Nous avons connu il y a cinq ans le même débat que celui devant lequel le second tour nous (électeurs de gauche) place. Certes le rapport des forces entre le candidat néolibéral répressif et la candidate d'extrême droite, populiste illibéral et fasciste, a changé en faveur de celle-ci (renforcée par un candidat ouvertement raciste et fasciste). Mais il faut reconnaître honnêtement que personne n'est en l'état d'être certain qu'elle l'emportera le 24 avril: sans prétendre jouir d'une lucidité d'après coup, je peux quand même rappeler 1- que fait partie de la stratégie de Macron, aidé en cela par l'écosystème des médias dominants, le fait de viser un second tour face à Le Pen et que donc la situation dans laquelle nous nous débattons a été voulue et organisée, notre rôle prévu ; 2-qu'avant le second tour de 2017 a régné une forme d'exagération — que certains ont qualifié de panique sur-jouée, voire d'hystérie — du risque de victoire du FN, que les résultats ont ramené à des dimensions plus objectives. Pour autant je ne prétends pas savoir qu'elle ne l'emportera pas dimanche prochain. Ce qui fait la différence entre ceux qui vont voter Macron pour que Le Pen ne soit pas élue et ceux qui ne veulent ni de l'un ni de l'autre, c'est l'appréciation subjective du danger. Plus profondément, c'est le fait de ne pas vouloir se sentir coupable dans le cas de l'élection de la candidate du RN, éprouver même de la honte (alors que ceux qu'il faudrait incriminer ce serait ses électeurs). Cet aspect est, me semble-t-il, très fort, comme en témoignent ceux qui s'adressent à Macron en lui demandant de faire "un geste" en direction des électeurs de JL Mélenchon surtout. La peur, la honte sont en politique de mauvaises conseillères. Surtout quand on sait qu'on a été piégés. C'est pourquoi j'ai essayé de trouver une argumentation qui, au moins, déculpabilise l'abstention. Argumentation dont la portée est limitée, s'il est vrai que les affects l'emportent toujours dans l'exercice du vote lors des consultations nationales (ce n'est peut-être pas la même chose quand il s'agit de voter dans des structures de la société civile; c'est à voir). Parler d'affects ici n'a rien de péjoratif, dans la mesure où ils s'enracinent dans une dynamique passionnelle sans laquelle la politique faite par les citoyens n'est que comportement formaté.
Je propose la réflexion qui suit comme une contribution à un débat sur le vote. Celui-ci est le plus souvent abordé du point de vue du problème de la représentation et de la critique de la démocratie représentative. Je propose d'aborder la question autrement.
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Sur l’abstention le 24 avril 2022
Que faisons-nous quand nous votons?
Le raisonnement qui est opposé à l’abstention est simple et il a pour lui la force de l'évidence arithmétique: toute voix non donnée à Macron profite à Le Pen; toute voix donnée à Macron accroît ses chances de l'emporter. Donc, on peut affirmer que si Le Pen l'emporte, ce sera à cause des abstentionnistes, ce sera de leur faute. On pourra aller jusqu'à dire que tout s'est passé comme s'ils avaient voté Le Pen. La même chose pourrait être dite à l'occasion de n'importe quelle élection où ne restent que deux candidats. Sauf que le 24 ne sera pas comme n'importe quelle élection. J'en suis bien d'accord, j'y reviendrai.
Que répondre à ce raisonnement? Je vais prendre le temps de poser tous les termes du problème auquel je pense que l'abstention apporte une réponse.
D'abord deux remarques de portée générale: 1. notre pratique du vote en France est telle que chaque voix est une affirmation, une approbation, "pour X"., un consentement donné à ce qu'il fera, une autorisation (Hobbes) à parler et agir en mon nom. La non reconnaissance du vote blanc parmi les suffrages exprimés renforce cette situation qui, pour l'électeur, est une contrainte. Contrainte intéressante car elle oblige l'électeur à savoir ce qu'il fait en votant pour X. Il ne peut pas manifester son refus ou son impossibilité d'un vote d'approbation, si ce n'est en s'abstenant. Ce qui donne au vote affirmatif plus de valeur politique puisqu'il est possible de ne pas le faire. Un vieil adage appris lors des multiples campagnes électorales auxquelles j'ai participé dit : "au premier tour on choisit, au second tour, on élimine", sous-entendu quand son candidat a été éliminé. 2. Dans ce cas, l'électeur n'est plus invité à émettre un vote affirmatif, mais un rejet au terme d'une comparaison: A plutôt que B. Ici, plus qu'au premier tour jouent des considérations stratégiques. Dans le cas de la situation du 24 avril, la considération dominante est celle du risque d'un changement de régime pour un régime de type populiste illibéral (cf. Orban, Trump), et de mesures outrangeantes pour les émigrés, les étrangers, les musulmans, les pauvres et précaires, les sans-logis, les sans-papiers, les femmes victimes de violences, les homosexuel(le)s, les trans, contre les services publics, la multiculturalité, le tout accompagné de discours insultant les principes républicains et désinhibant l’expression verbale et physique de la xénophobie et du racisme sous toutes ses formes . La considération qui joue dans l'élimination de Le Pen est que nous ne voulons pas d'un tel régime qui contredit et annule les principes de la République qui réunit encore "gauche " et « droite », en tout cas qui se retourne contre ce que nous aimons dans la (notre) France. Depuis 1940 (Pétain) on n'a pas connu un changement de ce type.
Donc votons contre cette candidate. Or notre système électoral ne connaît pas le "vote négatif » qui consisterait à exprimer explicitement et positivement le rejet d’un candidat. Le rejet, l'élimination ne peut être que la conséquence du vote en faveur de son adversaire. Et c'est là qu'est la difficulté majeure pour un électeur qui a voté au premier tour pour l'un des candidats de gauche, voire pour la candidate LR (en fait je ne sais pas): pour dire non à Le Pen je dois dire oui à Macron. Notons que peu importera à ce dernier que j'aie voté pour lui en me pinçant le nez, d'ailleurs comment saurait-il le nombre réel de ceux qui ont fait comme moi? Rien ne le contraindra à tenir compte des votes de gauche en sa faveur. Ce qui sera clair sera son approbation qui s’en déduira arithmétiquement: oui [pour dire non]. Sans même me référer aux expériences des votes Chirac et Macron 1, aujourd’hui je ne veux pas dire oui. La liste des raisons est aisée à dresser, juste compensée par une tiède approbation pour son orientation pro européenne. Que me reste-t-il à faire, me trouvant devant l'impossibilité d'un vote négatif pour l'une et le refus d'un vote positif pour l'autre, voie obligée pour signifier l'élimination de celle-là? L'abstention.
Après ce long préambule nécessaire pour bien décrire le problème, que répondre à ceux qui disent: tu vas faire élire Le Pen?
Quand nous votons, en général, nous pensons que notre voix a un poids, un impact quand elle est ajoutée à d'autres semblables. D'où réjouissance collective (ou déception collective) selon les résultats. Nous y sommes pour quelque chose. Nous en tirons la conséquence que si nous n'avions pas voté, il aurait manqué quelque chose au résultat, que ma voix pouvait faire, a fait la différence. Cela c'est ce que je pense, c'est une représentation subjective et nécessairement subjective (ce n'est pas un mot péjoratif), elle m'est nécessaire comme citoyen qui pense que cela consiste, entre autres bien des choses, à voter, et à croire qu'ainsi je participe au progrès de mes aspirations politiques et au fonctionnement du système démocratique. Nulle illusion là-dedans. Mais un paradoxe, que certains théoriciens du vote ont appelé « le paradoxe du vote ». Ces théoriciens raisonnent - ce qui n'est pas mon orientation - en termes de gains, dépenses et pertes pour décrire l'acte de voter. Ils montrent qu'un électeur rationnel ne devrait pas voter, car les dépenses qu'il fait pour cela sont supérieures aux gains escomptés d'un vote. Bien entendu on a beaucoup discuté et critiqué ce modèle issu de la fiction de l'homo œconomicus. Peu importe ici car ces mêmes théoriciens constatent que pourtant les hommes votent et je crois que là est la bonne question. Mais le nœud du paradoxe est que la probabilité pour qu'une voix soit déterminante est, sauf dans le cas très improbable où les candidats sont à égalité parfaite et qu’une seule voix fait la différence, le rapport de 1 sur le nombre de suffrages exprimés, par définition inconnu avant 20 heures... Cette très faible probabilité n'apparaît pas à la conscience de l'électeur, qui pense le contraire. S'il pouvait suivre en temps les scores respectifs des candidats son choix aurait un impact mais ce serait à condition d'être multiplié.
On peut tirer de ce paradoxe qu'en cas d'abstention il ne manque de voix à aucun candidat. Et s'il faut rapporter la victoire de l'un à quelque chose, ce ne sont pas aux abstentionnistes, mais à ceux qui ont voté pour lui! S'il y a des personnes à mettre en cause, ce sont eux.
Pourquoi votons-nous si paradoxe il y a? Plein de raisons subjectives. Mais de fait, qu’on le veuille, ou non, une participation est une déclaration d'adhésion au processus démocratique, est une façon de le légitimer et en le légitimant de légitimer les élus. Certains pensent fumeux le développement que je fais sur cette question de la légitimité. Mais elle est très banale parmi les politistes et les commentateurs de la chose électorale. En plaidant pour l'abstention et en visant, si elle était massive, une faible légitimité de l'élu(e), je souligne sa portée radicalement critique. En effet, votant je donne mon consentement à une politique via celui ou celle que j'institue mon représentant. Vieille idée, je n'invente rien. Pourquoi ne pas se servir de ce levier, pour faire changer dans un sens démocratique le système que je juge si mal en point, dont les élections ne sont qu'un aspect? À force de dire que la courbe des abstentions révèle un malaise dans la démocratie, on finira peut-être à travailler sérieusement à re-démocratiser la démocratie. Qui sait? Surtout pourquoi ne pas utiliser le levier de l’abstention où, comme pour le 24 avril, le oui sera un faux oui pour moi, mais pas pour l’élu, pour sa légitimité.
Une dernière chose. J'ai conscience que ce développement pêche par abstraction. Car, avant une consultation et le jour même, les choses ne se passent pas ainsi: interviennent d'autres critères de jugement qui sont très importants, un mélange de raisons et d'affects, la façon dont chacun sent, évalue la conjoncture, ses espoirs et ses craintes. C'est pourquoi il est si important d'en parler, d'en discuter, d'en débattre y compris rudement entre citoyens. Confronter ses impressions avec celles des autres: est-ce que j'ai raison de ne pas m'inquiéter du score possible de Le Pen? Pourquoi penses-tu que le danger est grand? Etc. Certains des amis et des proches qui m'ont lu m'ont dit que mon présupposé était optimiste, croyant au fond qu'elle ne sera pas élue. Ils ont raison et je n'ai pas plus raisons d'être optimiste qu'ils en ont d'être pessimistes. Alors c’est le désir de ne rien avoir à se reprocher, malgré ce que nous enseigne le « paradoxe du vote », si la candidate RN gagnait, qui joue en dernière analyse. À quoi je pense qu'il n'y a rien à répondre.