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Billet de blog 23 octobre 2022

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Les « signalements d’atteinte à la laïcité » à l’École: questions et mises en garde

La toute récente campagne contre le port de vêtements amples et couvrants nous a permis d’apprendre que le Ministère de l’Éducation Nationale a mis au point un dispositif de « signalement d’atteinte à la laïcité ». Mais qu'est-ce qu'une "atteinte à la laïcité"? Que fait l'École dans cette affaire?

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La toute récente campagne contre le port de vêtements amples et couvrants (abaya pour les jeunes filles et qamis pour les garçons), immédiatement perçus comme les signes d’une offensive de la part de l’islam politique contre la laïcité et, au-delà, la République, nous a permis d’apprendre que le Ministère de l’Éducation Nationale a mis au point un dispositif de « signalement d’atteinte à la laïcité ». Si les personnels de l’enseignement public sont évidemment informés de ce dispositif; ce n’est pas le cas de personnes extérieures au monde de l’éducation nationale qui, en tant que citoyens, ont le devoir de donner leur avis.

Ce dispositif est accompagné d’outils décrits sur le site du Ministère, dont un Vademecum laïcité, des référents académiques etc. Ces outils sont présentés comme des aides apportées à des collègues et des chefs d’établissement qui seraient embarrassés par des paroles et des comportements manifestant une « atteinte à la laïcité ». Ces embarras existent donc malgré ce que la loi de 2004 était censée apporter aux personnels et à une certaine opinion publique, une réponse sans ambiguïté: les signes ostentatoires religieux sont interdits, et en cas de désobéissance, le dialogue doit être engagé pour convaincre les élèves d’obéir à la loi et en cas de refus obstiné l’expulsion doit être prononcée. On comprend les embarras persistants, malgré la loi, car le tumulte autour de la laïcité, né il y a plus de trente ans (!), ne cesse de renaître et de se nourrir d’un énorme non-dit. Qu’entend-on par « atteinte à la laïcité » à l’École?

Le principe de laïcité et sacralité

On a pu montrer que le port du foulard, et il en serait de même avec la kippa, ou une croix, ne contrevient pas au principe de la laïcité. Celui-ci est à l’œuvre dans la loi de 1882 sur l’école laïque et la loi Goblet de 1886 sur le personnel enseignant, avant la fameuse loi de séparation de l’État et de l’Église (il vaudrait milieux dire « de l’État et des cultes »). Que dit-il dans sa radicalité? Il dit quatre choses: a) l’enseignement, l’instruction et l’éducation morale dans l’enseignement public, sont indépendants de quelque confession que ce soit, et ils s’adressent également à tous les élèves, indépendamment des croyances religieuses cultivées en famille; b) la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, est assurée; c la puissance publique doit assurer l’exercice de la liberté de culte pour ceux qui en seraient empêchés; d) l’École et ses personnels affichent une neutralité par rapport à quelque confession religieuse: tant dans l’ordonnancement des bâtiments que dans les opinions exprimées. Le principe de laïcité ne demande pas aux élèves de respecter la même neutralité. Il ne demande pas aux élèves qui entrent dans cette École d’être déjà laïcs, ou « laïcisés », encore moins d’être acquis à la sécularisation des mœurs et des valeurs. L’École peut espérer former, sans contrainte, des esprits qui reconnaîtront la justesse du principe de laïcité. Celui-ci ne demande pas de considérer, comme l’a dit récemment dans un gazouillis la secrétaire d’État Sarah El Haïry l’École comme un « sanctuaire » à la porte duquel les élèves seraient tenus de déposer leurs foulards, leurs tuniques, leurs croyances et leurs mœurs. [ Voir le blog de Claude Lelièvre https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/191013/lecole-un-sanctuaire sur le même propos avancée par le ministre socialiste Vincent Peillon]. Si c’était le cas, il faudrait que l’État reconnaisse que l’École est un lieu sacré où sont préservés la sacro-sainte laïcité, le sacro-saint savoir entre les mains d’un clergé sourcilleux (vers un serment envers la laïcité ?). Il faudrait si l’on voulait être cohérent imposer le port d’un uniforme qui effacerait tout signe religieux et toute différence sociale. Il est vrai que la proposition revient régulièrement. Il est tout aussi vrai que personne n’a sérieusement envisagé de la porter sur la place publique et de la transformer en une loi. Il serait intéressant de se demander pourquoi. Le port d’un uniforme gomme les différences et réprime les désirs de différenciations. Quel que soit le degré de « liberté » avec lequel nous « choisissons »  nos façons de nous habiller, le vêtement est  la marque d’une identité personnelle et/ou collective, qui  changera peut-être avec le temps. C’est pourquoi Montesquieu a bien dit qu’il est tyrannique d’interdire une façon de se vêtir et d’en imposer une qui est décidée par un tiers.

Donc exit la blouse grise. Revenons à la laïcité dans l’enceinte de l’École. Le port du foulard n’est pas contraire à la laïcité, mais à une loi et au Code de l’éducation, qui l’interprètent comme un signe religieux (mais de quoi?) et une manifestation de prosélytisme (en est-on si sûr?). Sur quoi portent les « signalements d’atteinte à la laïcité »? On le voit, maintenant sur des vêtements. Mêmes questions, de quoi sont-ils les signes? Ceux qui ont réponse à cette question, ont inventé la notion, plaquée du droit pénal, de signes religieux « par destination ». Ce qui à l’origine était un vêtement commode pour plein de raisons, est destiné maintenant à affirmer une identité religieuse et à fonctionner comme un appel à rejoindre une communauté (prosélytisme): venez chez nous et vous aurez le droit de porter un beau qamis ou un bel abaya, grande variété de taille, couleur et coupe. Comment savoir quelle est la destination, quelle est l’intention, et derrière, quelle est la stratégie de nuire à la laïcité, et au-delà à la République? 

Atteintes à la laïcité?

Il n’y a pas que des vêtements, il y a aussi des attitudes et des paroles. Il faudrait savoir quelles attitudes et quelles paroles entrent dans la catégorie de faits devant être « signalés » comme portant « atteinte à la laïcité ». Ici il faut avouer qu’on entre sur un terrain très mouvant et qu’il suffit de poser la question pour se rendre compte qu’on est engagé dans une mauvaise et dangereuse entreprise.  D’abord parce qu’il est évident que cette incrimination relève de jugements subjectifs, passionnels. Ensuite parce qu’il est inadmissible de considérer qu’à l’École, lieu où, nous dit-on, se forment le jugement et l’esprit critique, on puisse prendre pour une « atteinte » l’expression d’un désaccord, sinon d’une ignorance ou d’une simple mauvaise compréhension. Ensuite parce qu’accepter cela, revient à faire de la laïcité un absolu indiscutable, inaccessible au questionnement et à la critique, un dogme qui a tous les  caractères d’un dogme religieux (cohérent avec l’idée de l’École-sanctuaire). Enfin parce qu’on contredit manifestement l’une des implications de la laïcité, à savoir la liberté de conscience. Que les élèves soient libres, c'est-à-dire non empêchés a priori par la crainte d’être « signalés », de penser et de dire ce qu’ils pensent ne signifie évidemment pas que les professeurs doivent s’abstenir de répondre, de critiquer. L’École républicaine n’est-elle pas lieu où l’on apprend à argumenter, à donner ses raisons et n’est-il pas vrai que c’est par l’échange dialectique, entre autres, qu’on y arrive? La laïcité, un dogme sacré? Il suffit de rappeler ce qu’écrivait Condorcet, considéré à juste titre, comme le théoricien des fondements de l’École publique pour une République: «  Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. » (« Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, présentés à l’Assemblée nationale au nom du Comité d’instruction publique, les 20 et 21 avril 1792 », in Une éducation pour la démocratie, présentation par Bronislaw Baczko, Garnier Frères, 1982, p. 185).

Signalement et continuum de sécurité 

Mais à côté de ces difficultés il y a quelque chose de troublant dans cette procédure de signalement. Certes, il est bien dit que faire un signalement est une démarche volontaire, selon les embarras ressentis par les personnels. Il n’empêche que cette procédure est, qu’on le veuille ou non, une pratique de surveillance des élèves musulmans. Il leur suffit de savoir qu’elle existe pour que certains aient envie de protester contre, en la provoquant par la multiplication de gestes et propos dont ils savent l’interprétation qui en sera faite. Il serai étrange que l’École de la République laïque devienne un auxiliaire de la police. Imaginons comment un gouvernement lepéno-zemmourien faisant de la lutte contre les Arabes et les musulmans sa priorité utiliserait un tel dispositif. Plus subtilement qu’en Iran ou en Afghanistan on n’aurait pas besoin de brigades de « répression  du vice (islam) et de promotion de la vertu (laïcité) », parce qu’on passerait son temps à mesurer la longueur des robes, des tuniques et celle des barbes pour les "signaler". Gare aux Sikhs et à leur dastar!!

Que faire?

Il est inévitable que soit posée la question: alors que faire? Je répondrais d’abord de laisser les élèves s’habiller comme ils l’entendent, en commençant par ne pas percevoir l’existence de signes, s’interdire de voir tout de suite des « signes ». L’École laïque est indifférente aux différences et à leurs marques. Elle ne les voit pas. En revanche elle est préoccupée avant toute chose par la façon dont les élèves apprennent, travaillent, elle veille à ce qu’ils puissent jouir de bonnes conditions matérielles pour le faire, à l’École et chez eux. Supposons une jeune fille portant foulard, et bonne élève, manifestant intérêt, engagement, régularité, etc. Qui peut soutenir sérieusement que le « respect de la laïcité » (on a vu qu’il n’est pas impliqué dans ce cas) doit passer devant des considérations pédagogiques qui doivent être la finalité des préoccupations de tous à l’École? Ce serait donner de la laïcité une représentation religieuse.

Enfin que répondre à ceux qui sont persuadés qu’il existe une entreprise de destruction de la République et des ses principes et qu’elle s’attaque à l’École qui en serait le cœur? Il faut répondre que si cela est vrai, il faut que les services de police et la justice continuent de faire, sans doute bien, leur travail. Il ne revient pas à l’École de s’inscrire dans le « continuum de sécurité » cher au ministre de l’intérieur.

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