Avant les vacances d'été, des Académies recrutaient en urgence des professeurs par la méthode du "job dating". Récemment on apprend qu'après 30 minutes d'entretien et l'obligation d'une formation de quatre jours, on peut avoir été jugé capable d'enseigner en classes primaires et ailleurs dans certaines disciplines. Que se passe-t-il dans l'École de la République, dans l'École publique, gratuite, obligatoire, laïque? À quoi assistons-nous? À la prise de mesures dictées par l'urgence de placer dans chaque classe à la rentrée un professeur? À la réponse affolée à une situation imprévue? Bref, à un accident de parcours? Ou à des expérimentations d’une mutation profonde de l’École?
On nous permettra de ne pas croire que l'Éducation nationale, et l'État plus largement, n'ont pas pu prévoir ce manque de professeurs. Cette administration a des moyens de prospective pour ce qui est du taux d'encadrement en écoles, collèges et lycées. Les ministres passent, demeurent les services. Mais les ministres sont responsables de ce qui se fait et ne se fait pas, ou tardivement. Nous devrions pouvoir interpeler les ministres qui se sont succédés depuis une vingtaine d'années et leur demander pourquoi nous sommes arrivés à cette situation. Hélas, la vie politique de la Vème République ne comporte pas de lieux et de procédures permettant la reddition des comptes politiques (et financiers) des ministres devant la représentation nationale: en effet Mesdames et Messieurs les ministres ne sont redevables de leur action que devant leur patron, le Président.
On est tenté d'avancer une autre explication: l'Éducation nationale était parfaitement avertie depuis longtemps qu'on connaîtrait un jour une pénurie de professeurs. On a dû penser que lorsque cela arriverait on actionnerait le recrutement de contractuels, d'auxiliaires, comme c'est arrivé dans le passé. On a dû se dire qu'on trouverait facilement de personnes ayant une licence, mais n'ayant pas réussi les concours de recrutement, pour enseigner. Cela a bien marché dans le passé, malgré des salaires bas, des horaires compliquant la vie et la nécessité de dépenser jusqu'à la moitié de son salaire pour aller d'un établissement à un autre. Certes les auxiliaires finissaient par exiger d'être titularisés, ce qui impliquait que l'EN crée budgétairement des postes. Les syndicats ont mis en avant cette double revendication. Mais on voit que cela allait à l'encontre d'une politique qui faisait de la réduction des dépenses publiques l'alpha et l'oméga de sa raison d'être. Et puis est apparu un phénomène qui n'a pas diminué, la défection des candidats au métier d'enseignant. Inutile de revenir sur ce point, dont les causes et les responsabilités sont connues: en réalité la République « modernisée » par le néo-libéralisme, n'aime plus son École, ses professeurs et ses élèves. Trop lourde, trop complexe, trop chère, pas assez flexible et réactive (ou proactive?), pas assez "moderne", minée par le conservatisme et les « privilèges" des professeurs prompts à se mettre en grève (ce qui est moins vrai depuis une quinzaine d’années), qu'est-ce que le néo-libéralisme peut bien faire avec cette vénérable institution? Réponse: la supprimer. Objection: c'est impossible, dangereux vous allez mettre le pays en ébullition, et on a quand même besoin d'apprendre des choses. Réponse: les valeurs de la République, la laïcité comme nouvelle religion feront l'affaire. Quant aux connaissances on les remplacera par la gestion des data et autres informations. Objection: quand même, quelle École voulons-nous à la place de la Vieille? Réponse: nous ferons un système d'éducation à deux vitesses, l'une pour l'excellence, les meilleurs, l'autre pour le reste. Beaucoup de moyens et d'attentions pour la première, juste ce qu'il faut pour la seconde, de toutes façons à moyens constants. Question: vous renoncez à l'École pour tous, creuset de l'unité républicaine, moyen de l'équité, lieu de l'émancipation ... Réponse: je ne comprends pas votre souci. L'unité sera assurée par la "défense des valeurs républicaines " et la laïcité. Question : comment y parviendrez-vous? Réponse: en laissant pourrir la situation, en laissant se délabrer l'édifice, en s'abstenant de refonder l'École en lui donnant les moyens qui soient à la hauteur des défis qu'elle a à surmonter. La destruction est créatrice (Shumpeter): voyez comment nous avons réussi d'introduire en douce la sélection aux études post-bac. On a laissé empirer année après année le scandale du nombre de candidats aux études de psychologie et des métiers du sport (STAPS) que les facultés ne pouvaient pas absorber, on n'a rien fait, bien que les enseignants et les Universités avaient des propositions à faire, et los d'une rentrée la question est devenue une question sensible dans l'opinion qui exigeait une solution. La solution fut Parcours-Sup... qui ne dit pas qu'elle est un moyen indirect de sélectionner les candidats qui doivent par ailleurs, six mois avant le bac, se décider pour des vœux auxquels vont répondre d'obscures et opaques dispositifs électroniques. Bien joué! Nous ferons la même chose avec la Vieille. Alors recruter des personnes qui n'ont pas de compétences reconnues, pas de préparation à l'exercice du métier, fera l'affaire et si ça passe on envisagera de supprimer carrément tout ce fatras de concours et de stage, pour laisser les chefs d'établissements, devenus managers d'équipe, recruter qui leur semblera apte à réaliser des projets qu'on appellera encore, si on veut, pédagogiques — mais le sens des mots importe peu, ce qui compte c'est l'élan, la perspective, la dynamique, le projet — en langue macronienne.
Soyons sérieux et demandons-nous sur quels critères sont recrutés les néo-professeurs, parce qu'il en faudra bien. Il est vraisemblable qu'on tâtonne un peu pour l'instant et que c’est la pratique des job dating qui va engendrer quelques critères, la méthode se découvrant en avançant. Mais, pour gagner du temps, il suffirait de se tourner vers de nouvelles compétences déjà mises en œuvre dans des entreprises où les compétences liées à un métier laissent la place à d'autres compétences déconnectées d’un métier et donc d’un poste stable. Comme c'est l'avenir il ne faut pas s'étonner que déjà il soit proposé d'introduire à l'école, pour les élèves, l'apprentissage de ce qui est appelé "compétences sociales et affectives", ou "compétences communicationnelles". Cette nouveauté est très intéressante à étudier. On peut l'interroger sur bien des points: qui fixe ces compétences, quelles sont-elles, qui les enseigne et comment évalue-t-on l'acquisition des-dites compétences? Lise de ce genre de compétences: sens des relations humaines, solidarité avec le groupe, capacité à être leader, à proposer, à impulser des initiatives, aptitude à résoudre des conflits, capacité à diriger une réunion, gérer les affects, art de la communication verbale, prise de parole, écoute des autres, capacité enfin, si on est leader, de décider et d'imposer ce qui avait été arrêté dès le départ — en bonne méthode de gouvernementalité néo-libérale. Reconnaissons que ces compétences pourraient suffire pour animer des classes, en rendant secondaire l'acquisition de savoirs grâce à tous ces logiciels que des GAFA ont déjà mis au point.
On assiste à la mort de l'École telle que les Lumières et la Révolution en ont dessiné les fins, l'architecture et les méthodes. Pourquoi pas? Ce qui existe mérite de périr disent des sages. Mais alors il faut le dire clairement et soumettre l'acte de décès de la Vieille et l'acte de naissance de la nouvelle école (il faudra chercher un autre mot) à un débat politique, c'est-à-dire populaire et démocratique. Ne serait-ce que pour s'excuser du mépris infligé à toutes celles et tous ceux qui ont préparé, passé et réussi des concours difficiles, par définition, au terme d'études supérieures portant sur des disciplines et d’une préparation au métier d’enseigner. 30’ d’entretien contre 3 ou 4 années d’études supérieures, plus une ou davantage de préparation aux concours de recrutement (CAPES ou Agrégation). Quel aveu de la déconsidération dans laquelle la Vieille École a fini par être tenue par ceux et celles qui nous gouvernent et qui nous donnent des leçons de républicanisme!
On ne défendra pas ici un mythe de l’École républicaine avec roman national célébrant les bons temps des colonies et la mission civilisatrice de la France. Le capital a construit l’école dont il avait besoin. Cependant, prise dans ce qui en rattachait l’esprit et l’idéologie aux Lumières, aux Idéologues et à la Révolution, l’École était aussi la promesse de délivrer à tous les élèves un enseignement rationnel, reposant sur les savoirs, s’appuyant sur des disciplines, et visant à l’exercice du jugement (critique, pléonasme). Elle était aussi la promesse de donner à ceux que l’on dit défavorisés d’acquérir des moyens pour construire, à égalité avec les favorisés, une existence où réaliser ses talents. Elle pouvait être le lieu de la promesse de faire société à l’âge du multiculturalisme, La dégradation de l’École a rendu ces objectifs de plus en plus difficiles à atteindre. Restait les promesses, c’était ce qui animait années après années l’engagement pédagogique des professeurs. Maintenant il faut faire une croix sur ces promesses.