C’est la question qui se pose à la lecture de l’article, nuancé, d’Edwy Plenel, (« Ah ! ça ira ! » aux JO : la France de l’égalité et du monde », le 1er aout) à propos du Ça Ira, de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de la décapitation de Marie-Antoinette, présentés comme les trois éléments fondamentaux du spectacle d’ouverture des Jeux olympiques du 26 juillet.
Proposer des exemples de la Révolution française se justifie évidemment. Donner trop de sens à une chanson (Ça Ira), reprendre un cliché erroné (l’égalité), enfin employer un fantasme inacceptable (Marie-Antoinette) sont, en revanche, des choix à tout le moins risqués, sinon contre-productifs.
Il ne s’agit ici, ni de désespérer Billancourt, ni de rejoindre les « réacs » et les « fachos », mais de dépoussiérer la mémoire nationale, encombrée de promesses mal tenues et d’espoirs douchés. On ne peut pas laisser croire qu’un coup de baguette magique, qu’une danse sur un pont, suffisent à révolutionner le monde, si on déplore, ensuite, l’augmentation du nombre des déçus de « la démocratie ».
Arrêtons de considérer la Révolution comme le doudou que l’on donne aux enfants apeurés par la nuit qui tombe.
Et revenons aux faits.
Du bon usage des aristocrates
Difficile de voir le Ça ira ! comme une « chanson révolutionnaire ». Elle nait pour célébrer l’union des Français, le 14 juillet 1790, autour du « prudent » La Fayette. C’est contre des versions qui veulent mettre : « Les démocrates à la lanterne.…/Tous les députés on les pendra » qu’apparait la formule : « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira/Les aristocrates à la lanterne/Les aristocrates on les pendra ».
Le Ça Ira devient, après 1792, un « air fédéral et sacré » contre les aristocrates, et demeure un air quasiment officiel jusqu’en 1799. Il reste, en effet, très modéré, à côté de La Marseillaise – avec son fameux « sang impur [qui] abreuve nos sillons » lequel fit débat il y a une quinzaine d’années – ainsi que de La Carmagnole, créée après septembre 1792, se réjouissant de l’échec de « Madame Veto » qui « voulait faire brûler tout Paris » - notons que deux ans plus tard, c’était Robespierre, décapité, qui était chansonné sur cet air....
Leur dénominateur commun est le besoin de l’égalité, immédiate, et l’accusation des « aristocrates » chargés de tous les maux… qui bute sur ce qui s’est effectivement passé.
Il est certain que, le 19 juin 1790, la noblesse a été institutionnellement abolie : plus de titres, ni de distinctions et obligation faite aux citoyens de porter « leur vrai nom de famille ». Comment comprendre alors qu’entre 1792 et 1794, il allait suffire d’être né noble pour être « suspect » voire jeté en prison, ou pire. La macule nobiliaire serait-elle indélébile et infâmante ? Situation d’autant plus bizarre que nombre de révolutionnaires (de Barère à Bonaparte, en passant par Mirabeau, Robespierre et Barras) appartenaient à la petite ou la grande noblesse, sans parler du fameux Cloots, baron allemand, initiateur de la suppression de la noblesse – et la réinvention de la noblesse par Napoléon….
Paradoxalement, toutes les « noblesses » (d’épée, de robe, de cloche...) qui rivalisaient entre elles en 1789 sont ainsi fondues dans le groupe mal défini des « aristocrates », qui peut servir de bouc émissaire, lorsqu’il est urgent de satisfaire la colère du peuple à bon compte.
89 a moins tué la noblesse qu’il ne l’a créée.
De la prudence devant l’égalité
L’abolition des privilèges, pendant la nuit du 4 août, et la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, des 20-26 août suivants, sont bien deux ruptures politiques, sociales, essentielles, dont l’emblème est : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Or cette phrase, si connue, a été le fruit d’un compromis réalisé in extremis entre les députés, pour contrebalancer la proposition de ne retenir comme droits de l’homme et du citoyen que « la sûreté, la liberté et la propriété », et surtout pour rejeter l’affirmation : « le but de toute société est de maintenir l’égalité au milieu de l’inégalité des moyens ». Qui, aujourd’hui, oserait employer ces mots....
En se mettant d’accord sur : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune », l’Assemblée nationale évite de poser la question des inégalités. Rien n’est promis et seul l’état de droit est concerné.
L’avancée politique tient à ce que, involontairement, l’article premier embraie sur un processus qui ne pourra pas être arrêté. Mais, dans l’immédiat, c’est un tour de passe-passe analogue à celui qui avait été déjà réalisé pendant la fameuse nuit du 4 août : les « privilèges » ayant été abolis quand ils étaient honorifiques, maintenus comme propriétés quand ils étaient détenus par les « seigneurs » (nobles et roturiers), exception faite des droits de l’Eglise, les dîmes, supprimés sans compensation.
Cette abolition circonscrite a été la part du feu concédée par les députés pour enrayer les paniques et les révoltes qui parcouraient la France et avaient fait reculer le roi et la Cour. Elle accompagnait la répression, très violente (encore mal connue) des paysans brûlant les châteaux qui avait été opérée par toutes les élites (« patriotes » et nobles réformateurs, main dans la main).
S’ajoute à cela l’évolution discrète du XVIIe et dernier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, du 8 au 26 août. Initialement rédigé : « la propriété étant un droit inviolable et sacré », il devient : « les propriétés étant… » : le pluriel garantit comme propriété les droits « féodaux » que les paysans devaient racheter.
Ce fut en septembre 1791, quand il fallut à nouveau jeter du lest, après la manifestation écrasée dans le sang le 17 juillet précédent, que la formule revint au singulier, rétablissant « le droit inviolable et sacré » de la propriété – ce qui n’est plus guère d’actualité.
Cette mise au point pourra paraître très érudite ; elle n’est ni anecdotique ni superflue, éclairant la ligne politique suivie par les députés de l’Assemblée nationale.
Refus des fantasmes dégradants
Récusons enfin à tout jamais l’emploi invraisemblable, dans un cadre institutionnel, de la Marie-Antoinette décapitée. Dans un cadre privé, peu importe que des amateurs s’amusent des poupées Marie-Antoinette à la tête éjectable qui coûtent quelques dizaines d’euros. En revanche, qu’une cérémonie officielle garnisse les fenêtres d’un bâtiment d’Etat - maculé de rouge - de femmes habillées en rouge portant leur tête, est problématique. Considérer le supplice d’une femme comme un souvenir positif de la Révolution est déjà étonnant, mais devient inacceptable quand on sait que celle-ci avait été la cible de toutes les injures possibles, et des plus obscènes, du reproche d’être « autrichienne », étrangère, avant d’être accusée d’actes incestueux sur son fils au cours d’un procès expéditif.
Disons brutalement que la reine de France pouvait certainement être poursuivie pour ses opinions contre-révolutionnaires, qu’elle devait, même, être condamnée pour trahison avec l’ennemi, ayant renseigné l’empereur d’Autriche, son frère. Mais la misogynie, la dérision et la haine qui l’accablent comme femme, ne sont justifiées ni en 1793 ni en 2024. Elles n’ont pas leur place dans une société attentive au sort des femmes exclues, encore moins dans une fête sportive exaltant la grandeur d’une démocratie.
Si faire de l’histoire a un sens, c’est bien pour éviter de jouer avec des souvenirs pittoresques, mais dégradants.
Et si Renan avait raison – sur un point
C’est là que la fameuse conférence Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? prononcée le 11 mars 1882, devient stimulante avec ces lignes peu citées : « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation [… et] L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. »
Que vivent alors, ensemble, côte-à-côte, dans un aller-et-retour constant, l’histoire spectaculaire et l’histoire scientifique, érudite, animant le débat nécessaire à la sauvegarde de la démocratie.
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Je renvoie à Penser les échecs de la Révolution française, Tallandier, 2022 et La Grande Peur de juillet 1789, Tallandier, 2024.