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Billet de blog 1 août 2023

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Attention, un train peut en cacher un autre

Dans L’Obs n°3069 du 27 juillet dernier, Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, a publié un reportage sur le Puy du Fou, qualifié de train fantôme de l’histoire, ce qui n’est pas assuré.

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Attention, un train peut en cacher un autre

Dans L’Obs n°3069 du 27 juillet dernier, Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, a publié un reportage sur le Puy du Fou, parc historique qu’il n’est pas nécessaire de présenter tant il est au cœur de l’actualité. Sous le titre « Puy du Fou, le train fantôme de l’histoire » l’historien a rendu compte de sa visite dans ce « lieu clé où se tient la bataille culturelle menée par la droite réactionnaire », insistant sur le mélange de toc et de trucs, de vrai et de faux, de passéisme et de laser qui est mis en jeu pour faire passer un message rétrograde, présentant une histoire de France étriquée, désespérée, voire mortifère, bref donnant l’impression d’être monté dans un train fantôme circulant dans un circuit manipulateur. Avec la question ultime de savoir s’il sera possible, un jour, de sortir « l’histoire de France de ce train fantôme ».

Je me garderai bien d’entrer dans une discussion sur les goûts et les couleurs, comme j’ai toujours voulu éviter de le faire. En revanche, il m’a paru essentiel de changer la focale qui a été employée par Patrick Boucheron pour juger selon d’autres critères et chercher ailleurs l’explication du fait, inadmissible pour tout historien qui se respecte, que des connaissances erronées puissent avoir un succès aussi considérable, continu et international. Si bien que, comme le disaient les panneaux sur les quais des gares de mon enfance, attention un train peut en cacher un autre, et en l’occurrence, le Puy du Fou n’est sans doute pas le fantôme que l’on peut penser.

Venir et revenir en Vendée

Au XIXe siècle, on visitait la Grèce un Winckelmann à la main, ou l’Italie sur les traces de Goethe ; les XXe-XXIe siècles sont-ils en train de consacrer la Vendée comme lieu de pèlerinage intellectuel, pré carré méthodologique, dans lequel les historiens viennent expérimenter leurs méthodes et vivre le frisson provoqué par la rencontre de l’Histoire et de la Mémoire ?

Sans le savoir, ils imitent les jeunes aristocrates qui, en 1823, venaient méditer sur Charette et Cathelineau, en lisant Les Lettres vendéennes du vicomte Walsh, avant de participer à la croisade des 100 000 fils de Saint Louis contre le mal absolu, la monarchie parlementaire en Espagne. Dans les années 1960, l’historien américain Lawrence Wylie et ses étudiants de Harvard avaient étudié le bourg de Chanzeaux (Maine-et-Loire) haut lieu de la guerre de 1793, avant d’en tirer un livre important. L’historien communiste Claude Mazauric voulut, en 1965 et encore en 1981, intégrer la guerre de Vendée dans « l’histoire de la tradition révolutionnaire de l’Ancien Régime à la société bourgeoise »… sans parler de ceux qui vinrent trouver des exemples de guerre des partisans ou des effets inattendus de la modernisation[1].

Le succès du spectacle du Puy du Fou créé en 1977-1978 par Philippe de Villiers avait été reconnu dès 1984. Dans l’émission d’Antenne 2, intitulée « Vive la Crise », animée par Yves Montand, Philippe de Villiers incarnait le mariage de la tradition et de la modernité, de Charette et du laser, comme Lénine avait assuré que le communisme était « les Soviets et l’électricité ». La Vendée était alors le modèle à suivre pour sortir de « la crise » de l’époque, avant l’actuel « bouleversement climatique » ou crise écologique, en reprenant les critiques que la droite traditionaliste avait développées contre l’industrialisation à tout crin. L’émission fut un grand succès. Libération lui consacra une large place, dont un article de Jean-Claude Guillebaud sobrement intitulé : « L’énarque, la Vendée et l’ordinateur ». Pour le jeune étudiant journaliste Emmanuel Laurentin l’émission avait utilisé « toute la grammaire télévisuelle » de l’époque[2].

Deux ans plus tard, la thèse de Reynald Sécher dénonçant le « génocide franco-français » en 1793 fit les choux gras du Canard enchaîné et de l’émission Apostrophes, proposition que François Furet réfutait avec quelques autres[3]. Au moment du bicentenaire de la Révolution et de la guerre de 1793, la Vendée crevait les écrans avec en invités vedettes Valéry Giscard d’Estaing et Alexandre Soljenitsyne - le pape Jean-Paul II se contentait de venir à une vingtaine de kilomètres du parc - tandis que des journalistes, allemand pour Der Spiegel, anglais pour le Guardian, venaient glaner la parole des indigènes.

La Vendée retrouvait la dimension internationale qu’elle avait eue dès l’automne 1793, avant d’être le modèle de la contre-révolution rurale et catholique du monde entier au XIXe siècle. Elle avait inspiré l’internationale blanche des complots carlistes et miguelistes, les zouaves pontificaux français ou canadiens, sans oublier les confédérés de la guerre de Sécession aux Etats-Unis...[4] En 1989, le défilé de Goude sur les Champs Élysées avait exalté le multiculturalisme en évitant les sujets qui fâchent, à commencer par les massacres de 1792, tandis que la commémoration de la bataille de Valmy avait été réservée à des happy few.  

En 1985, à la question « le blanc est-il encore une couleur ? », je répondais déjà que la Vendée venait de remporter, à titre posthume, sa victoire sur le souvenir de la Révolution[5]. En 1989 le président de la Fédération de l’Action Laïque (FAL), Jean-Pierre Papon, président du Comité Liberté Egalité Fraternité (CLEF) de Loire-Atlantique évoquait les « martyrs innocents » des camps bleu et blanc, appelant à dépasser les « querelles… désuètes, obsolètes, caduques »[6]. Le 14 juillet 1993, Jacques Auxiette, maire socialiste de La Roche-sur-Yon, inaugura un monument dédié à la réconciliation de la Vendée et de la République. Avec la fédération du Parti socialiste de Vendée, il avait condamné auparavant les « colonnes infernales ». Le 23 septembre 1994, Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, présida une cérémonie en mémoire de la bataille qui avait eu lieu le 29 juin 1793 dans la ville, entraînant la mort de 8 000 à 9 000 morts parmi les Vendéens emprisonnés. De son côté, l’évêque d’Angers, Mgr Orchampt, avait proposé dès le 26 février 1984 que le Champ-des-Martyrs soit désormais appelé le Champ-du-Martyre pour faire oublier les divisions autour de la mémoire de la guerre de Vendée. Ajoutons, symboliquement, le ralliement, provisoire, de l’écrivain libertaire Michel Ragon au Puy du Fou fondé sur le rejet de l’Etat révolutionnaire[7].

Ce fut en 1994, que Michel Vovelle, mon prédécesseur à la direction de l’Institut d’Histoire de la Révolution française à l’université de Paris 1, visita le Puy du Fou. Il le qualifia de « passéoscope » dans un long article du Monde diplomatique[8]. Pour lui la combinaison du passé « magique » et de la « pulsion identitaire » n’était pas compensée par le « professionnalisme » des acteurs et il s’étonnait du « paradoxe [représenté par] l’extraordinaire succès de cette histoire désespérante ». Il se demandait déjà « à quand un Puy du Fou républicain ? ».

Trois ans plus tard, François Lebrun, professeur à l’université de Rennes, contestait que l’on puisse dire que le Puy du Fou était « réactionnaire ». Il insistait sur « l’énergie » des habitants engagés dans une aventure collective et surtout estimait qu’à cette date, une page était en train de se tourner sous l’effet des mutations techniques, du succès commercial et de la trajectoire de Philippe de Villiers. L’analyse rejoignait les conclusions du livre écrit par Charles Suaud, sociologue à l’Université de Nantes, et par moi-même, Le Puy du Fou en Vendée, L'Histoire mise en scène de la mémoire, paru en 1996[9]. La publication, discrète, aux éditions de L’Harmattan, nous valut des déboires. Nous fûmes accusés d’avoir mis en cause l’originalité et la ferveur de l’entreprise puyfolaise, notamment en l’inscrivant dans la longue tradition des fêtes commémoratives militantes, surtout en estimant que la transformation du spectacle, portée par une association, en un parc historique, requérant l’embauche de salariés, allait en changer le sens. Les critiques contre le Puy du Fou n’ont jamais disparu. Au XXe siècle, elles étaient portées par des militants de gauche, comme Marc Thébault dénonçant, avec l’humour de l’époque, les falsifications historiques de la gauche et de la droite (« Bara portait des slips bleu, blanc, rouge ») et réclamant que les manuels scolaires soient corrigés[10]. Au XXIe siècle, elle continue avec les journalistes du Sans-Culotte 85, mais vient aussi de la droite avec le livre de Christine Chamart, Puy du fou : La grande trahison[11]. C’est à cette fabrication compliquée d’une mémoire collective que s’est ajouté le récent Le Puy du Faux - Enquête sur un parc qui déforme l'histoire écrit par quatre historiens[12]. On peut s’étonner que la République, établie depuis 1871-1880 – nonobstant les années de l’Etat français - n’ait pas réussi à créer un « contre » Puy du Fou républicain et révolutionnaire. Comme personne n’interdit à la gauche de faire un spectacle sur la guerre de Vendée, au lieu d’accabler l’initiative de Philippe de Villiers, il est plus avisé de comprendre ce qui s’est vraiment passé pendant la Révolution[13].  

Attention, une guerre civile est toujours double

La guerre de Vendée empoisonne durablement la mémoire de l’histoire de France parce que les historiens de gauche et de droite, pour des raisons différentes, refusent de voir qu’elle est née de la guerre intestine entre révolutionnaires parisiens, Girondins contre Montagnards en mars 1793 et qu’elle s’est perdue dans des massacres inutiles et inefficaces commis par les sans-culottes et par des représentants en mission au gré des divisions au sein des Comités de Salut public et de Sûreté générale, où siégeaient notamment Barère, Robespierre et Carnot. En janvier 1794, l’envoi de colonnes incendiaires, les fameuses « colonnes infernales », par le général Turreau fut soutenu par Carnot avant que l’échec soit constaté et qu’une nouvelle politique soit prise dès avril. Ce qu’atteste l’abandon de la qualification de « brigands de la Vendée » pour parler de « frères égarés ». Dire ainsi les choses n’excuse rien, ni personne. On s’accorde aujourd’hui à dire que 200 000 personnes moururent pendant toutes les années de guerre dans la région Vendée. En mars 1793, les révoltes, qui auraient dû être réduites en quelques semaines (avec la violence ordinaire aux armées royales quand elles réprimèrent les « bonnets rouges » bretons en 1675) furent transformées en « guerre » pour permettre aux Montagnards d’éliminer les Girondins. De septembre à décembre 1793, les sans-culottes, appuyés un temps par Robespierre, laissent les Vendéens battre les troupes montagnardes pour envoyer leurs généraux en prison ou à la guillotine, avant de mener une campagne désordonnée et effroyable. Quand les généraux Kléber et Marceau réussissent à contenir la Vendée en décembre 1793, ils sont impuissants devant les conspirations qui se nouent entre les révolutionnaires, qui les marginalisent.Les amateurs du Danton de Wajda se sont sûrement demandé qui pouvait bien être ce Philippeaux déchiffrant avec des lunettes cassées un vieux livre pendant qu’il attend avec Danton et ses amis d’être jugé et exécuté. Ce Conventionnel avait été envoyé en Vendée, où il avait appliqué la loi sans faiblesse, tout en dénonçant âprement les officiers sans-culottes devenus généraux en trois jours, incapables de diriger leurs troupes qui commettaient des atrocités inutiles. C’est, brièvement résumé, ce que j’écris depuis près de quarante ans rendant difficile de faire entrer « la guerre de Vendée » dans la lutte entre le Bien et le Mal cadre dans lequel on veut toujours l’inscrire, à droite comme à gauche, en changeant les perspectives[14]. Je ne néglige ni l’héroïsme ni le sacrifice, encore moins les hécatombes et les trahisons. Je ne reviens pas sur le débat faussé à propos du « génocide vendéen » et j’ai relevé sans dédain les innombrables et continuelles légendes, falsifications, manœuvres désespérantes qui ont tissé l’épaisse trame des ouvrages consacrés à la guerre de Vendée, soit autant d’images popularisées par les peintres, les sculpteurs, les cinéastes... Il suffit de penser à l’invention (le mot est approprié) du jeune Bara par Robespierre et Barère en janvier 1794, ce qui leur permit de contrer l’offensive déchristianisatrice des sans-culottes, pour éprouver le vertige qui s’ouvre à chaque pas de cette histoire terrible[15].

Disons-le autrement, pour traquer le faux, il faut se lever tôt. Car, au moins depuis Balzac, la Vendée a été un lieu d'expérimentation de l'imaginaire national. Sur ce point, on peut faire confiance à Victor Hugo, grand inventeur devant l’éternel, qui parle de Vendée en situant son roman Quatrevingt-treize à Fougères, en Bretagne donc, et qui écrit : « L’histoire a sa vérité, la légende a la sienne… La Vendée ne peut être complètement expliquée que si la légende complète l’histoire ; il faut l’histoire pour l’ensemble et la légende pour le détail. Disons que la Vendée en vaut la peine. La Vendée est un prodige. »[16]

Vivre autrement ensemble

Je n’imagine pas possible que l’on puisse interdire l’étude de ce livre dans les classes au motif que Victor Hugo trafique l’histoire, la vraie, d’une façon inappropriée. D’autant que les thèses se sont accumulées pour montrer à quel point l’écheveau légendaire autour de la Révolution et de la Vendée est inextricable[17]. Arrêtons là. En remarquant toutefois que le Puy du Fou et la politique volontariste de Philippe de Villiers à la tête du Conseil général de Vendée ont eu pour effet de couvrir la Vendée de zones péri-urbaines industrialisées, de quatre voies et d’autoroutes ignorant les souvenirs laissés par la guerre de Vendée, de réduire le bocage des chemins creux à quelques zones périphériques, enfin de concentrer les nombreux sites mémoriels autour de quelques lieux médiatisés ; ce constat n’ignore pas que la population put rester sur place, accueillir des nouveaux venus, en Vendée comme dans le Choletais où Maurice Ligot pratiqua la même politique d’industrialisation volontariste et tempérée.

J’y vois cependant l’affaiblissement de « l’identité vendéenne » née de la guerre de 1793, identité dont la réalité sociale n’est pas niable. Il n’y eut évidemment jamais de « Vendéens » de toute éternité. Le département nait en 1790 en évoquant un petit fleuve bien ignoré jusque-là. Les révoltés de mars habitaient, au sud de la Loire, une zone hétérogène de plus de cent kilomètres du nord au sud et d’est en ouest, et n’étaient guère différents des Bretons ou des Normands ou encore des habitants de la Mayenne ou de l’ouest de la Sarthe qui luttaient contre la Révolution. Mais en étant désignés, depuis Paris, comme « Vendéens » ils furent impliqués dans cette guerre terrible qui, par contre coup, leur donna d’abord une image durable, aux yeux du monde jusqu’à aujourd’hui, et surtout qui les opposa au reste de la France – comme le furent aussi les Chouans du Finistère, des Côtes du Nord, du Morbihan.

En retour ces populations s’organisèrent, vers la fin du XIXe siècle, en communautés guidées par les nobles, les notables et les curés, pour résister à l’Etat républicain. Le progrès agricole et industriel fut systématiquement introduit pour que les paysans catholiques restent sur place en nombre, alors que les campagnes « républicaines » se dépeuplaient sous l’effet de « l’exode rural » sans que les notables républicains s’en préoccupent[18]. Le résultat cette « région-mémoire » de la Vendée (expression que je dois à Pierre Nora) région rurale la plus peuplée de France jusqu’à aujourd’hui mêlant les activités économiques les plus variées. L’autre résultat fut que, depuis plus d’un siècle, des générations de jeunes gens et jeunes filles purent acquérir dans les associations catholiques des responsabilités qui leur permirent d’être reconnues socialement (les filles moins que les garçons, mais tous plus que leurs homologues « républicains »). Le phénomène fut identique dans le nord du Finistère ou l’ouest des Côtes du Nord sous l’impulsion des élites locales appliquant sans l’avoir lu le précepte développé dans le roman Le Guépard de Lampedusa : tout changer pour que rien ne change[19] !

La Vendée ne peut pas être résumée à l’image d’une région immobile, ressassant un passé mythifié. Il ne faut sûrement pas l’idéaliser, mais il ne faut pas non plus la considérer seulement comme une communauté fusionnelle, échappant à l’histoire. La réussite du Puy du Fou n’est pas due au génie d’un homme ou d’un groupe, elle a été rendue possible par les longues habitudes de conflits politiques, sociaux, religieux, culturels opposant les Bleus et les Blancs. Jusque dans les années 1960-1980, les Bleus étaient encore organisés, militants, convaincus que leur cause avait du sens, avant que les fractures du « bloc communiste » ne ruinent les certitudes et fragilisent les récits consacrés.

Cet exposé est assurément trop long. Il me semble pourtant nécessaire, une fois encore, de rappeler que « la guerre de Vendée » n’est pas une anomalie régionale dans une histoire nationale, voire internationale, mais que cette « guerre » a été un des événements les plus importants de la Révolution, l’un de ces conflits invisibles pour tous ceux qui ne veulent voir que des affrontements entre « révolutionnaires » et « contre-révolutionnaires », entre le Bien et le Mal. Cette « guerre » est l’un de ces « échecs » de la Révolution qu’il ne faut pas contourner parce qu’il n’entre pas dans les catégories politiquement acceptables depuis deux cents ans, et qu’il déplait autant à ceux qui veulent voir les Vendéens comme des paysans soumis à leurs maîtres et hostiles au futur, qu’à ceux qui voient tous les « révolutionnaires » comme des agitateurs sanguinaires[20].

Tant que nous ne nous serons pas débarrassés des œillères dont nous avons héritées, nous ne pourrons pas régler autrement que par des fictions déroutantes les souvenirs contradictoires sur lesquels nous butons. Un exemple très concret nous est donné par le fait que depuis 2009, plus de cent cinquante squelettes exhumés au Mans et identifiés comme ayant été des victimes, surtout « blanches » mais sans doute également « bleues », restent sans sépulture faute de savoir dans quel cimetière et sous quelle plaque commémorative les installer[21]. Allons-nous partager une histoire commune, en reconnaissant nos divergences, avant qu’une histoire globalisante, anesthésiante et délocalisée nous inscrive dans un autre monde ?

Résister aux récits

Il faut prendre au sérieux le Puy du Fou qui n’est pas qu’une manipulation idéologique ou qu’un tour de passe-passe, jouant avec les huttes mérovingiennes, les héroïsations approximatives et les techniques spectaculaires. Dès 1994, l’ouverture du Parcours du Puy du Fou, qui marginalisait un peu la « cinéscénie » originelle qui racontait la « guerre de Vendée », est conçue pour offrir aux visiteurs « une journée de loisirs […] chez nous », dit autrement pour « attirer les touristes »[22]. Le développement économique de la zone qui s’étend au moins à cinquante kilomètres du Puy du Fou est lié, directement et indirectement, au parc.

Les réappropriations politiques, la Vendée étant par exemple vue comme plus « démocratique » que la France révolutionnaire, ne sont pas les éléments les plus importants de ce qui est véhiculé par le Puy du Fou, même si cela participe à toutes les réécritures du « roman national » déjà dénoncées depuis une bonne décennie[23]. Comme l’a vu le jeune historien Thomas Boscher les Vendéens « protégés de l'influence d'une modernité viciée, sont […] les nouveaux insurgents fondant la véritable modernité sur le lien entre liberté et tradition, lien fragilisé par la Révolution française », ce qui renoue avec les positions prises d’emblée par Philippe de Villiers et affichées en 1984. Le modèle fictionnel est, pour T. Boscher, le film Braveheart réalisé par Mel Gibson en 1995[24]. Il s’agit davantage de proposer « un nouveau grand récit historique liant liberté et traditions » non seulement en France mais dans le monde entier, à commencer par l’Espagne, la Chine, les Pays-Bas, l’Angleterre, les Etats-Unis ou la Russie, là où le Puy du Fou s’exporte[25]. Plus qu’une culture « réactionnaire », j’y verrai plutôt les éléments constitutifs des démocraties « illibérales » conjuguant l’autoritarisme et le consumérisme, peut-être dans une proximité avec les courants « libertariens », forme d’Etat qui prolifère actuellement et qui nous menace directement.

J’y vois aussi, et cela m’inquiète encore plus, la lecture à plat de l’histoire mondiale puisque la Vendée est assimilée au Goulag[26], comparée au génocide des Arméniens commis par les Turcs, voire à l’apartheid d’Afrique du Sud, créant là une autre mondialisation de l’histoire de France à partir de la guerre de Vendée. La chose n’est pas neuve, puisque la Vendée avait servi de modèle à nombre de penseurs politiques catholiques et traditionalistes au XIXe siècle, mais la diffusion mondialisée de stéréotypes change la donne, les jeux vidéo en étant un des principaux médias. Pour moi la querelle du « génocide vendéen » participe de la « spectacularisation » de l’Histoire dénoncée en son temps par l’historien Pierre Vidal-Naquet[27]. Comment oublier que le parlement français a été saisi en 2007, en 2013 et en 2018, de propositions déposés par des députés et des sénateurs élus dans tout le pays demandant que l’existence du « génocide vendéen de 1793-1794 » soit inscrite dans la loi ? Que se passera-t-il dans quelques années en France ?  

Surtout, les coïncidences avec les formes actuelles des « grands récits » des fables contemporaines me semblent porter du sens. On comprend bien que Patrick Boucheron ironise sur la porte de sa « hutte mérovingienne ». Ce n’est évidemment que du toc, mais le médiéviste qu’il est, n’est pas devenu le « médiévaliste » qu’il faut être pour suivre les aventures du roi Arthur, le feuilleton de Kaamelott, la série de Games of Thrones et toutes les « reconstitutions historiques » qui drainent les foules et génèrent des flux financiers inouïs ! On retrouve là le succès de la « fantasy » auprès de millions de lecteurs et de lectrices, genre dans lequel un Moyen-Âge très revisité est le décor d’innombrables aventures[28]. La guerre de Vendée elle-même a été requise par un des auteurs français reconnus, Pierre Bordage, reliant la Vendée à Paris par un cheval volant, inspiré par le rite du « cheval-malet » que les révolutionnaires nantais firent abolir au début de la Révolution dans la campagne environnante, avec le mécontentement qu’on imagine [29]!

  Ces figures peuvent paraître bien étranges et même dérisoires. Cependant elles permettent de se projeter, en tant que spectateur, portant éventuellement les costumes – en toc là aussi – des héros, ce qui permet d’effleurer les temps héroïques qui ne sont plus ceux de la vie quotidienne. Dans cette optique la Vendée incarne tout sauf une France étriquée et funèbre mais ouvre un autre univers, une autre « matrice » pour reprendre une thématique coutumière à tous les connaisseurs de storytelling[30] ­– mot que je me garderai bien de traduire. C’est cela qu’il faut prendre en compte, décrypter et expliciter[31].

C’est là-dessus qu’il faut conclure en sachant que la parole publique la plus diffusée n’a jamais été celle des historiens de profession. Ce qui n’empêche pas de discuter inlassablement l’histoire qui se fait sous nos yeux, ce qui oblige à la prudence et à la modestie.

Jean-Clément Martin

1er août 2023

[1] Laurence Wyllie, Chanzeaux village d’Anjou, Paris, Gallimard, 1970. Claude Mazauric, « Retour en Vendée », In Vendée-Chouanneries, J.-C. Martin, dir., Nantes, Reflets du Passé, 1981, p. 135-139. Peter Paret, Internal War and Pacification : the Vendée 1789-1796, Princeton UP, 1961 ; Charles Tilly, La Vendée, Paris, Fayard, 1971.

[2] J.-C. Martin, La Vendée de la Mémoire, 1800-1980, Paris, Perrin, 2019, p. 295. Alain Minc, Michel Albert, Annette Roux étaient également présents sur le plateau.

[3] F. Furet, « « Génocide » ou « répression » ? La guerre des épouvantails », Le Nouvel Observateur, 11-17 juillet 1986, p. 33-34. Comme le firent François Lebrun, Philippe Bossis et moi-même.

[4] J.-C. Martin dir., Dictionnaire de la Contre-Révolution, Paris, Perrin, 2011.

[5] J.-C. Martin, La guerre interminable, Nantes, Reflets du Passé, 1985, p. 63 sq.

[6] Éditorial dans le quatre pages de présentation de la « Fête de la Citoyenneté » tenue à Nantes le 17 juin 1989.

[7] https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/fontenay-le-comte-85200/je-me-sens-profondement-vendeen-quand-l-auteur-michel-ragon-parlait-de-son-lien-avec-la-vendee-6737297.

[8] M. Vovelle, « Un historien au Puy du Fou », Le Monde diplomatique, août 1994, p. 16-17.

[9] F. Lebrun, « Le Puy du Fou est-il réactionnaire ? », L’Histoire, 1997, 11, p. 6-7. Voir Thierry Guidet, « Le Puy du Fou vu par deux universitaires », Ouest-France, 4 mars 1997, p. 6.

[10] Marc Thébault, La légende de la Vendée, Niort, Éditions du Terroir, 1981, p. 234-235. Voir les positions de Louis Ory par exemple, comme celles de l’équipe éditoriale de La Vendée autrement dite, Geste éditions,1993.

[11] Christine Chamart, Puy du Fou: La grande trahison, Paris, Max Milo, 2019.

[12] Florian Besson, Pauline Ducret, Guillaume Lancereau, Mathilde Larrère, Le Puy du Faux. Enquête sur un parc qui déforme l'histoire, Paris, Les Arènes, 2022.

[13] B. Brillaud, youtubeur de Nota Bene, parle de la « très épineuse question de la guerre de Vendée », 13 décembre 2019.

[14] Notamment J.-C. Martin, La guerre de Vendée, 1793-1800, Paris, Seuil, 2014 ; Les Vendéens, Paris, PUF, 2022. Voir Anne Rolland-Boulestreau, Les Colonnes infernales : Violences et guerre civile en Vendée militaire (1794-1795), Paris, Fayard, 2015 et Guerre et paix en Vendée, (1794-1796), Paris, Fayard, 2019.

[15] J.-C. Martin, La Vendée de la Mémoire… op. cit.

[16] Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Garnier, 1963, p. 220.

[17] Sans prétention d’exhaustivité et avec mes excuses pour des oublis involontaires, le colloque Vendée, Chouannerie, Littérature, Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1986 ; Claudie Bernard, Le chouan romanesque, Paris, PUF, 1989 ; Michèle Vanheeghe, Attention, Vendée !... le mythe de la Vendée dans l’imaginaire national français, thèse, Caen, 1996 ; Aude Déruelle et Jean-Marie Roulin, Les Romans de la Révolution, 1790-1912, Paris, A. Colin, 2014 ; J.-M. Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin, Les Fictions de la Révolution, 1789-1912, Rennes, PUR, 2018 ; Paul Kompanietz, Les imaginaires romanesques de la Terreur (1793-1874), thèse, Paris-Diderot 2018, ou les activités du séminaire « Imaginaires de la Révolution française de 1789 à aujourd’hui » menée par l’équipe de l’ancienne université Paris-Diderot (P. Petitier, F. Lotterie, S. Lucet, O. Ritz). Jaroslav Stanovský, La fonction esthétique et l’image de l’histoire : les Guerres de Vendée et de Bretagne dans la littérature du XIX siècle, thèse, Brno, 2020. François Huzar, Les imaginaires cinématographiques de la Révolution française, Thèse de doctorat, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2020. Baptiste Roger-Lacan, Le Blanc et le Noir. Lire et écrire contre la Révolution (1880-1940), Thèse, Université Avignon, 2022.

[18] Je renvoie à mon Les Vendéens de la Garonne, traditions familiales des Vendéens mi­grants, Vauchrétien, Brissac-Quincé, Ed. Yvan Davy, 1989.

[19] Voir l’enquête collective, L’Ouest bouge-t-il, Nantes, Reflets du Passé, 1983.

[20] J.-C. Martin, Penser les échecs de la Révolution française, Paris, Tallandier, 2022.

[21] Voir Ludovic Schmitt, 1793. La débâcle vendéenne. Le Mans, 12-13 décembre 1793. Combats et répressions, Le Mans, SHAM, 2019.

[22] Déjà noté par M. Grassin, Ouest-France, 28 novembre 1991.

[23] Voir William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, Les Historiens de garde, De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Paris, Inculte, 2013.

[24] « https://www.historia.fr/%C3%A0-l%C3%A9cran/vaincre-ou-mourir-ou-charette-le-puyfolais-un-nouveau-vecteur-du-grand-r%C3%A9cit-historique-du »; Thomas Boscher « Vaincre ou mourir ou Charette le Puyfolais. Un nouveau vecteur du grand récit historique du Puy du Fou », Historia, 18 avril 2023. Voir Pierre Serna, « Le clan Villiers nous mène en Charette », L'Humanité.fr, 25 janvier 2023.

[25] Voir la liste dans L’Obs, 27 juillet 2023, p. 15.

[26] Voir l’allocution de Soljenitsyne en 1993 aux Lucs-sur-Boulogne.

[27] Pierre Vidal-Naquet, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Seuil, 1985, p. 510.

[28] William Blanc, Le roi Arthur, un mythe contemporain : de Chrétien de Troyes à "Kaamelott" en passant par les Monty Python, Libertalia, 2016 ; Winter is coming : une brève histoire politique de la fantasy, Libertalia, 2019 ; Anne Besson, W. Blanc et Vincent Ferré, dir., Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire : le médiévalisme, hier et aujourd'hui, Paris, Vendémiaire, coll. « Dictionnaires », 2022.

[29] Pierre Bordage, L’enjomineur, Nantes, L’Atalante, 1972-1974 (3 tomes).

[30] Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer les histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2008.

[31] Comme j’ai pu le faire avec Laurent Turcot à propos des jeux vidéo, Au cœur de la Révolution, les leçons d'histoire d'un jeu vidéo, Paris, Vendémiaire, 2015.

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