui déclare solennellement l’égalité de tous ceux qui habitent ce territoire exigu et interdit tout type de discrimination. Le supprimer est une aspiration explicite de l’extrême-droite. J’ai senti que mon vote était un vote obscur, quasi invisible, genre message dans une bouteille. J‘ai voté avec une vocation d’altérité.

Nous les étrangers ne représentons aucune identité menacée, puisque nous n’en avons pas. Les étrangers ne sont pas des sujets mais des objets de la politique de l’État. Nous ne constituons pas un facteur politique si ce n’est une figure spectrale, l’objectif de la patience ou de l’impatience de l’autochtone, une figure utile pour ses peurs ou sa charité. L’étranger est le reste qui est en excédent partout. Ils représentent une limite imprécise, un excès de la communauté, sans identité ni représentation, silencieux et transhumant, conséquence de beaucoup de choses et cause de rien. L’étranger est le produit d’une infraction ontologique à l’axiome de l’égalité. S’il représente quelque chose c’est le H de humanité sans ajouts: la possibilité d’une île. C’est à cela que je pensais en glissant mon papier inutile dans l’urne de Crooswijk, mon quartier ouvrier.  

« Comment ça va voisine? Comment va le perroquet? Et le grand chien? Bon! Bonne journée! Profitons de ce petit soleil (timide). Vous savez, voisine? Un jour on se rencontrera et ce quartier se remettra à trembler ». 

 Chronique parue dans Brecha (Uruguay), le 24 mars 2017.

 Gabriel Inzaurralde est uruguayen, fils d’exilés en Hollande.Il vit à Rotterdam, est professeur de littérature à l’Université de Leyden. En 2016 il a publié un livre d’essais, La escritura y la furia, essayons sobre la imaginación latinoamericana, Editorial Almenara.

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