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Billet de blog 1 avril 2025

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Le Peuple instance suprême ? la leçon perdue de la Révolution française

L'exemple des années les plus terribles de la Révolution française est suffisamment connu et discuté pour que l'on doive s'inquiéter de toutes les invocations faites en ce moment au « peuple », fantasmé, au nom duquel tout serait permis aux détenteurs du pouvoir.

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Le Peuple instance suprême ? la leçon perdue de la Révolution française.

L'exemple des années les plus terribles de la Révolution française est suffisamment connu et discuté pour que l'on doive s'inquiéter de toutes les invocations faites en ce moment au "peuple", fantasmé, au nom duquel tout serait permis aux détenteurs du pouvoir. 

1788, l’abbé Sieyès écrit que le Tiers-État, qui n’est « rien », veut devenir « quelque chose » en créant une communauté excluant tous ceux qui ne pouvaient – et ne voulaient – pas en faire partie, en l’occurrence les ordres privilégiés, ces nobles étrangers à la nation française qu’il fallait renvoyer dans leurs forêts de Franconie. Le « peuple » naîtrait du combat.

Deux siècles plus tard, le philosophe Jean-Paul Sartre (paraphrasant l’historien Georges Lefebvre) allait estimer que « le peuple » s’affirme en tant que tel quand il devient un « groupe en fusion » luttant contre l’État et les oppresseurs. Il reconnaissait cependant que la fusion reste fragile, toujours menacée par son succès, puisque « l’effort de chacun pour prendre un fusil devient danger pour l’Autre de rester désarmé ». Il signalait ainsi la difficulté, pour chaque révolution, d’éviter surenchères, exclusions et exécutions, et conseillait de limiter l’usage des violences. Ce que Sieyès n’aurait pas désavoué - tout en se gardant bien d'intervenir dans les années 1792-1794.

Comment contrôler la fusion indispensable à la constitution d’un peuple avant qu’il n’en soit victime lui-même ? Mais quel historien réfléchit à « sortir » de la révolution sans être considéré comme contre-révolutionnaire – ou plus infamant, comme thermidorien ? Il est plus valorisant de penser que l’horizon de toute révolution est l’embrasement de « la Terreur » qui transforme les bourreaux en victimes, vision romanesque et irréaliste.

Cette lecture des faits correspond manifestement à ce que pensent le plus grand nombre des Français, surtout quand ils soutiennent la Révolution : ils sont « le peuple », les autres des « ennemis du peuple », qu’il faut réduire d’une façon ou d’une autre.

Jean-Luc Mélenchon résumait la chose, le 7 octobre 2012, en disant : « La révolution, c’est une stratégie qu’il faut mener, comme nous-mêmes nous en avons une en France [...]. La conquête de l’hégémonie politique a un préalable : il faut tout conflictualiser [...]. Tout doit être interpellé, tout doit être conflictualisé [...]. Comment croyez-vous qu’on transforme un peuple révolté en peuple révolutionnaire ? » En 2021, des manifestants « anti-vax » se présentaient comme des « résistants » et des défenseurs du « peuple » authentique parce qu’ils revendiquaient « la liberté ».

Certes, la loi du 22 prairial an II, 10 juin 1794, envoie les « ennemis du peuple » devant le tribunal révolutionnaire. Bien malin qui pouvait dire qui était exactement du « peuple »... mais qui, concrètement, ignorait comment reconnaître ceux qui pouvaient être rangés dans et hors du « peuple ».

Ainsi, avoir les « cheveux tressés relevés par un peigne » suffisait, le 10 août 1792, pour être vu comme un garde suisse et mis à mort immédiatement. Chacun savait ce qu’il fallait dire ou simplement laisser entendre, pour qu’une personne soit désignée comme « ennemie du peuple » et subisse la stigmatisation, l’emprisonnement, voire la mort. « Aristocrate », « fédéraliste », « robespierriste » devinrent ainsi des accusations mortelles comme le furent, ailleurs et plus tard, « koulak » ou « gauchiste ». Le pire se produit quand une telle politique d’exclusion est laissée à la guise d’individus et de groupes affranchis d’un contrôle politique et juridique.

Cette possibilité offerte au « peuple » de faire justice lui- même rallie les plus extrêmes et élimine les opposants, ou leur fait suffisamment peur pour qu’ils se terrent. À ce premier gain s’ajoute celui qui est obtenu, ensuite, par l’élimination des « juges populaires » disqualifiés par leurs atrocités et leurs excès. Rien de neuf sous le soleil : Machiavel avait déjà donné l’exemple de César Borgia faisant mettre à mort, en 1502, Ramiro de Lorqua qui avait réprimé sur son ordre la population d’Urbino.

Ce genre de calcul a été opéré par Danton d’abord, par le Comité de salut public ensuite, Robespierre et Barère en tête, qui se débarrassent à la fois de leurs adversaires et des sans-culottes, avant que cette stratégie audacieuse se retourne contre eux. Car personne n’était dupe de ces jeux dangereux. Au pire de la répression, des juges surent interpréter la loi du 19 mars 1793, qui condamnait à mort tous les contre-révolutionnaires pris les armes à la main ou porteurs d’une cocarde blanche, en évitant des verdicts sommaires, comme le faisaient les commissions militaires au même moment.

En ne retenant que l’élan censé être constitutif d’un peuple, Sartre, et ses lecteurs, oublient que la « fusion » forge aussi, et surtout, les peuples contre-révolutionnaires, ou pire fascistes, unis par des serments portés à leurs chefs, caudillo, duce, Führer, voire lider maximo ! Difficile d’oublier tous ces « chefs », Washington, Napoléon, Bolívar... acclamés par le « peuple » et portés au pouvoir suprême.

Comment expliquer que démocratie et populisme se nouent pour faire advenir l’homme fort, détenteur d’un charisme exceptionnel ? Dit autrement, la violence soude plus des « masses » que des « peuples » autour de meneurs charismatiques. L’écrivain Elias Canetti voyait, dans son livre célèbre Masse et Puissance, la Révolution comme un des premiers moments de cette « massification » de l’histoire avant les totalitarismes du xxe siècle. Je ne souscrirai pas à l’explication par le « totalitarisme » ni ne poserai la Révolution comme première marche de l’uniformisation du monde. Je ne me résoudrai pas non plus à résumer la politique au conflit ami/ennemi, voire à en provoquer l’existence, en suivant le juriste allemand, rallié au nazisme, Carl Schmitt qui est aujourd’hui populaire pour avoir pensé cette conflictualité. 

Va-t-on buter, avec Michelet, sur les distinctions entre « peuple », « populace », « foule » – voire « barbares » – ou imaginer d’écrire « le peuple/le Peuple » ? Va-t-on, à sa suite, opposer le peuple de "la révolution" à celui de "la contre-révolution", en passant des discours aux affrontements ?

Va-t-on réinventer l'état d'exception, notamment celui qui est toujours appelé " la Terreur", au motif qu'il faut faire front contre les ennemis de l'extérieur et les traîtres de l'intérieur, en récusant les principes élémentaires de la démocratie, à commencer par la séparation des pouvoirs ?

Va-t-on rouvrir les guerres civiles ?

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Pages extraites de Penser les échecs de la Révolution française, Tallandier, 2022.

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