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Billet de blog 2 mars 2020

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Que faire de «la Terreur»? Pour se débarrasser de mauvaises habitudes

La Terreur est à la mode. Sans doute a-t-elle été toujours à la mode depuis que Tallien l’a inventée vraiment en août 1794. Mais que peut-on en faire maintenant sans tomber encore et toujours ? Va-t-on arrêter d'être encore pieux ! A propos du livre récent de Ronen Steinberg The Afterlives of the Terror.

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Que faire de « la Terreur » ?

La Terreur est à la mode. Sans doute a-t-elle été toujours à la mode depuis que Tallien l’a inventée vraiment en août 1794 surprenant tous ceux qui en furent accusés alors qu’ils venaient d’exécuter Robespierre « monstre » et « tyran » ce qui leur semblait déjà largement suffisant.

Mais ce que Tallien n’avait pas imaginé, lui qui avait l’art et la manière de se sortir de tous les mauvais pas où il se mettait, était que « sa » Terreur allait être instrumentalisée aussi contre lui, après qu’il eut pris le pouvoir. Bonaparte allait pouvoir faire oublier ses amitiés avec Robespierre jeune en accablant les Idéologues comme des raisonneurs dangereux, rejetant toute la Révolution du côté de l’abstraction meurtrière, image qui allait proliférer.

Hegel allait systématiser tout cela dans sa Phénoménologie de l’Esprit en inscrivant « la Terreur » dans son analyse du parcours de l’Esprit quand celui-ci s’embarque dans un excès de liberté qui crée une négativité irrémédiable. Pour ne citer qu’un seul exemple, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy évoquent « la Terreur » quand ils réfléchissent, après Heidegger et Arendt, sur le « mythe nazi » (Editions de L’Aube, poche, 1991, p. 24).

Ce qui est proprement incroyable est que ces « analyses » ont façonné notre compréhension du passé au point où, imperturbablement, nous butons sur « l’énigme de la Terreur », comme on suce une dent cariée, sans revenir, bêtement, positivement, ringardement, aux « faits » qui existent quand même malgré les « interprétations ».

Il faut dire simplement que « la terreur » ne fut jamais « mise à l’ordre du jour », c’est-à-dire qu’elle ne fut jamais instituée légalement, mais que les Conventionnels se débrouillèrent pour laisser penser qu’elle pouvait être mise en application par des représentants en mission, des généraux, des comités révolutionnaires… au moins jusqu’en décembre 1793 quand ils suspendirent toute initiative non contrôlée par eux, avant qu’en mars, ils n’envoient les meneurs sans-culottes à la guillotine.

Les Conventionnels, à la quasi-unanimité, dirent à plusieurs reprises en 1794 (avant le 9 Thermidor) qu’ils ne voulaient pas de toute Terreur – ce que Robespierre dit d’une façon ambiguë en février avant de le dire explicitement le 8 Thermidor. Si cette analyse est sans doute dorénavant acceptée par la « communauté des historiens » (si tant est que le mot a du sens) mais sans toutefois que les conséquences de la chose en soient tirées jusque-là où il faut bien aller : abandonner « la Terreur » pour expliquer les dérives de la modernité, les risques de l’enthousiasme ou les dangers inhérents à toute entreprise révolutionnaire. Comprendra-t-on que le recours à la Terreur arrange tout le monde en faisant oublier les réalités politiques qui sont ainsi mises sous le tapis !

Au final les choses sont plus élémentaires : quand les sans-culottes font pression sur les Montagnards pour obtenir une révolution sociale, en contrepartie de leur implication armée notamment contre les contre-révolutionnaires en Vendée, les Conventionnels leur laissent la bride sur le cou en jouant de l’ambiguïté. Ambiguïté abandonnée quand en décembre 1793, la Vendée est bien morte mais que les sans-culottes sont aussi éreintés et incapables de prendre le pouvoir à Paris !

A ce premier jeu politique qui rend compte des premiers mois de 1794 s’ajoute le second jeu, quand au printemps, Robespierre et ses proches parurent en état d’accaparer le contrôle de la Convention, en utilisant une fête prévue le 10 Thermidor. On sait la suite, le 9, Robespierre fut mis en minorité, perdit son emprise sur la garde nationale et le tribunal révolutionnaire et enfin la vie le 10 vers 18 h 30.

Cette réalité est certes triviale mais comme l’aurait dit Maximilien : « Vous vouliez la politique sans la politique ? » C’est cette situation qui a été transformée par Tallien en la qualifiant de Terreur pour se débarrasser de rivaux !

Comment intégrer cette compréhension dans les analyses historiques qui se réfèrent à cette époque ? C’est là l’enjeu de ce compte rendu d’un livre récent.

Quand cesserons-nous d'être pieux ?

JC Martin

Le 2 mars 2020

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Ronen Steinberg, The Afterlives of the Terror. Facing the Legacies of Mass Violence in Postrevolutionary France, Ithaca, Londres, Cornell University Press, 2019, 222 pages.

Placé sous l’invocation de Salman Rushdie, qui rappelle que les actions violentes plongent les individus dans un univers fragmenté, incompréhensible, si bien que les survivants passent ensuite leur vie à essayer de comprendre, ce livre aborde, comme beaucoup d’autres aux Etats-Unis, le passé avec les lunettes du présent le plus immédiat. Je ne conteste pas la phrase célèbre de Benedetto Croce assurant qu’il n’y a d’histoire que contemporaine, mais je crains qu’une lecture trop inspirée du présent réduise le passé aux catégories toutes faites qui nous servent de repères aplatissant « ce qui s’est effectivement passé » à des analogies fades et dénaturant le sens du travail historique.

On aura reconnu la formule de Leopold Ranke pour qui l’histoire était la compréhension des faits dans leur complexité et leur irréductibilité en liaison avec le sens général qu’il fallait en dégager. Le risque est d’amoindrir les intérêts de l’opération historique : l’apprentissage de la diversité des situations et de leurs évolutions ainsi que la réflexion sur notre propre insertion dans le temps au regard de ce que furent les insertions des individus que nous étudions. J’ajouterais volontiers que je redoute qu’à vouloir satisfaire le goût du « présentisme » des acheteurs désirés, tout le monde, auteurs et lecteurs, y perde !

Disons-le immédiatement le livre de Ronen Steinberg ne cède pas à la facilité : son objectif est d’analyser les retombées de « la Terreur » en les appréciant selon les processus actuels appliqués aux symptômes manifestés par les survivants des violences de masse. On ne peut que souscrire à une telle initiative qui propose des outils méthodologiques susceptibles d’améliorer la connaissance du passé, surtout quand celui-ci qui demeure très débattu. La question essentielle est d’assurer que l’investigation s’applique correctement à son objet. Il ne s’agit pas de redouter l’anachronisme : la démarche historienne est par essence et par obligation anachronique. L’enjeu est de ne pas mutiler l’objet étudié pour le faire rentrer coûte que coûte dans le protocole retenu.

Le compte rendu qui suit s’est imposé parce que cet ouvrage, agréable à lire, stimulant, oblige à réfléchir sur un des points sensibles de l’histoire de France : la violence de la Terreur, d’où ce long essai critique destiné à alimenter un débat, d’abord avec l’auteur que je remercie pour sa confiance et avec toute la communauté scientifique au-delà des spécialistes de la Révolution française.

                                                  ***

D’emblée les premières lignes du livre semblent évacuer toute approche proprement historienne. Affirmant que « le Règne de la Terreur » a été un épisode de violence d’Etat durant 18 mois (mars 1793-juillet 1794) pendant lequel des tribunaux ad hoc jugèrent et condamnèrent à mort des suspects de contre-révolution, que les exécutions par guillotine furent un spectacle quotidien firent des dizaines de milliers de victimes, tandis que la mort planait sur la tête de 140 000 émigrés et de centaines de milliers de personnes jetées en prison, le tout premier chapitre crée une ambiance terrifiante, que le second chapitre prolonge avec la question : « imaginez qu’un événement semblable se produise maintenant. »

Malheureusement ce genre d’événement a lieu effectivement autour de nous, fin 2019, sans que l’opinion n’y attache toute l’attention qu’il faudrait, que ce soit en Chine, en Lybie, en Iran…  S’il s’agit d’appliquer les analyses des « post-traumatic stress disorder (PTSD) » les terrains actuels suffisent largement. En outre, le transfert d’outils élaborés fin XXe siècle-début XXIe sur une situation très antérieure exige beaucoup de précautions, à commencer par définir avec soin ladite situation ce qui n’est pas le cas ici. Toute la description de « la Terreur » tient dans une citation d’Edgar Quinet qui, au XIXe siècle, n’y voyait que l’œuvre de l’Eglise et de l’aristocratie. Les réexamens de la Terreur tels qu’ils ont été effectués depuis une quinzaine d’années ne sont pas pris en compte par l’Auteur, qui assure même que j’ai proposé de ne pas parler de la terreur, parce que le mot ne reposerait que sur des actions incohérentes et qu’il a été attribué à titre posthume[1].

Ce court-circuit est d’autant plus ennuyeux que, depuis trente ans, j’ai pris le soin d’établir les désastres liés à la guerre de Vendée, de décrire les effets de la répression en province et à Paris, surtout de montrer que les Conventionnels avaient, avant juillet 1794, refuser à plusieurs reprises que le gouvernement puisse se faire par la terreur, avant que les vainqueurs de Robespierre retournent l’argument pour justifier leur coup d’Etat. Je n’ai jamais entendu nier qu’il y eut des violences d’Etat, même si c’est parce que l’Etat était contesté que ces violences furent facilitées. Si bien que je concluais que l’expression « la Terreur » ne pouvait pas être employée sans comprendre que son simple usage participait de ces manœuvres mais aussi et surtout de la résolution des traumatismes liés aux violences qui avaient eu lieu, ce que ce livre veut justement étudier[2]. Comment dès lors assurer que c’est Tallien qui a introduit la notion de « règne de la terreur », qui a inventé le « terrorisme » (p. 18), sans expliquer les conditions de cette véritable invention qui a eu pour effet de le décharger de toute implication et de transformer Robespierre en bouc émissaire, au-delà de ses responsabilités ?

Que l’Auteur suive le livre de 1989 de Bronislaw Baczko, Terminer la Terreur, pour recourir aux analyses liées à la justice transitionnelle et au trauma est recevable : montrer que « la construction de la Terreur » naît de la crise sémiotique provoqué par le passé violent est légitime. Mais pourquoi gommer toutes les dimensions proprement politiques qui ont créé la situation de trauma, oublier que d’autres situations ont provoqué des traumas (comme la guerre d’Espagne 1807-1808), et avaliser sans discussion l’amalgame entre la violence d’Etat de la Révolution avec les violences des Etats nazi ou soviétique au XXe siècle, (rapprochement qu’on retrouvera plus tard sans plus d’explication) ?

Dans l’enregistrement des mutations des sensibilités devant la violence – y compris les violences naturelles – comme devant les condamnations à mort et le refus de la terreur, il aurait été souhaitable que les propos de Robespierre, en février 1794, sur le lien compliqué entre terreur et vertu, et sur le « despotisme de la liberté » soient clairement expliqués plutôt que brièvement évoqués. Robespierre juge, en effet, sans le dire aussi clairement, que la violence d’Etat ne peut pas être exercée autrement que par des individus investis d’un pouvoir extraordinaire, qui ne peut pas être accordé aux sans-culottes. Dans le même temps, Saint-Just dénonce l’emploi de la terreur parce qu’étant une arme à double tranchant. En aucun cas, la Convention n’admet, dans ces mois de 1794, qu’un régime – ou un système - de Terreur ne s’installe.

A insi, jusqu’en juillet 1794, les positions de Robespierre ont-elles été partagées par la quasi-totalité des Conventionnels, même si quelques-uns, comme Drouet et peut-être Billaud, ont été partisans d’une « terrorisation » des ennemis. S’il y eut des discussions régulières sur la mise en usage de la terreur contre les adversaires, rien ne fut stabilisé. Les sans-culottes la réclamèrent, comme quelques représentants en mission, mais l’absence de lois ou de décrets pris par la Convention crée une indécision telle que Danton demande, le 26 novembre 1793, que l’on mette la terreur à l’ordre du jour ! Cette intervention, rarement citée, casse les traditions historiographiques, mais elle illustre le chassé-croisé très compliqué qui existe entre tous les groupes politiques en rivalité pour contrôler le pays. Contrairement à ce qui est régulièrement admis – et qui sous-tend ce livre – Robespierre n’est pas l’homme fort de la Convention et celle-ci ne dirige pas le pays d’une main de fer.

Même quand, sous l’influence de Billaud-Varenne, le Comité de salut public instaure le « gouvernement révolutionnaire » suspendant toute démocratie, les Conventionnels continuent à refuser d’exercer la terreur, rappelant qu’ils veulent la justice[3]. Ceci ne les empêche pas, qu’en août 1794, les mêmes Conventionnels se rangent du côté de Tallien pour assurer que ce qu’ils avaient vécu – et soutenu, faut-il le redire – était la Terreur, ce qui leur permet de se débarrasser de Robespierre et de leurs participations directes ou indirectes à la répression[4].

Est-ce parce que « la Terreur » ne fut finalement qu’un élément discursif pour Robespierre que l’Auteur conclut que l’usage de la terreur par celui-ci était abstrait et lié à l’instauration d’un futur, alors qu’il estime que l’usage qu’en fait Tallien, après Thermidor donc, est très concret et associé au passé, puisque la Terreur a été une invention des « thermidoriens » (p. 29) ? La démonstration est d’autant plus audacieuse que l’Auteur ne remet pas en cause l’existence d’un « Règne de la Terreur ».

« La Terreur » introduite par Tallien n’est pas seulement une mutation sémiotique, sous l’effet d’une mode, mais elle participe d’un coup d’Etat réalisé par un groupe décidé. Dit autrement, il s’agit d’un événement au sens du mot, puisqu’après ce jour d’août 1794 c’est le cours des choses qui bifurque et la compréhension de ce qui a précédé qui est figée. Si R. Steinberg reconnaît l’évidence du coup de force (p. 31, le calcul politique ne lui paraît pas essentiel au point où  il insiste davantage sur le changement de signification de l’emploi de la terreur du monde politique (par Robespierre) au monde des affects (par Tallien), dimension bien éloignée de l’urgence du moment. La distinction se justifie et mériterait l’attention, si la lecture n’était pas autant a-historique, aussi totalement dépolitisée, en parfaite contradiction avec ce qui se passe effectivement au sein de la Convention.

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Cette analyse, qui reste hors du temps historique, s’attache, avec justesse, à montrer la difficulté de nommer ce qui vient d’arriver, députés et journalistes s’employant à modifier la grammaire et les définitions pour rendre compte d’événements proprement impensables qui ont été au-delà de ce qui était connu. Les nomenclatures baroques de Prudhomme, invérifiables et invraisemblables (il estime à plus de 2 millions de victimes de toutes sortes de 1787 à 1795), témoignent à l’évidence de la sidération devant des violences incompréhensibles, même et surtout pour ceux, comme Prudhomme, qui se sont engagés d’emblée dans le mouvement révolutionnaire. Pour autant, « la Terreur » ne peut pas passer pour la seule responsable de cet état de choses. La prodigieuse invention des mots nouveaux est un des éléments les plus connus et étudiés du processus révolutionnaire aussitôt. De Louis-Sébastien Mercier à La Harpe, en passant par les dictionnaires, comme celui de Snetlage, jusqu’à Brunot au XIXe siècle, « la Révolution » révolutionne le vocabulaire, à commencer par celui des Anglo-américains qui vont exporter des mots comme « patriotes » ou « convention » !

S’il est vrai que personne ne sait comment nommer la violence, sa dénonciation – ou le silence à son sujet – n’est pas explicable uniquement par des réactions psychologiques, mais relève des luttes politiques et participe aux stratégies politiciennes[5]. Jusqu’en juillet 1794, elle a servi à éliminer des adversaires (aristocrates, « modérés », possédants…) et des rivaux (montagnards, sans-culottes) sans que les Conventionnels ne s’en émeuvent ouvertement ; après la mort de Robespierre, elle est désormais identifiée, détaillée et en même temps condamnée et rejetée parce que les hommes du Directoire en profitent éhontément, d’autant qu’ils continuent à étendre la guerre à toute l’Europe, à aggraver la répression sociale et politique et à user de coups de force contre leurs concurrents ! Dit autrement, la définition du mot terreur tient plus du vernis que de la ressource contre le trauma, car nombre de Français impliqués de près ou de loin dans les opérations militaires et répressives dans les mois passés vont eux aussi recourir à « la Terreur » pour se dédouaner de toute responsabilité personnelle, en invoquant, eux aussi, Robespierre, le grand fautif.

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Dans la logique analytique adoptée par l’Auteur, le chapitre deux cherche les responsables et les responsabilités (accountability). Un seul exemple est pris, qui semble s’imposer, celui de Joseph Le Bon, proche de Robespierre, représentant en mission responsable d’un tribunal révolutionnaire, condamné à mort et exécuté le 15 octobre 1795. Au lendemain de Thermidor, il avait été le premier à avoir été dénoncé pour « avoir maintenu la terreur à l’ordre du jour » dès le 5 août 1794, donc trois semaines avant le discours de Tallien. Avec lui, « la Terreur » entre explicitement dans le corpus des lois de la République[6].

A tout le moins, il fallait rappeler cette bizarrerie et l’examiner comme telle pour éviter de la considérer comme une démarche ordinaire, inscrite dans un processus immuable. Car une autre bizarrerie n’est pas relevée par l’Auteur : c’est que la punition des « robespierristes » ou « terroristes » (mots qui naissent plus tard) s’est effectuée dès le 11 Thermidor avec l’envoi à la guillotine de près de 100 personnes, soit la plus importante charrette de condamnés à mort. Ces individus sont connus, ils appartiennent à la sans-culotterie parisienne pour l’essentiel, ils contrôlaient les institutions de la ville et des sections et siégeaient comme jurés sur les bancs du tribunal révolutionnaire (fonction prestigieuse et rémunératrice). Au lieu de s’intéresser à Le Bon, révolutionnaire atypique, pourquoi ne pas s’intéresser à ces gens qui possédaient un réel pouvoir sur Paris et qui étaient proches de Robespierre ? A l’évidence, ils auraient été, comme Robespierre, hostile à « la terreur » et soucieux de maintenir la paix dans Paris, que leurs opposants troublaient en les accusant de vouloir user sans réserve de la guillotine ! Lebon, prêtre défroqué et révolutionnaire exalté, arrageois qui se revendiquait de Robespierre - mais dont ce dernier se méfiait -  est une figure plus conforme à ce qui est imaginé pour incarner le « terroriste ». Deux siècles plus tard, Sartre envisage de consacrer une pièce de théâtre à Le Bon, modèle du révolutionnaire ambigu, qui avait eu « les mains sales »[7].   

Entrer dans la discussion par ce rappel n’est pas un tic d’érudit perdu dans les détails. L’Auteur discute du cas de Le Bon en se fiant aux discussions historiographiques qui ont déjà statué sur la terreur, ses responsables et leurs jugements. Il ajoute ainsi une glose sur ce qui a été glosé sans égard à ce qui s’est passé. Preuve est donnée quand il entend étudier Lebon comme un cas de justice transitionnelle en postulant qu’il s’agit, en 1795, d’une situation inédite, en gommant tout simplement tous les procès (qui ne sont pas différents de celui qui a été mené contre Lebon) qui avaient condamné à mort déjà les Hébertistes et les Dantonistes au printemps 1794. Ces procès étaient-ils autre chose qu’un moyen pour sortir de la violence que les Conventionnels avaient laissé faire et qu’ils faisaient endosser alors à des adversaires fragilisés ? D’autant qu’il suffit de se contenter des clichés, même émanant de Michael Walzer, pour assurer que le procès du roi relève de cette recherche de responsabilités. La connaissance de la complexité du procès et des mécanismes qui l’ont guidé interdit de dire que les « révolutionnaires », globalité totalement dépourvue de signification en l’occurrence, ont voulu que le roi rende des comptes.

Le long détour par la recherche de responsables de crimes depuis la Chine ancienne jusqu’à la cour de Louis XVI ne dit-il pas simplement que la mise en avant de bouc émissaire est indispensable à la clôture de la souffrance ? Le philosophe René Girard, non évoqué, l’avait théorisé dans les années 1970 dans sa recherche de lois psychologiques qui pourraient être le pendant des analyses post-traumatiques proposant le protocole PTSD mis en œuvre ici.

Est-ce bien ce genre de choses qui détermine le procès et l’exécution de Carrier et de quelques-uns des membres de la commission d’Orange fin 1794 ? Pourquoi ne pas mentionner que le représentant en mission Maignet, responsable de cette commission, n’est pas condamné et même réhabilité ? Pourquoi ne pas expliquer pourquoi Tallien, Fouché, Barras ne sont pas poursuivis du tout, ou pourquoi le jeune Jullien, l’espion de Robespierre et l’auteur d’une partie de la répression à Bordeaux, peut sortir de sa prison sans être exécuté ? Pourquoi n’avoir pas mentionné « la terreur blanche », soit les vengeances commises dans toute la vallée du Rhône contre les Jacobins et les sans-culottes en 1794 et 1795, qui fit plus de 2 000 morts ?

Pourquoi oublier que Tallien et ses amis avaient rendu responsables, comptables et coupables, sept autres révolutionnaires avec Robespierre et que les principales figures, Barère et Vadier, échappèrent à toute punition. S’intéresser précisément au cas Le Bon, médiocre protagoniste, tenu à distance par Robespierre, c’est s’engouffrer dans le piège tendu précisément par Tallien et consorts pour dire qu’ils ont arrêté « la Terreur », menée par des prédateurs sexuels, mais qu’eux n’y ont pas pris part et qu’il n’y a rien d’autre à ajouter. Décidément plus qu’un protocole psychologique c’est bien la politique qui explique les règlements de compte de 1795.

                                                           ***

Le volet suivant de ce protocole est l’obligation de rembourser les dols (redress). Pour traiter la question, l’Auteur doit revenir sur les dépossessions des émigrés et de leurs familles, considérés comme « ennemis du peuple ». Mais s’il cite des cas émouvants de veuves dans la détresse, il relève que les lois de dédommagement ne concernent finalement que les parents des fédéralistes, des Girondins ou des suspects exécutés après mars 1793. Sans doute, le procédé de restitution a bien été requis et mis en œuvre, mais il a dépendu, comme dans tous les cas, de décisions politiques séparant les ayant-droit de ceux qui sont exclus de la loi, mais surtout le livre ne dit rien du traumatisme créé jusque dans les années 1820 puisque les familles des émigrés nobles déboutées de tout recours durent attendre le « milliard des émigrés » pour obtenir des dédommagements, situation qui aura créé un fossé dans la société française pendant tout le XIXe siècle. L’Auteur mentionne l’épisode (p. 89), en gommant la dimension politique pour n’en garder que le côté intemporel du processus.

Disons le immédiatement, c’est la critique qu’il faut faire également à l’égard des chapitres qui suivent. Le chapitre 3 est consacré à la mémoire et aux souvenirs (remembrance). Mais pourquoi le commencer par l’évocation de la mort de Mirabeau et la faire suivre par celles de Le Peletier et de Marat pour constituer une liste dépourvue de significations puisque ces célébrations sont antinomiques ? Les véritables célébrations de victimes patriotes ont été les innombrables Te Deum en l’honneur des morts du 14 juillet, cérémonies qui liaient donc les discours religieux et politiques, morts qui n’ont rien à voir avec les « vainqueurs de la Bastille » (confusion faite p. 91), ces derniers s’étant imposés en 1790 comme acteurs essentiels contre les députés de l’Assemblée constituante !

Cette volonté d’identifier des symptômes conduit l’Auteur à opposer à ces cultes mémoriels l’oubli affiché des déchristianisateurs qui proclament que la mort est un sommeil éternel. A tout le moins aurait-il fallu rappeler que le culte des héros et des martyrs se développe à cette époque, et que toute la société en est affectée, notamment les groupes contre-révolutionnaires qui instaurent des cultes en souvenir des personnes massacrées en Vendée dès 1793-1794 ? Les pages consacrées aux mémoires des martyrs de Picpus à Paris, de Lyon ou d’Orange sont particulièrement bienvenues, mais pourquoi avoir fait l’impasse sur la Vendée, région mémoire s’il en est qui connut précisément toutes les phases de silence, de commémorations spontanées et officielles, de polémiques que l’Auteur évoque ensuite brièvement ? En 2019 encore, des terrains contenant des restes des victimes de « la Terreur » continuent d’être des enjeux politiques et mémoriels, du Mans au sud d’Angers, leur évocation aurait apporté de l’eau au moulin de Ronen Steinberg.

L’exhumation des rois à Saint-Denis reste marginale dans cette perspective. Ce souci d’une lecture ample aurait dû aussi inclure le traitement des corps des suppliciés qui ont été, de tout temps mais surtout pendant les XVIe-XVIIIe siècles, requis (c’est-à-dire souvent volés) par les anatomistes pour leurs expériences ou pour les transformer en « écorchés », pratique dans laquelle Fragonard, neveu du peintre, s’illustra. Paradoxalement, le temps de la Révolution amorce le déclin de cette activité ![8] De la même façon, le nombre de spectateurs trempant un mouchoir dans le sang de louis XVI le 21 janvier 1793 ou s’emparant d’une relique ne rend certainement pas compte de l’opinion moyenne à Paris et dans le pays (p. 98). Les imageries s’imposent, ce qui est vrai même s’il convient de prendre des distances, pour faire de l’histoire, avec ce qui hante les esprits.

Les fantômes du passé sont le sujet du cinquième chapitre (Haunting) rappelant, évidemment, les angoisses, les hantises et les cauchemars qui assaillent ceux qui ont échappé à des violences de masse. Mais si l’héritage de la Terreur devait être liquidé, l’Auteur constate qu’il n’en est rien dans les années qui suivent, les rappels des violences obsèdent les mémoires comme l’actualité des rumeurs, mais aussi des spectacles, des romans et des expériences scientifiques. Le tout génère des sensibilités qui structurent toute la société et peuvent provoquer des états de transes chez les personnes les plus fragiles ou les plus marquées par les événements. Il est aisé de suivre l’Auteur dans cette exploration du trauma, à propos de la Révolution, pour autant le rapprochement qui est fait avec la seule expérience de l’Holocauste, ou dit autrement de la Shoah fait problème.

L’attention au traumatisme a été développée au moment et après la première guerre mondiale, suscitant nombre de travaux dont ceux de Freud. Peut-on comme il est écrit que « l’emploi du concept de trauma pour interpréter le passé crée presque toujours l’association avec l’Holocauste », ce qui est « problématique » puisque cela entrainerait « une espèce d’analogie » entre le « génocide moderne » et la Révolution, ce qui met « beaucoup d’historiens mal à l’aise » (deeply uncomfortable) ?

Le glissement du raisonnement est clairement problématique. Jusque-là, « la Terreur » était cantonnée à l’évocation des violences commises pendant les années 1793-1794 sans que la démonstration ne sorte vraiment du cadre parisien, en tout cas la Vendée n’avait pas été citée. Introduire ici un génocide ne peut pas se rattacher à autre chose qu’à la guerre de Vendée, sans que rien dans le texte (p. 122) n’apparaisse en tant que tel. S’il y a bien des raisons de se sentir mal à l’aise est bien de rencontrer pareille allusion subliminale qu’il faut expliciter et mettre à plat avant que de pouvoir répondre. La réponse en revanche est claire : non, le lien entre trauma et holocauste/shoah n’est pas le seul qui existe et non, il n’y eut pas de génocide en Vendée – il n’a pas de raison ici de rouvrir la discussion accessible par ailleurs aisément.

Les lignes discutées ici sont d’autant plus étonnantes qu’elles sont suivies de la constatation de l’évidence que les personnes vivant à la fin du XVIIIe siècle partageaient des habitudes sensibles et émotionnelles héritées d’expériences antérieures collectives. Il est possible donc qu’ils aient déjà été contaminés par des souvenirs de traumas antérieurs. Pour ma part, je proposerai immédiatement le souvenir des guerres de religion dont on voit bien que les échos interprètent toujours les journées révolutionnaires ainsi que le courant lié au sublime, qui dans la fin du siècle irrigue la littérature et le goût du gothique et du roman noir. Si on ajoute la persistance des superstitions dans toutes les campagnes, on comprend aisément qu’il y ait des craintes autour des loups errants, qu’il y ait un succès populaire pour les phantasmagories et les mélodrames, sans parler du galvanisme et du magnétisme animal[9]. C’est dans cette veine que s’inscrivent les discussions sur les spectres, les résurrections et la vie après la mort par décapitation – où s’illustre le célèbre Sömmering -, toutes choses peu rationnelles qui vont être le fond de commerce des romanciers du début du XIXe siècle, à commencer par Balzac. C’est bien ce courant multiforme qui sous-tend l’écriture du Frankenstein de Shelley comme les débats parlementaires sur la peine de mort dans les années 1820-1830. J’approuve sans hésitation toutes ces analyses mais je ne les dissocie pas de la politique suivie par les vainqueurs de Robespierre parce qu’ils n’ont pas voulu cacher le spectacle de la violence et je souligne encore que si les morts continuent de hanter les esprits du XIXe siècle, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont été exécutés, mais bien parce qu’ils sont considérés comme les victimes de « la Terreur » moment que les gouvernants après 1795 ne vont pas cesser d’évoquer pour faire oublier leurs propres conduites et leurs propres errements !

Rien n’obligeait Tallien et ses amis à s’engager avec autant de détermination dans la dénonciation calomniatrice de Robespierre. Rien n’a été épargné pour saisir l’opinion, les « sanguiducs », les guillotines à multiples fenêtres, les peaux tannées, les abominations nantaises… Fin 1794 et début 1795, la campagne médiatique, mot anachronique mais réalité tangible, a secoué tout le pays d’une façon inouïe, personne ne pouvant passer à côté des atrocités imputées à « la Terreur ». Le nouveau régime a multiplié les exemples pour annihiler les consciences et s’imposer politiquement par la terreur qu’il instillait. Sa politique a été l’exact contraire des régimes totalitaires cachant au mieux leurs actes. Le résultat a été de « terroriser » les Français et les Européens en diffusant cette culture mâtinée d’esprit gothique qui a donné la représentation de la Révolution sanguinaire et inexplicable avec laquelle nous avons tous été formés et avec laquelle nous ne cessons toujours pas de nous débattre – y compris avec ces pages !

En conclusion, ce livre a raison de comparer ces traumas, parce qu’ils ont existé, avec les traumas d’autres époques de violence. Indiscutablement, la comparaison des situations historiques est nécessaire et profitable, ne serait-ce que parce qu’elle oblige à des confrontations et à des approfondissements des notions employées. Mais, en revanche, ce livre a tort d’avoir à ce point oublié la réalité du contexte révolutionnaire, donné comme définitif sans aucune réserve sur la documentation utilisée, d’avoir ainsi pris « la Terreur » pour un régime politique, comme celui qui avait pris le Pirée pour un homme, et aussi pour avoir totalement négligé l’objectif de cette instrumentalisation de « la Terreur » par les nouveaux dirigeants du pays. L’invention de la Terreur leur a permis de s’installer, mais le succès de cette invention tient à l’emploi bien compris des dirigeants ultérieurs, à commencer par Bonaparte, par Louis XVIII, par les Républicains de la IIe République que « la Terreur » était un épouvantail pratique pour disqualifier d’avance les réclamations révolutionnaires et qu’il suffisait d’agiter le spectre de Robespierre pour ramener autour d’eux tous ceux qui pouvaient craindre du désordre. S’il y a bien un trauma à étudier en détail, c’est bien celui-là !

[1] Par exemple Michel Biard (dir.), Les politiques de la Terreur 1793-1794, Rennes, Presses Universitaires de Rennes et Paris, SER, 2008.

Voir depuis, M. Biard et Marisa Linton, Terreur ! La Révolution française face à ses démons, Paris, Colin, 2020.

[2] Ceci dès Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006.

[3] Dan Edelstein, The Terror of Natural Right. Republicanism, the Cult of Nature & the French Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 2009.

[4] Voir Jacques Guilhaumou, « La terreur à l’ordre du jour, un parcours en révolution », revolution-francaise.net, 6 janvier 2007 ; Annie Jourdan, « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire (1776-1789) : Etude comparative sur une notion ambiguë », French Historical Studies, 2013, 36, 1, p. 51-81 ; Cesare Vetter « Système de terreur et système de la terreur dans le lexique de la Révolution française », revolution-francaise.net, 23 octobre 2014 ; mon livre, La Terreur, Paris, Perrin, Vérités et Légendes, 2017, p. 31 sq.

[5] Exemple récent, l’oubli des incendies des barrières de l’octroi de Paris au profit de la prise de la Bastille, Momcilo Markovic, Paris brûle ! L’incendie des barrières de l’octroi en juillet 1789, Paris, L’Harmattan, 2019

[6] J.-C. Martin, « La Terreur dans la loi, à propos de la collection Baudouin », Annales historiques de la Révolution française, octobre décembre 2014, 378, p. 97-108.

[7] J.-C. Martin, Les Echos de la Terreur… Paris, Agora, 2019, p. 25 sq, 201-204.

[8] J.-C. Martin, Un détail inutile. Le dossier des peaux tannées, Vendée 1793, Paris, Vendémiaire, 2016.

[9] Je renvoie à la deuxième partie des Echos de la Terreur, op. cit.

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