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Billet de blog 20 novembre 2024

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Actualité et inactualité du Pop Art

A propos de l’exposition POP FOREVER Tom Wesselmann &…,

Philippe EON, Philosophe

La Fondation Louis Vuitton présente jusqu’au 24 février 2025 l’exposition Pop Forever, Tom Wesselmann, &... Le titre de l’exposition fait manifestement référence à la postérité du Pop Art pour des artistes contemporains comme Jeff Koons, Mickalene Thomas, Derrick Adams, Do Ho Suh ou Njideka Akunyili Crosby dont le public peut découvrir les œuvres après avoir parcouru les salles consacrées aux initiateurs et initiatrices des années 60, principalement Wesselmann mais aussi ses illustres contemporains et contemporaines : Axell, Lichtenstein, Oldenburg, Rauschenberg, Warhol, Rosenquist, Hendricks, Johns, Kusana, Strider. 

Le Pop Art est un moment important de l’histoire de l’art moderne parce qu’il inscrit dans les œuvres le quotidien de la consommation. La rupture avec l’expressionnisme abstrait américain (Newman, Rothko, Pollock &…) qui dominait l’après-guerre constitue à cet égard un fait majeur dans l’histoire de l’art récente. Cette rupture peut même servir de référence privilégiée à une réflexion qui se focaliserait sur les mutations des pratiques artistiques. Comment se peut-il qu’en si peu de temps le monde de l’art, qui plus est dans un même environnement culturel, ait vu surgir à côté des toiles de l’expressionnisme abstrait des œuvres qui faisaient le choix de célébrer la bouteille de coca ou des boîtes de soupe. Autant les toiles de l’expressionnisme abstrait tiraient leur force esthétique de l’essentialité supposée de la peinture qu’elles ramenaient au format, à la couleur, au geste, autant les œuvres du Pop Art ont fait fi de la sanctuarisation de l’art pour absorber, souvent directement par le collage, l’omniprésence des produits de la consommation quotidienne. 

A propos de la dernière rétrospective Rothko, proposée par la même Fondation Vuitton en 2023-2024, les médias ont fait circuler le cliché « peinture hypnotique ». Il s’agissait d’un moyen rhétorique commode de rassurer le public : le fait qu’il n’y ait pas grand-chose à voir dans une peinture n’empêche certainement pas d’en faire une expérience esthétique. Bien au contraire, mais en l’occurrence, il faut accepter de se dire que cette expérience est « hypnotique ». Elle consiste en effet à abandonner esprit et corps à la pure vibration de la couleur. Elle revient à accorder à l’espace pictural un pouvoir d’aimantation et de suggestion qui appelle le spectateur à s’y laisser aller sans besoin de voir plus. A quelle expérience esthétique faudrait-il inviter le public des œuvres de Tom Wesselmann &… ? On dit souvent que les artistes de la période pop peignaient en réaction au goût dominant qui idéalisait la peinture pour la peinture. Faut-il penser que cette réaction les conduisait à saper toute expérience esthétique possible et à se contenter de renvoyer le spectateur à son expérience nullement esthétique du pot de mayonnaise dans le frigo, du paquet de clopes sur la table ou de la télévision allumée ? Il est bien possible que l’exposition Pop Forever ne suscite pas chez le spectateur l’impression de faire une expérience esthétique évidente (à défaut d’être hypnotique) et ne lui permette pas non plus de répondre clairement à la question que les philosophes américains se posaient à cette époque, le plus souvent pour la désenfler : y a-t-il une expérience esthétique ? En parcourant l’exposition Pop Forever, on mesure en tout cas à quel point les artistes du Pop Art ne réagissaient à leurs prédécesseurs abstraits que pour reprendre à leur compte l’exigence de faire de l’art, en d’autres termes l’exigence de renouveler l’histoire de l’art dans laquelle ils voulaient s’inscrire. Un grand nombre des peintures de Wesselmann revendiquent ainsi une appartenance aux genres de la peinture classique : natures mortes et nus. Comme le rappelle l’exposition, la pratique du collage atteste d’une filiation avec le mouvement dada. Mais surtout et précisément parce qu’ils réagissaient à l’expressionnisme abstrait, les artistes du Pop Art prétendaient bien rivaliser avec les Rothko, Newman ou Pollock sur leur terrain, en affirmant, à travers leur propre usage de la couleur, de l’aplat, de la profondeur et du format, une liberté encore plus grande. Et cela se voit ! 

Le titre de l’exposition Pop Forever rappelle donc au public actuel, si besoin était, que les artistes de cette mouvance ont gagné comme d’autres leur place dans l’histoire de l’art vénérable ou muséale, ce qui sous-entend en quelque sorte « pour toujours ». Il reste que ce « pour toujours » prend un sens particulier dans le cas du Pop Art et que cette signification souligne la singularité du mouvement relativement à toute affirmation de l’autonomie de l’art. Le spectateur peut s’en faire une idée explicite dans l’œuvre de Tom Wesselmann, Still Life #28, datant de 1963. L’écran de télévision inséré dans le collage diffuse en effet un programme qui peut ne pas être de l’époque et qui inscrit dans l’œuvre une temporalité extérieurs au cadre de l’histoire de l’art. Au moment, où j’ai visité l’exposition, j’ai pu voir dans Still Life #28 une émission politique qui passait à ce moment-là sur une chaîne d’information française. Certes, cet élément dynamique du collage reste en noir et blanc. Il conserve un aspect en apparence daté, la couleur étant réservée à d’autres images figées dans la composition.  La télé affiche néanmoins la connexion de l’œuvre à un présent qui est à la fois celui du réseau matériel de la diffusion et celui du regard porté par le spectateur. Que dire de cette temporalité de l’image ? Rend-elle vraiment « la pop œuvre » éternelle, comme on peut le lire sur le cartel annexé ? En fait, le contraste interne à l’œuvre entre l’image télévisée, renouvelée selon les expositions organisées, et les images définitivement « collées » dit que le « forever de l’art », idéalisé sans doute par son autonomie, donne plutôt l’occasion de voir combien et comment tout le reste change. La force d’un grand nombre de pièces de cette exposition est d’amener le spectateur à les regarder selon la temporalité qui les a excédées, de 1963 à 2024, et qu’elles ne pouvaient justement pas parvenir à montrer. 

La rupture du Pop Art avec l’expressionnisme abstrait ne s’est pas seulement affirmée comme un retour à la figuration ni comme le choix d’une prétendue nouvelle figuration – comme si l’art devait toujours finir par revenir à une fonction mimétique première, « représenter la nature », « représenter la société », « représenter la psychè », « représenter l’atmosphère » en dépit de l’époque. Que représentent en effet le pot de mayonnaise, la bouteille de bière, le paquet de pain de mie, le téléphone, la radio, le paquet de cigarettes, les personnages de bandes dessinées, l’énorme entrecôte, l’orange ? Ce sont des produits triviaux de la consommation quotidienne. Qu’ils soient identifiés par l’image que leur assigne l’espace publicitaire facilite d’ailleurs et justifie leur intégration dans les collages artistiques. Mais, comme on l’a dit bien souvent, ces marchandises banales sont aussi les signes du rêve américain et plus généralement d’un mode de vie qui garantit leur accessibilité, dans l’intimité du chez-soi. Il n’y a pas de raison de ne pas avoir de mayonnaise pour son sandwich, pas de raison de ne pas fumer quand on en a envie, pas de raison de se passer d’un verre au moment de l’apéritif. Souvenons-nous des moments de panique au moment du COVID : peur de manquer du papier toilette dont la disponibilité doit pourtant aller de soi, ce papier toilette que Wesselmann transpose « ready-made » dans Bathtub Collage #1. Toutes ces œuvres signifient la consommation à portée de geste, dans la proximité de nos produits fétiches, ou simplement reconnaissables à leur design. Or ce quotidien est encore notre quotidien. Il est d’ailleurs resté notre quotidien au point que l’art qui le montre semble pouvoir être forever. Loin de contribuer à une célébration de l’art éternel, ce forever est toutefois ici le meilleur moyen de charger le regard d’une temporalité que l’art n’a pas pu retenir en lui. Contrairement à Still Life #28 de Wesselmann qui, par le biais de la télé, effectue régulièrement une mise à jour de l’image, les autres tableaux conservent une actualité parce que leurs images n’ont pas changé. Ces œuvres sont de cette manière soumises à l’actualisation qui révèle ce qu’elles n’avaient nullement l’intention de figurer à l’époque. 

En 2024, on peut schématiquement ramener à deux éléments ce que la figuration du Pop Art a en quelque sorte « manqué ». Tout d’abord un monde de communication qui n’a plus rien à voir avec la radio, la télé, ou le téléphone présents de manière stylisée dans ces œuvres. Pas de « Pop smartphone » ni de « Pop réseaux sociaux » dans les œuvres de cette époque. Mais surtout pas d’externalités négatives, pas de crise écologique, pas de temporalité climatique. Les pièces exposées font délibérément l’impasse sur les conditions et sur les impacts de la production industrielle, sans laquelle notre consommation ne pourrait pas être aussi colorée ni aussi sweet. C’est en tout cas ce que l’on peut voir maintenant dans cet art forever. On peut en tirer un motif de réflexion sur le monde de l’art et sur le rôle que l’art peut espérer jouer aujourd’hui relativement aux impasses écologiques dans lesquelles nous nous enfonçons quotidiennement. Sur ce point, l’art, du moins la peinture, n’est-il pas le plus en phase avec notre époque lorsqu’au lieu de représenter l’emballage de soupe ou le pot de ketchup, il est désormais le support sur lequel des militants écologistes viennent projeter de la soupe ou de la sauce tomate ? Quoi qu’il en soit, on peut voir encore aujourd’hui comment certaines pièces de l’exposition Pop Forever mettent en scène leur propre déconnexion sociale et environnementale. Que ces pièces n’aient pas « voulu » et encore moins anticipé ce qui s’avère être aujourd’hui la forme de leur postérité, ne les rend pas moins puissantes pour le spectateur actuel.  

Le Bathtub Collage #1 de Wesselmann ne contient pas qu’un rouleau de papier toilette ready-made. Comme la quotidienneté de l’aisance le veut, ce rouleau accessible est à proximité de la chasse d’eau et de la lunette des WC, relevée dans le plan du tableau. Pas de cuvette ready-made à la Duchamp, mais pas non plus de branchement au réseau d’assainissement qui permet d’évacuer et de traiter tout ce qui, du régime de consommation facile, n’a pas été digéré. Dans une autre pièce, le confort est signifié par la présence d’un radiateur en fonte, lui aussi ready-made. L’art transforme donc en objet et en élément simplement « collé » ou juxtaposé, ce qui est avant tout une pièce fonctionnelle dans un circuit énergétique – production, diffusion, on peut même ajouter maintenance. Il est également question d’énergie de manière exemplaire et inactuelle dans la très belle pièce de Claes Oldenburg Light Switches – Hard version (1964). Il s’agit de la reproduction démesurée d’un double interrupteur qui se trouvait dans le bungalow de l’artiste. L’intérêt de cette œuvre, souligne-t-on habituellement en reprenant les propos d’Oldenburg, est de déplacer un objet industriel dans le monde de l’art et de révéler cet objet usuel dans une étrangeté due à la taille et au fait qu’il ne fonctionne pas. Mais, à nous, que notre « Way of Life énergétique » enivre et inquiète tout à la fois, Light Switches montre aujourd’hui un interrupteur électrique qui est figé forever du fait qu’il n’est connecté à rien. La pièce d’Oldenburg met en grand, sous les yeux, ce que nous persistons à ne pas vouloir voir. Tant que nous nous obstinons à méconnaître l’organisation technique, économique et politique à laquelle nous connectent tous nos interrupteurs électriques (y compris nos chargeurs de PC et de smartphones), la transition énergétique et écologique sera forever aussi figée que Light Switches d’Oldenburg et que le spectateur qui lui fait face.  

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