Ce 11 septembre je suis au croisement de la Carrera 7a et de la avenida Jimenez à Bogota, face au bâtiment du journal El Tiempo. On est en fin d'après-midi, la circulation commence à être dense. Si je me suis arrêté à regarder la façade d'El Tiempo c'est pour comprendre ce que regardaient les nombreux passants immobiles, le nez vers le panneau où s'inscrivent les mots suivants: "Santiago du Chili, suite, urgent, Le Palais de la Moneda a été bombardé par l'aviation, le président Allende résiste à l'intérieur". Depuis plusieurs semaines la presse parlait des rumeurs de coup d'Etat. Mais ces rumeurs étaient contre balancées par le récit qui s'est révélé faux, à savoir que l'armée chilienne était respectueuse, par tradition, de la légalité, de la Constitution, de la République. Et certains de rappeler qu'un général au nom drôle, Pinochet, avait assuré le président élu du soutien de l'armée. Le nombre de spectateurs de la nouvelle augmente, les gens sont tendus, très calmes et soudain du haut de la Jimenez dévale une foule qui grossit et envahit les rues du quartier, en criant des slogans de soutien à l'Unité populaire et en hommage à Allende. A certains signes je pense que ce sont les militants de la jeunesse communiste qui ont organisé cette manifestation. La police toujours prompte à empêcher les rassemblements "sauvages" est discrète. Le lendemain l'expérience chilienne du passage au socialisme est morte. Commence le temps d'une terrible répression, la solidarité avec les Chiliennes et Chiliens s'organise et dans le pays, les "Chicago's Boys", avec le soutien de l'économiste libéral Milton Freidman, admirateur de Pinochet, vont lancer la première grande expérience de néo-libéralisme. Elle fait la démonstration qu'il ne peut s'épanouir que sous l'aile d'un gouvernement répressif, violent, démagogique, de classe, gagnant à lui peu à peu les "classes moyennes" et une fraction des ouvriers des villes et des campagnes.
On sait les horreurs qui ont été commises par l'armée et les carabiniers aux ordres de ce général Pinochet qui n'allait plus faire rire. Il est établi et bien documenté que ce coup d'Etat avait été préparé grâce au soutien de la CIA, après des mois et des mois de campagne de dénigrement contre le gouvernement menée par le patronat, grand, moyen et petit (comme les camionneurs), relayée par l'Eglise catholique et les grands moyens d'information. On savait également les contradictions, parfois violentes, entre le gouvernement et des groupes et partis appelés "gauchistes" qui estimaient que le socialiste Allende et ses alliés démocrates chrétiens et communistes devraient suspendre pour un temps la légalité afin de battre la droite et l'extrême droite qui n'avaient accepté le rapport de force des résultats démocratiques et les premières mesures sociales prises.
Ce coup d'Etat a contraint un certain nombre de personnes de gauche à se demander si la politique d'Union de la gauche en France, basée sur le Programme commun liant PCF, PS et Radicaux de gauche, ne reposait pas sur une minoration des capacités de la droite à réagir avec férocité (outre les menaces de fuite des capitaux en Suisse). Passer au socialisme, antichambre du communisme, esr-ce possible par le vote?
Une toute autre époque.
Aujourd'hui rares sont ceux qui, même dans la gauche radicale, parlent du socialisme et du communisme. La question politique et stratégique posée par le coup d'Etat de 1973 semble enterrée. C'est que l'idée que des réformes sont possibles grâce à un gouvernement et un Président de gauche reste bien enracinée. Et nos problèmes nous posent des défis inédits, peu imaginables en 1973.
Est-ce à dire que le 11 septembre 1973 en est réduit à faire partie de la chronique des défaites des révolutionnaires?
La longue histoire des luttes ouvrières et paysannes, en Europe, en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique est là pour nous rappeler que les possédants ne renoncent jamais à recourir à la violence pour conserver leur domination. Violence directe et indirecte. Mais aujourd'hui la question se pose différemment, puisqu'on peut dire que, mis à part quelques succès électoraux ici ou là, la droite et l'extrême-droite sont en train de gagner leur contre révolution, et cela dans le cadre de la démocratie représentative et avec l'aide de gouvernements néo libéraux. Le 1973 chilien nous rappelle que la violence n'a pas disparu des luttes politiques et sociales: les violences policières, la répression des Zad et des Gilets jaunes, la violence contre les racisés, les ratonnades racistes de l'extrême-droite n'ont pas attendu une victoire de la gauche, elles sont là pour l'empêcher. En ce sens, 1973 est toujours présent sous la forme de cette question: que peut-on, que faut-il opposer à la violence des dominants et des fascistes?