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Billet de blog 16 août 2022

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Géopolitique de la maladie

Les événements catastrophiques touchant le climat, la santé, l'environnement, la vie de millions de personnes forment un système intriqué dans le développement du capitalisme extractiviste et prédateur. Le médecin et militant social Damián Verzeñassi apporte un éclairage depuis l'Argentine. Un article de l'hebdomadaire Brecha lui donne la parole.

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La pandémie de Covid a été un puissant révélateur de l’état capitaliste mondialisé et de la situation créée par le néolibéralisme sur les systèmes de santé, y compris dans les pays munis d’un État de protection sociale. La prise de conscience que beaucoup de maladies sont dues à des causes environnementales, elles-mêmes provoquées par les formes de production agricoles, minières et industrielles est récente.

Il est en tout cas devenu clair que ces phénomènes sont articulés dans un système global. Si le conspirationnisme donne libre court à ses superstitions c’est qu’il ne saisit pas comment le système est organisé et alimenté. La question de « qui » prend un  sens précis et concret si on désigne les lieux de décisions qui ont des effets cumulés sur la santé et la vie de millions de personnes. Ce système fonctionne méthodiquement depuis des décennies en Amérique latine.

C’est ce que montre cet article de Daniel Gatti, qui donne la parole à Damián Verzeńassi. Ce dernier est spécialiste de médecine intégrale, directeur de l'Institut national de santé socio-environnementale (INSSA) de la faculté des sciences médicales de l'université nationale de Rosario (Argentine). Il est également membre de l'Association latino-américaine de médecine sociale et de l'Union des scientifiques engagés dans la société et la nature d'Amérique latine.

Géopolitique de la maladie

Daniel Gatti (Brecha, 5 août 2022, Montevideo - Uruguay)

L’expérience des camps de santé en milieux fumigés

En 2016, il a été le seul scientifique de cette région du monde à témoigner devant le tribunal international de La Haye sur les activités polluantes de la transnationale Monsanto. Quelques six ans plus tôt, il avait commencé à promouvoir et à coordonner une idée originale pour l'Amérique latine : les « camps de santé ». En guise de stage final, les étudiants de médecine devaient passer une semaine dans un certain territoire pour évaluer la santé de la population locale en contexte. « Notre intention était qu'au moins une fois dans leur carrière, les étudiants puissent travailler sur le territoire, entrer en contact avec ses habitants, et voir ce qui se passe réellement dans les villages », a-t-il déclaré à Brecha. Au cours de cette expérience de dix ans, plus de 40 camps de santé ont été réalisés dans des villes rurales de moins de 10 000 habitants des provinces de Santa Fe, Córdoba, Entre Ríos et Buenos Aires. La grande majorité d'entre eux se trouvaient dans des « villages fumigés », où les habitants vivent, étudient et travaillent tout près des endroits où les producteurs de blé, de maïs et surtout de soja pulvérisent leurs cultures avec des herbicides et des pesticides.

Les étudiants se rendaient généralement au domicile des gens, afin d'évaluer leur état de santé. Ils ont recueilli une énorme quantité de données, qui ont servi de base à un rapport final de l'INSSA, qu'ils ont ensuite partagées avec les communautés elles-mêmes, qu'ils ont rencontrées dans des ateliers. « Au début, nous avons été frappés par le fait que lorsque nous avons demandé quels étaient les problèmes de santé identifiés par de nombreux villageois, ils nous ont répondu que le principal était qu'ils ne mouraient plus de vieillesse. C'était une simple déclaration qui signifiait beaucoup de choses ». Les moyennes pour les différents types de cancer dans ces localités étaient beaucoup plus élevées que dans les autres localités de la même région ou au niveau national. Il en est de même pour les maladies neurologiques, endocriniennes, respiratoires, dermatologiques, les avortements spontanés et les malformations. Quelle coïncidence, dit Verzeñassi, que l'apparition de ces pathologies « coïncide dans le temps avec l'installation d'agro-industries dépendantes des agro-toxines. Il en va de même dans les zones minières (Neuquén, Vaca Muerta, Catamarca, San Juan). Le modèle extractiviste dans son ensemble est la cause de tout cela. Cela saute aux yeux. Il suffit de superposer des cartes, de comparer des données. Mais beaucoup ne veulent toujours pas le voir ».

Les camps de santé gênaient. Tout d'abord les entrepreneurs de l'agroalimentaire. Mais aussi les dirigeants politiques de tous bords. « Et le plus malheureux, c'est qu'ils ont aussi dérangé des secteurs des universités publiques ». En 2019, ces expériences ont été suspendues par les autorités universitaires nouvellement élues. Et Verzeñassi a été déchu de la responsabilité académique de cette pratique. « La méchanceté à l'égard de notre équipe (quatre autres collègues ont été directement démis de leur poste) durait depuis longtemps, mais elle s'est intensifiée. Le problème est que le laboratoire de toxicologie de l'université de Rosario travaille pour la CASAFE [Cámara de Sanidad Agropecuaria y Fertilizantes], c'est-à-dire pour les vendeurs de produits agrochimiques toxiques, et pour plusieurs industries polluantes. La sphère académique est également un territoire en litige sur le modèle ».

Planification de la maladie: délocalisation de la pollution, investissement privé dans la santé

Verzeñassi parle d'une « géopolitique de la maladie ». « Je travaille sur cette catégorie, sur ce domaine, depuis un certain temps déjà », dit-il. Et il souligne que les pathologies dont souffre aujourd'hui l'Amérique latine en raison du modèle productif sont le résultat d’une planification. Vers le milieu des années 1960, les conséquences de la réindustrialisation forcée qui a débuté dans l'après-guerre ont commencé à se faire sentir dans les riches pays du Nord. Les problèmes de santé étaient aussi nouveaux qu'ils étaient énormes. « Et ils a été décidé que, pour maintenir un mode de production qui les avait rendus riches mais qui, en même temps, leur portait préjudice, ils devaient transférer les coûts les plus nocifs ailleurs. Ils ont donc délocalisé leurs industries les plus polluantes. Ils avaient besoin de deux choses essentielles : la disponibilité de terres fertiles et d'eau. Aux États-Unis, ils ont déclaré que le pays avait l'obligation politique et stratégique de garantir l'accès aux régions où les deux ressources pouvaient être obtenues rapidement. Comme il leur restait peu de territoires à exploiter en Afrique, ils sont venus en Amérique latine. L'eau est une denrée rare dans le monde entier et indispensable à toute activité extractive. Ici, il y en avait beaucoup ».

La planification a été faite dans les années 1960 et une décennie plus tard, le « transfert du modèle » a commencé à être mis en œuvre. Il y avait un obstacle non négligeable : l'existence en Amérique latine de forts mouvements sociaux et politiques, de certains gouvernements nationalistes et d'Universités ayant la capacité de développer l'esprit critique et la volonté de promouvoir une science qui n'était pas encore "mercenarisée". Ces poches de résistance devaient être éliminées, les gouvernements devaient être contrôlés, les pays devaient être endettés de telle sorte qu'ils ne perdent pas toute capacité d'autonomie". Dans les années 1970 et 1980, ils se sont mis au travail.

Parallèlement aux processus de privatisation, les années 1990 ont vu l'introduction de technologies transgéniques, accompagnées d'une nouvelle configuration socio-économique et politique des territoires latino-américains. En décembre 1991, les techniciens de la Banque mondiale (BM) ont proposé dans un mémorandum interne la nécessité d'encourager et de financer le transfert des industries sales du Nord vers le Sud. Lawrence Summers, son économiste en chef, note Verzeñassi, « affirme que ce transfert repose sur trois piliers : les pays du tiers monde sont des territoires peu pollués ; comme il s'agit généralement de populations qui meurent plus tôt d'autres maladies et ont une espérance de vie plus courte que celles du nord, elles ne verront pas les impacts du modèle ;les dommages causés par la pollution doivent être analysés en fonction du profit perdu: le cancer de la prostate, par exemple, est plus nuisible dans une population à l'espérance de vie élevée que dans une population à l'espérance de vie faible ». C'est sur ces trois principes, dit-il, que repose la géopolitique de la maladie.

Deux ans après ce rapport interne, un autre document de la Banque Mondiale a été publié. Il s'intitulait « Investir dans la santé » et définissait l'organisation des systèmes de santé latino-américains sur la base du transfert à l'État de la garantie du processus de soins, mais pas de l'obligation de financer le secteur privé. « J'emporte ce document partout où je vais, car il est essentiel pour comprendre ce qui se passe en ce moment », dit le médecin. « C'est un document dans lequel on dit au secteur privé : "Si vous avez de l'argent, investissez-le dans des outils de diagnostic, dans des tomographes, dans des équipements de pointe ». Et on dit à l'État : « Vous dépensez l'argent pour le minimum nécessaire ». L'Organisation mondiale de la santé elle-même, qui était à l'époque gouvernée par d'anciens fonctionnaires de la BM (aujourd'hui elle est gouvernée par le philanthro-capitalisme), en vient à soutenir cette idée en des termes moins brutaux (bestiales). La Colombie fut le paradigme de cette conception ».

Développement des infrastructures et croissance de la dette

A la même époque, la Banque Mondiale a commencé à financer les travaux d'infrastructure nécessaires à l'installation dans le sud d'industries polluantes qui, dans le nord, étaient de plus en plus remises en cause par la montée des mouvements écologistes. Quatre domaines clés sont identifiés : l'eau et l'assainissement, l'énergie, les transports et les télécommunications. La Banque Mondiale prête de l'argent aux États du Sud pour réaliser des macro-projets qui profitent essentiellement aux transnationales européennes et américaines et endettent les pays qui les réalisent : le cercle se referme de tous côtés. « Le 24 mars 1996, date symbolique car c'était le 20ème anniversaire du coup d'État en Argentine, la Banque interaméricaine de développement [BID] s'est réunie à Buenos Aires », se souvient Verzeñassi. « Il s'agissait de financer des méga-projets d'infrastructure pour l'intégration régionale sud-américaine. Lors de la réunion, des investissements de 16 à 20 milliards de dollars par an pendant une décennie ont été annoncés. Et dans quels secteurs les investissements devaient-ils être réalisés ? Dans les quatre secteurs que la Banque Mondialeavait précédemment identifiés pour faciliter l'implantation complète des transnationales sur ces terres : l'eau et l’assainissement, l’énergie, les transports et les télécommunications » La veille de la réunion de la BID, le secrétaire adjoint du Trésor américain s'est rendu à Buenos Aires à l'invitation de la Bourse de Commerce argentine. Qui n'était autre que Summers, l'économiste en chef de la Banque Mondiale, qui, quelque temps auparavant, avait été à l'origine de la délocalisation des industries polluantes du Nord vers le Sud. « Une accumulation de coïncidences ? Autant que c'est précisément dans les villages fumigisés que se concentre le plus grand nombre de cas de cancer par rapport à la population ».

Les progressistes d’Amérique latine, acteurs de cette planification géopolitique

En 2000, l'IIRSA (Initiative pour l'intégration de l'infrastructure régionale en Amérique du Sud) est née, rebaptisée ensuite COSIPLAN (Conseil sud-américain pour l'infrastructure et la planification). « Il s'agissait d’une extraordinaire planification de la transformation de l'Amérique latine en une grande carte de ressources et de couloirs biocéaniques afin de garantir la circulation des produits à extraire », explique Verzeñassi. Il ajoute que ce qui est terrible, c'est que ces projets ont impliqué à la fois des gouvernements de droite, « ce qui était facilement prévisible », et des gouvernements progressistes. « Les deux font partie de la même logique. Les gouvernements progressistes et une bonne partie des secteurs qui les soutiennent ont la tête formatée avec cette idée qui nous a été imposée que nous devons croître et croître. Et pour soutenir cette logique, ils ont souvent recours à des pratiques aussi perverses que celles de la droite elle-même. En Équateur, Rafael Correa a cédé des parties de territoires protégés à des entreprises minières et pétrolières chinoises, la force militaire de l'État réprimant les populations indigènes ; au Brésil, la « développementiste » Dilma Rousseff a remporté la querelle interne au gouvernement contre l'écologiste Marina Silva ; le kirchnerisme a développé l'exploitation minière à ciel ouvert, l'hydrofracking, et ne remet pas en cause cette aberration qu'on appelle désormais l'hydrogène vert. Le progressisme a également été responsable des pratiques extractivistes qui polluent l'eau, empoisonnent les territoires, modifient la production alimentaire, poussent les populations des territoires ruraux vers les périphéries urbaines et éliminent les petits et moyens producteurs ».

Ceux qui ont retiré à Verzeñassi sa chaire à Rosario et mis fin aux camps de santé sont des autorités universitaires qui répondent à des partis de « gauche ». Et les « progressistes » ont été parmi ceux qui ont rendu la vie impossible au biologiste Andrés Carrasco, ancien président du CONICET (Conseil national de la recherche scientifique technique) d'Argentine et directeur du laboratoire d'embryologie de l'Université de Buenos Aires, qui, dans les années 2000, a dénoncé les effets du glyphosate sur la santé humaine et environnementale et a travaillé parmi les populations fumigées (voir entre autres articles de Brecha, « De eso no se habla », 5-XI-14, et « El factor humano », 9-IV-15).

Conclusions: la santé, un phénomène pas seulement médical

Selon Verzeñassi, « la conclusion naturelle de tout cela » est que la santé ne peut être pensée que dans ses dimensions socio-environnementales. « Une personne en bonne santé dans un territoire malade est un oxymoron. En tant qu'agent de santé, je ne peux pas penser en termes de catégories individuelles, mais en termes de sujets liés à un territoire, à d'autres personnes et à un contexte social, politique et économique. Tout cela ne nous est pas expliqué dans les écoles de médecine. Au contraire, la culture du domaine de la santé reproduit les mécanismes du modèle. Parfois, les collègues sur le terrain ne voient pas ces problèmes, et parfois ils y participent inévitablement, parce que le médecin est propriétaire du domaine ou parce qu'il travaille, d'une manière ou d'une autre, pour le propriétaire du domaine ».

Verzeñassi pensait que « l'humanité sortirait améliorée de la pandémie. Je pensais sincèrement que ce dont parlait Walter Benjamin allait se produire : que les gens allaient prendre conscience qu'il fallait freiner le processus de destruction des territoires par l'avancée sans fin des modèles agro-industriels qui détruisent tout, même notre système immunitaire. Je pensais que je ne mourrais finalement pas sans l'avoir vu. Mais au bout d'un moment, je me suis rendu compte que je mourrai sans l'avoir vu ».

La pandémie a mis en lumière la complicité des pouvoirs politiques avec l'extractivisme, dit-il. Et maintenant, ils persistent sur le même chemin. Parfois sous des euphémismes hypocrites, comme Bill Gates jetant des petits miroirs dans l'atmosphère pour endiguer le changement climatique ou les autorités d'un État américain submergé par des températures élevées qui sont allées peindre les rues en blanc avec une bande de plastique pour réduire l'émission de chaleur de l'asphalte. « Cela ne leur a même pas traversé l'esprit que l'urbanisme qui continue à être promu va dans le sens de la prédation, ce qui contribue au changement climatique, alimente la consommation d'énergie, encourage l'isolement humain... Comment ne pas être malade ? ».

Freiner le train vers les catastrophes? Autodéfense par coopération et mutualisme avec la nature?

Verzeñassi ne veut pas tomber dans l'attitude de résignation d'un James Lovelock, ce savant britannique qui envisageait la Terre comme un système capable de s'autoréguler, mais qui atteignait la limite de ses capacités. « Après avoir insisté et répété que nous devions changer de pensée et que personne n’y réfléchirait, il a jeté l'éponge et a dit que s'il s'agissait de tout faire sauter, nous devions le faire correctement. Il a ensuite proposé de développer pleinement l'énergie nucléaire, seule source d'énergie capable de soutenir les volumes de consommation énergétique de ce mode de vie. Ce n'est pas qu'il ait défendu l'énergie nucléaire, comme on l'a dit. C'est qu'il avait renoncé ».

Résister « en des termes d’amour » est la formule d'autodéfense que Verzeñassi propose. « Je pense que nous devons viser le mutualisme, la coopération, pour retrouver ce que l'humanité a perdu : la sensibilité, la capacité à s'émouvoir. Je ne sais pas comment faire. Pour l'instant, en dénonçant sans cesse ce modèle et en encourageant d'autres pratiques. Et si nous devons perdre, perdons avec dignité ». Une chose est sûre : si l'humanité en est arrivée là, dit-il, « ce n'est pas dû à la concurrence, au marché libre ou à un quelconque processus darwinien. Historiquement, les stratégies de prise en charge de la vie et de la santé dans nos sociétés étaient des stratégies collectives, communautaires. Et c'est à cela que nous devons revenir. Peut-être en faisant comme les amibes, ces formes de vie - les plus anciennes de la planète - qui avancent en lançant des pseudopodes qui incorporent dans leur parcours des éléments du territoire qu'elles traversent, dans un mouvement permanent de dialogue et de coopération. Ça semble idiot, mais ça ne l'est pas ».

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